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Blog - Page 193

  • Et quand personne (15/17) Comme Michel de Montaigne

    « On attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée que à une vie de plus riche étoffe ; chaque homme porte la forme de l'humaine condition.

    Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque particulière et étrangère ; moi, le premier, par mon être universel, comme Michel de Montaigne, non comme grammairien, ou poète, ou jurisconsulte. »

    (Montaigne Essais III,2 Du repentir)

     

    Ce passage bien connu réussit à condenser en deux phrases magistrales non seulement le caractère humaniste des Essais, mais le sens profond de toute démarche humaniste.

    « Le paradoxe du singulier-universel est au cœur de l'humanisme : un être humain vit dans sa subjectivité propre, selon un mode absolument unique de rapport au monde. Or la subjectivité est en même temps le marqueur décisif de l'humanité en lui.

    Ainsi singularité (chaque) et totalité (forme entière) ne sont pas en contradiction mais en interaction. Chaque singularité nourrit la totalité comme celle-ci la nourrit.

    Le premier à écrire, mieux que des mémoires, le livre-même de son être, Montaigne ouvre une voie, comme on réalise une première en alpinisme : oui, un authentique accès à l'universel peut se frayer par les chemins de la subjectivité. »*

     

    Parmi les trois caractères cités, jurisconsulte est logique pour le magistrat qu'il fut.

    Les deux autres sont plus inattendus. Pourquoi pas philosophe, ou simplement essayiste, ça s'imposait, non ? (se dit le lecteur).

    En se désignant comme grammairien et poète Montaigne revendique avant tout son travail de styliste. Plus je le lis plus j'adhère à cette perception.

    Son rapport de créateur à la langue (tel celui du sculpteur avec son matériau) est en effet sa marque essentielle, le cœur de son génie (cf surtout notes 3, 11, 12, 13).

     

    Sur des vers de Virgile (III,5) en est un des meilleurs témoins. Montaigne y commente un extrait de l'Énéide (convoqué en fait pour une autre raison que stylistique), et d'autres poètes latins.

    Ce qui l'amène à formuler sa conception du style, dans ces phrases dont (forcément) il faut peser chaque terme.

    « Le maniement et emploite des beaux esprits donne prix à la langue, non pas en l'innovant tant comme en la remplissant de plus vigoureux et divers services, l'étirant et la ployant.

    Ils n'y apportent point des mots, mais ils enrichissent les leurs, appesantissent et enfoncent leur signification et leur usage, lui apprenant des mouvements inaccoutumés, mais prudemment et ingénieusement. »

     

     

    *Auto-citation empruntée à mon livre déjà cité cf 3/17 (flemme de reformuler sans être sûre d'améliorer). Mais après tout je n'use que du mien, et si je fais le fol, c'est à mes dépens.

     

  • Et quand personne (14/17) De la plume comme des pieds

    La tension constante des Essais, je ne veux pas faire de leçon, mais bon j'en fais quand même un peu (cf 8/17), en implique une autre : admettons que j'assume cette histoire de leçon, mais alors le problème c'est que

    « Tel se conduit bien qui ne conduit pas bien les autres et fait des Essais qui ne saurait faire des effets. »

    (III,9 De la vanité)

     

    « Toute cette fricassée que je barbouille ici n'est qu'un registre des essais de ma vie, qui est, pour l'interne santé, exemplaire assez, à prendre l'instruction à contrepoil. »

    (III,13 De l'expérience)

     

    Je te communique, lecteur, ce que ma vie m'amène à essayer (expérimenter, tenter). Ça te servira à comprendre non tant ce qu'il faut faire, que ce qu'il ne faut pas faire.

    Fishing for compliments ?

    Oui, mais d'une vue oblique (cf 12) : se présenter sans complaisance permet de faire valoir ses qualités qu'il considère comme les plus précieuses, la liberté et la vérité.

     

    « Un jugement roide et hautain et qui juge sainement et sûrement, il use à toutes mains des propres exemples ainsi que de choses étrangères, et témoigne franchement de lui comme de chose tierce.

    Il faut passer par dessus ces règles populaires (communes) de la civilité, en faveur de la vérité et de la liberté.

    J'ose non seulement parler de moi, mais parler seulement de moi ; je fourvoie quand j'écris d'autre chose et me dérobe à mon sujet.

    Je ne m'aime pas si indiscrètement et ne suis si attaché et mêlé à moi que je ne me puisse distinguer et considérer à quartier, comme un voisin, comme un arbre. »

    (III,8 De l'art de conférer)

     

    Le juge qu'il a été (au parlement de Bordeaux) sait mener une instruction objective. Et pour cela doit s'efforcer à d'autant plus de distance qu'en l'affaire « évaluation de ma vie » il est juge et partie.

     

    « Au pis aller, cette difforme liberté de se présenter à deux endroits, et les actions d'une façon, les discours de l'autre, soit loisible à ceux qui disent les choses ;

    mais elle ne le peut être à ceux qui se disent eux mêmes, comme je fais ; il faut que j'aille de la plume comme des pieds. »

    (III,9 De la vanité)

     

     

  • Et quand personne (13/17) Ce que j'ai voulu

    « Puisque je ne puis arrêter l'attention du lecteur par le poids, 'manco male' (pas si mal en italien) s'il advient que je l'arrête par mon embrouillure.

    -Voire, mais il se repentira par après de s'y être amusé. 

    -C'est mon (d'accord), mais il s'y sera toujours amusé. Et puis il est des humeurs comme cela, à qui l'intelligence porte dédain, qui m'en estimeront mieux de ce qu'ils ne sauront ce que je dis : ils concluront la profondeur de mon sens par l'obscurité*, laquelle, à parler en bon escient, je hais bien fort, et l'éviterais si je me savais éviter. »

    (Montaigne Essais III,9 De la vanité)

     

    S'amuser est le terme-clé de ce passage.

    L'interlocuteur supposé craint l'amusement qui serait temps perdu, passé pour rien. Pas pour rien, répond l'auteur : pour le plaisir. Et pour lui ça veut dire beaucoup.

    « Si quelqu'un me dit que c'est avilir les muses de s'en servir seulement de jouet et de passetemps, il ne sait pas, comme moi, combien vaut le plaisir, le jeu et le passetemps. »

    (III, 3 De trois commerces)

     

    Mais le lecteur supposé (figure transparente du surmoi de l'écrivain) ne lâche pas l'affaire.

    « Quand on m'a dit ou que moi-même me suis dit : Tu es trop épais en figures (tu surcharges de figures de style).

    Voilà un mot du cru de Gascogne.

    Voilà une phrase dangereuse (je n'en refuis aucune de celles qui s'usent parmi les rues françaises ; ceux qui veulent combattre l'usage par la grammaire se moquent).

    Voilà un discours ignorant. Voilà un discours paradoxe. En voilà un trop fol.

    Tu te joues souvent ; on estimera que tu dies à droit ce que tu dis à feinte.

    - Oui, fais-je ; mais je corrige les fautes d'inadvertance, non celles de coutume. Est ce pas ainsi que je parle par tout ? me représente-je pas vivement ? suffit !

    J'ai fait ce que j'ai voulu : tout le monde me reconnaît en mon livre, et mon livre en moi ».

    (III,5 Sur des vers de Virgile)

     

    Suffit ! J'ai fait ce que j'ai voulu : ferme-la, surmoi censeur, tu ne fais pas le poids face au désir qui a initié et mené ce livre.

    Et tiens, je vais même me payer le luxe de paraphraser Freud** : là où était un homme sans grande particularité, un chef d'œuvre absolument unique est advenu.

     

     

    *on voit le sourire en coin dans la moustache, non ? (cf 8/17)

    **Wo es war soll Ich werden : à partir du ça un Je a la possibilité d'advenir.