Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Blog - Page 194

  • Et quand personne (12/17) A sauts et à gambades

    Au cours des vingt années de rédaction des Essais, les traits de l'œuvre se sont dessinés de façon émergente, au fur et à mesure des relectures de son auteur.

    Sans cesse en position d'observateur, de critique de son écrit, Montaigne en a discerné peu à peu, et assumé, les caractères décisifs.

     

    Premier caractère : pas de mise en forme synthétique et cohérente comme pour un essai au sens habituel, qui est avant tout argumentation d'une thèse.

    Le pluriel du titre, Essais, signifie (entre autres choses) que les thèmes s'y juxtaposent, comme dans un catalogue, une liste, un contrerôle (cf 5/17).

    "J'ajoute, mais je ne corrige pas (…) Mon livre est toujours un. Sauf qu'à mesure qu'on se met à le renouveler afin que l'acheteur ne s'en aille les mains du tout vides, je me donne loi (m'autorise) d'y attacher (comme ce n'est qu'une marquèterie mal jointe), quelque emblème supernuméraire.

    Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent point la première forme, mais donnent quelque prix particulier à chacune des suivantes par une petite subtilité ambitieuse."

    (III,9 De la vanité)

     

    Une petite subtilité ambitieuse : au fil des relectures, Montaigne a pour ainsi dire orchestré ses phrases, y ouvrant des connotations comme autant de contrepoints, riches d'harmoniques potentielles pour le lecteur.

    En effet le mot ambitieuse joue ici avec l'étymologie. En latin au sens premier c'est l'idée de faire des détours. Ainsi l'ambitiosus candidat qui bat la campagne à la recherche de ses électeurs.

     

    Le second caractère découle de cette ambition stylistique : pas de feuille de route, d'itinéraire balisé, mais l'allure poétique, quand le chemin se crée en cheminant.

    « Je m'égare, mais plutôt par licence que par mégarde. Mes fantaisies se suivent, mais c'est de loin, et se regardent, mais d'une vue oblique (…)

    Les noms de mes chapitres n'en embrassent pas toujours la matière ; souvent ils la dénotent seulement par quelque marque (…) J'aime l'allure poétique, à sauts et à gambades. (…)

    C'est l'indiligent lecteur qui perd mon sujet, non pas moi ; il se trouvera toujours en un coin quelque mot qui ne laisse pas d'être battant (susceptible d'être ouvert), quoi qu'il soit serré (rangé).

    (III,9 De la vanité)

     

    Je m'égare par licence, à sauts et à gambades : expressions d'une joyeuse liberté créatrice.

    Ce sont elles je crois bien, la liberté et la joie d'écrire, qui provoquent en moi, à la lecture des Essais, ce je ne sais quoi d'euphorisant.

     

  • Et quand personne (11/17) Mais plutôt soldatesque

    « Je ne sais ni plaire, ni réjouir, ni chatouiller : le meilleur conte du monde se sèche entre mes mains et se ternit. Je ne sais parler qu'en bon escient (si je possède mon sujet),

    et suis du tout dénué de cette facilité, que je vois en plusieurs de mes compagnons, d'entretenir les premiers venus et tenir en haleine toute une troupe, ou amuser, sans se lasser, l'oreille d'un prince de toute sorte de propos,

    la matière ne leur faillant jamais, pour cette grâce qu'ils ont de savoir employer la première venue, et l'accommoder à l'humeur et portée de ceux à qui ils ont affaire.

    (Montaigne Essais II,7 De la présomption)

     

    Ce passage étonne un peu au regard du génie stylistique de Montaigne, des mille et une facettes et inventions de sa plume. Mais, dit-il (I,10 Du parler prompt et tardif) je suis moins à l'aise à l'oral qu'à l'écrit (sauf en petit comité avec des amis choisis).

    En outre la situation de rivalité, telle que décrite ici, a tendance à l'inhiber (il déplore ensuite son esprit de l'escalier) : car s'il aime séduire, il ne sait pas frimer.

     

    « Au demeurant, mon langage n'a rien de facile et poli : il est âpre et dédaigneux (sans complaisance), ayant ses dispositions libres et déréglées, et me plaît ainsi, si non par mon jugement, par mon inclination.

    Mais je sens bien que par fois je m'y laisse trop aller, et qu'à force d'éviter l'art et l'affectation, j'y retombe d'autre part. (Subtil, non ?) »

    (II,7 De la présomption)

     

    Bref, en un mot comme en cent :

    « Le parler que j'aime, c'est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu'en la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant délicat et peigné que comme véhément et brusque (…) plutôt difficile qu'ennuyeux, éloigné d'affectation, déréglé, décousu et hardi ; chaque lopin y fasse son corps ;

    non pédantesque (donneur de leçon), non fratesque (prêchi-prêcha), non pleideresque (sentencieux), mais plutôt soldatesque. »

    (I,26 De l'institution des enfants)

     

    Déréglé, décousu, chaque lopin y fasse son corps : Montaigne dit souvent combien l'impatientent introductions, transitions, efforts de construction. Lui, son truc c'est le coq à l'âne, et à chacun d'y chercher son chat.

    Non délicat et peigné, éloigné d'affectation : pas de recherche d'effet, aller au mot le plus juste et direct, simple et naïf. Naïf porte un accent étymologique. Parler naïf, c'est dire les mots comme ils naissent.

    D'où le rapprochement entre l'écrit et l'oral : tel sur le papier qu'en la bouche.

    L'imprégnation de l'oral, plus charnel que l'écrit, donne au style toute sa saveur. Succulent et nerveux, court et serré : tel un expresso revigorant autant que subtil.

    C'est vrai ça. Savourer les Essais : what else ?

     

  • Et quand personne (10/17) Pas où je me cherche

    « Je ne me trouve pas où je me cherche ; et me trouve plus par rencontre (hasard) que par l'inquisition (recherche) de mon jugement.

    J'aurai élancé quelque subtilité en écrivant (…) Je l'ai si bien perdue que je ne sais ce que j'ai voulu dire ; et l'a l'étranger découverte parfois avant moi.

    Si je portais le rasoir partout où cela m'advient, je me déferais tout. La rencontre m'en offrira le jour quelque autre fois plus apparent que celui de midi ; et me fera étonner de mon hésitation. »

    (Montaigne Essais I,10 Du parler prompt ou tardif)

     

    Je ne me trouve pas où je me cherche. La psychanalyse, dit Lacan, ouvre sur un envers du cogito cartésien (je pense donc je suis), que l'on peut formuler je suis où je ne pense pas.

    Tout anachronisme bu, en toute ineptie, je vois dans les Essais, entre autres, l'auto-analyse de Montaigne.

    Mettre en rôle sans ordre et sans propos les chimères qui lui viennent à l'esprit m'évoque le conseil freudien à l'analysant : dire tout ce qui vient, comme le passager d'un train décrirait le paysage au fur et à mesure qu'il défile, pour un voisin assis à contresens.

    La rencontre m'en offrira le jour quelque autre fois plus apparent que celui de midi correspond dans l'analyse au fait de l'interprétation.

    Car contrairement à ce qu'on croit, c'est l'analysant lui-même qui se la donne (l'analyste ne peut que l'aiguiller, lorsqu'il en pressent le chemin : et l'a l'étranger découverte parfois avant moi).

     

    Comme le parcours analytique, le progrès de l'écrit n'est pas linéaire.

    « En mes écrits même, je ne retrouve pas toujours l'air de ma première imagination, je ne sais ce que j'ai voulu dire, et m'échaude souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valait mieux.

    Je ne fais qu'aller et venir : mon jugement ne va pas toujours avant ; il flotte, il vague (…) Je m'entraîne quasi où je penche, comment que ce soit, et m'emporte de mon poids. »

    (II,12 Apologie de Raimond Sebon)

     

    Et il faut compter avec l'oubli et la censure.

    « Mon âme me déplaît de ce qu'elle produit ordinairement ses plus profondes rêveries, plus folles et qui me plaisent mieux, à l'imprévu et lorsque je les cherche moins ; lesquelles s'évanouissent soudain, n'ayant le champ où les attacher ; à cheval, à la table, au lit, mais plus à cheval, où sont mes plus larges entretiens* (…)

    Il m'en advient comme de mes songes ; en songeant je les recommande à ma mémoire (car je songe volontiers que je songe), mais le lendemain je me représente bien leur couleur comme elle était, ou gaie, ou triste, ou étrange ; mais quels ils étaient au reste, plus j'ahane à le trouver, plus je l'enfonce en l'oubliance.»

    (III,5 Sur des vers de Virgile)

     

     

    *À cavalier passionné cheval-divan : voir le récit de son accident (De l'exercitation, Essais II,6).

    Acte manqué, Oedipe, Éros, Thanatos, tout y est.