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Blog - Page 196

  • Et quand personne (6/17) Le symptôme d'un siècle débordé

    « Personne n'est exempt de dire des fadaises. Le malheur est de les dire curieusement (s'appliquer à les dire).

    Cela ne me touche pas. Les miennes m'échappent aussi nonchalamment qu'elles le valent. (…)

    Je parle au papier comme je parle au premier que je rencontre. »

    (Montaigne Essais III,1 De l'utile et de l'honnête)

     

    Oui, je veux bien vous croire, Monsieur des Essais, mais quelque chose me dit que même avec le premier venu vous pesiez bien un peu vos mots, je me trompe?

     

    « Je vois assez ce peu que tout ceci vaut et pèse, et la folie de mon dessein. C'est prou (beaucoup) que mon jugement ne se déferre point (ne perde pas son fer comme un cheval), duquel ce sont ici les essais (…)

    Je ne suis pas obligé à ne dire point de sottises, pourvu que je ne me trompe pas à les connaître. »

    (II,17 De la présomption)

     

    Ça, je vais le noter, ça peut toujours servir.

     

    « Mais il devrait y avoir quelque coercition des lois contre les écrivains ineptes et inutiles, comme il y a contre les vagabonds et fainéants. On bannirait des mains de notre peuple et moi et cent autres. Ce n'est pas moquerie. L'écrivaillerie semble être le symptôme d'un siècle débordé (...)

    Il semble que ce soit la saison des choses vaines quand les dommageables nous pressent. En un temps où le méchamment faire est si commun, de ne faire qu'inutilement il est comme louable. »

    (III,9 De la vanité)

     

    Entre nous heureusement qu'il n'y a pas de telles lois, déjà que les prisons sont pleines. Mais que faire, et même que dire, face au méchamment faire dont l'évidence nous assaille chaque jour ? À la constatation de la méchanceté répond celle de notre impuissance à y porter remède.

    Dans ce siècle malade dont le pire symptôme n'est pas l'accumulation d'écrivailleries mais celle d'horreurs, reste à s'efforcer, dirait Hippocrate, de d'abord ne pas nuire.

     

    Je souscris au découragement de Montaigne, comme à l'humble consolation qu'il se donne, dans les débordements de notre époque qui n'ont pas grand chose à envier à ceux de la sienne.

    Illusion du progrès moral disions-nous la dernière fois …

     

  • Et quand personne (5/17) Je peins le passage

    « Les autres forment l'homme ; je le récite et en représente un particulier bien mal formé, et lequel, si j'avais à façonner de nouveau, je ferais vraiment bien autre qu'il n'est. Mais huy c'est fait.

    Or les traits de ma peinture ne fourvoient point, quoi qu'ils se changent et diversifient. Le monde n'est qu'une branloire pérenne (un mouvement perpétuel de balançoire) (…)

    Je ne puis assurer mon objet. Il va trouble et chancelant, d'une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, comme il est, à l'instant que je m'amuse à lui.

    Je ne peins pas l'être. Je peins le passage : non un passage d'âge en autre, ou, comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute.

    Il faut accommoder mon histoire à l'heure. Je pourrai tantôt changer, non de fortune seulement, mais aussi d'intention. »

    (Montaigne Essais III,2 Du repentir)

     

    Un tel portrait est une sorte de décomposition cinétique de l'image.

    C'est que l'oscillation n'est pas seulement extérieure, mouvement perpétuel du monde. Elle est d'abord en lui. D'où la splendide phrase, celle qui éclaire le mieux à mon sens le titre Essais.

    « Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m'essaierais pas, je me résoudrais ; elle est toujours en apprentissage et en épreuve. » (III,2)

     

    Celui des essais qui est le moyen, ou l'occasion, de tous les autres, l'acte d'écrire, est

    « un contrerôle (un inventaire) de divers et muables accidents et d'imaginations irrésolues et, quand il y échoie (le cas échéant), contraires (contradictoires) ;

    soit que je sois autre moi-même, soit que je saisisse les sujets par autres circonstances et considérations.

    Tant y a que je me contredis bien à l'aventure, mais la vérité je ne la contredis point. » (III,2)

     

    Avec cette dernière phrase, on a la formulation du paradoxe en-soi, de l'essence du paradoxe : la vérité est paradoxale ou elle n'est pas.

    Puisque tout varie, essayer de dire le vrai, d'en faire le contrerôle, c'est nécessairement ne cesser d'en noter la variation.

    Monsieur des Essais comprend que ce qu'il écrit n'est pas la vérité, mais l'énigme de la vérité, toujours posée à neuf, toujours déconcertante, dont le propre est d'être irrésolue.

     

    Il est alors logique de douter de l'amélioration de l'écrit par des corrections. Ainsi que de l'assurance du progrès moral de son auteur. En tout cas son évaluation est chose vaine.

    « Mon entendement ne va pas toujours avant, il va à reculons aussi. Je ne me défie guère moins de mes fantaisies pour être secondes ou tierces que premières, ou présentes que passées.

    Nous nous corrigeons aussi sottement souvent comme nous corrigeons les autres. Mes premières publications furent de l'an 1580. Depuis d'un long trait de temps je me suis envieilli, mais assagi je ne le suis certes pas d'un pouce.

    Moi à cette heure et moi tantôt, sommes bien deux ; mais quand meilleur ? je ne puis dire. »

    (III,9 De la vanité)

     

  • Et quand personne (4/17) C'est un skeletos

    « Je m'étudie plus qu'autre sujet. C'est ma métaphysique, c'est ma physique. »

    (Montaigne Essais III,13 De l'expérience)

     

    Ma métaphysique, ma physique : genre sans me vanter mon nombril est le centre du monde et même de l'univers, soit dit sans mégalomanie.

    Exemple d'un humour pince sans rire fréquent dans les Essais, une discrète ironie pas toujours décelable à la lecture superficielle.

    Car en fait, il l'a dit d'emblée au lecteur (cf 1/17), l'égotisme de Montaigne ne vise pas à une complaisance narcissique, au contraire il s'observe avec la sèche objectivité d'un clinicien.

     

    « Je m'étale entier : c'est un skeletos (un écorché) où, d'une vue, les veines, les muscles, les tendons paraissent, chaque pièce en son siège. »

    (II,6 De l'exercitation)

     

    Métaphore évoquant le célèbre exergue des Confessions de Rousseau Intus et in cute (à l'intérieur et sous la peau).

     

    La plus belle et forte formulation de cet état d'esprit est à mon goût celle-ci :

    « J'ose non seulement parler de moi, mais parler seulement de moi ; je fourvoie quand j'écris d'autre chose et me dérobe à mon sujet.

    Je ne m'aime pas si indiscrètement (sans discernement) et ne suis si attaché et mêlé à moi que je ne me puisse distinguer et considérer à quartier, comme un voisin, comme un arbre. »

    (III,8 De l'art de conférer)

     

    Une volonté d'objectivité qui conjoint le plan physique et le plan moral :

    « Quoi qu'il en soit, veux-je dire, et quelles que soient ces inepties, je n'ai pas délibéré de les cacher, non plus qu'un mien portrait chauve et grisonnant, où le peintre aurait mis non un visage parfait, mais le mien.

    Car aussi ce sont ici mes humeurs et opinions ; je les donne pour ce qui est en ma créance, non pour ce qui est à croire. »

    (I, 26 De l'institution des enfants)

     

    (L'objectivité consiste dans cette dernière phrase à revendiquer la subjectivité de sa parole) (paradoxe constitutif du livre cf 1/17).

     

    Mais j'ai gardé le meilleur pour la fin :

     

    « Je ne puis tenir registre de ma vie par mes actions : fortune les met trop bas ; je le tiens par mes fantaisies. Si ai-je vu un gentilhomme qui ne communiquait sa vie que par les opérations de son ventre (…)

    Ce sont ici, un peu plus civilement, des excréments d'un vieil esprit, dur tantôt, tantôt lâche, et toujours indigeste. »

    (III,9 De la vanité)

     

    Savoureux, non ? (Si j'ose dire).