Chapitre 4 : Y a-t-il un bon profil pour déménager ?
Quelle était cette chose vague ? Poserait-elle la question ? Il lui semblait qu'elle devait faire vite qu'il était déjà, peut être, trop tard.
Margot du Raz : Fukushima mon amour
La réponse est oui. Non seulement il y a un bon profil, mais il n'y en a même qu'un seul. Toutes les études concordent sur ce point : votre déménagement sera une totale réussite si vous êtes un homme, japonais, illettré.
Ici le lecteur normalement constitué, épris de liberté, d'égalité et de fraternité, ne pourra manquer de sursauter et de s'écrier :
« Quoi ? Pourquoi ? Comment ? Par où ? Par quel hasard ou par quel parméton ? Est-ce à dire que de la déménagerie seraient exclus certains membres de la communauté internationale et/ou humaine ? » Exclus non, certes, n'importe qui peut essayer, c'est une compétition open, mais pour remporter le titre, c'est une autre paire de manches. Le réalisme cartésien nous oblige à le conclure, et je m'en vais le démontrer de cette page.
a) Pourquoi un homme est meilleur déménageur qu'une femme.
Un homme est un être humain pourvu, entre autres organes, d'un cerveau. (La femme aussi direz-vous. Certes, bien que la question de savoir si ce cerveau contient une âme reste encore débattue ici et là, tandis que la femme est battue, ce qui simplifie parfois le débat lorsque c'est au point que, lasse de sa soumission à l'empire du mâle, elle préfère jeter l'éponge et rendre son âme).
Le cerveau masculin présente une masse supérieure à celle du cerveau féminin, la femme étant davantage consommatrice de produits allégés et pratiquante de gymnastique, tandis que l'homme préférera un saucisson bien gras accompagné d'une canette de bière (sauf si sa religion lui interdit le porc, l'alcool, le football ou même la télé).
Mais, le paramètre quantitatif, ici comme ailleurs, n'est pas décisif. En l'occurrence, ce qui est décisif est le mode de fonctionnement du cerveau. L'on sait depuis les travaux de Bill Gates que le cerveau est grosso modo comparable à un ordinateur, sauf que le disque dur y est remplacé par une sorte de sphère molle.
La mémoire s'organise selon des programmes complexes emboîtés les uns dans les autres en fonction de multiples variables, emboîtement comparable, si l'on voulait en chercher une image métaphorique, à celui des subordonnées dans une phrase proustienne, ce qui permet au passage d'expliquer scientifiquement ce fait massif que les lecteurs groupies de Proust ont tendance, assez généralement, à être des lectrices, dans la mesure où une femme ouvrira simultanément plusieurs fichiers de son disque dur – soit qu'elle oublie de les refermer au fur et à mesure (ce qui accréditerait alors l'idée que les femmes sont des têtes de linottes), soit (et c'est l'option à laquelle je me range) qu'elle ait la sensation de percevoir ainsi le monde de manière plus panoramique, et ainsi de pouvoir faire jouer la synesthésie des perceptions et des pensées, seule configuration apte, pense-t-elle, à lui faire saisir les événements dans leur globalité spatio-temporelle, ainsi précisément que le fit Proust dans sa propre recherche.
Alors que l'homme, lui, n'ouvre qu'un fichier à la fois dans son disque dur, en fonction de l'opération qu'il se propose de réaliser.
Ainsi, dans la configuration de déménagement, l'homme traitera d'abord le fichier : préavis départ agence.doc, qu'il refermera dès la réponse de ladite agence. Puis il ouvrira le fichier réservation entreprise déménageurs.doc, qu'il refermera sitôt une date trouvée. Il gérera ensuite selon la même procédure les fichiers emballage cartons.doc, changement adresse administration.doc, etc.etc. Jusqu'au dernier, la veille du jour J, programmer réveil.dodoc.
Pendant ce temps-là, la mémoire vive du cerveau féminin présentera un embrouillamini de fichiers interconnectés. Estcequel'agencenousretiendralacaution.doc, que vient recouvrir fautquejefasseleménageàfondçaferameilleureimpression.doc, que vient recouvrir à son tour jepariequelapostevaencorefoirersurlanouvelleadressecommeladernièrefois.doc, lui-même recouvert par jevaisfairedescartonshiveretdescartonsété.doc, lui-même recouvert par jesuisquandmêmeobligéedegarderdesdeuxsouslamainenavrilonsaitjamais-non?.doc. Finalement, à une certaine stratification de fichiers, d'un coup ça bugue. Car même un cerveau féminin a ses limites.
Le bug d'un cerveau féminin se traduit généralement par des crises de larmes, de nerfs, et de foi en ses compétences. La femme devient alors une sorte de zombie qui ne se recompose un peu que moyennant son accroche à une grille de mots croisés au moins force 8. Car ce n'est qu'en ordonnant des mots qu'elle trouve remède aux maux qui la hantent, contrairement à l'homme pour qui parler d'un souci c'est l'augmenter. Bref elle n'est plus bonne à rien dans le contexte qui nous occupe.
b) De l'utilité d'être japonais.
Le Japon, comme chacun sait, est un pays de forte sismicité. Qui dit sismicité dit tectonique des plaques, qui en est la cause essentielle, jointe à l'activité volcanique. Or une éruption volcanique vaut minimum 40 déménagements. Calcul. La lave sort du volcan à une température moyenne de très beaucoup, en tous cas pas moins d'à peu près disons 4000°C. Lors d'un incendie moyen, la température de combustion déployée est de beaucoup mais quand même moins, en tous cas pas plus de disons 200°C. La température d'éruption est donc égale à 4000/200 = 20 fois celle d'incendie. Or deux déménagements valent un incendie. Donc une éruption vaut 20x2 = 40 déménagements. CQFD.
Quant à tectonique, Piccolo Bobi nous informe que le mot vient du grec charpentier. On peut donc voir la tectonique des plaques comme une activité particulièrement cohérente avec les travaux de toiture ou autres qui peuvent intervenir après le tremblement de terre et/ou le déménagement. Premier point. Deuxième point, quand le séisme est monté trop haut sur l'échelle de Richter, la maison est détruite de fond en comble. Alors appeler le charpentier ne serait qu'emplâtre sur jambe de bois, la seule solution est de déménager. Or le Japon est un pays peuplé de samouraïs qui mettent l'honneur très haut, il connaît en conséquence des séismes plutôt du haut de l'échelle. Sa maison étant ainsi régulièrement détruite, tout Japonais déménage tout aussi régulièrement.
Donc, même si le tremblement de la terre ne provoque ni stupeur ni tremblement dans l'âme trempée, telle la lame de son sabre, du samouraï, il doit quand même se coltiner pour le déménagement ses meubles, ses estampes du Mont Fuji et ses geishas. Les estampes ne posent pas de problème particulier, étant en papier de riz très léger qu'il suffit d'enrouler proprement, il en tient facile une bonne quarantaine dans le moindre carton. Les geishas n'en posent pas tellement non plus en soi, étant formées à la souplesse et soumission. En revanche leurs obis et kimonos en soie ne doivent pas être trop froissés, eux. Mais comme ce sont elles qui font les cartons et qui repassent, après tout …
Le vrai problème du japonais réside donc dans l'adaptation de son mobilier au séisme. Raison pour laquelle il a opté depuis des siècles pour une esthétique dépouillée évitant les buffets Louis XIII et les lits à baldaquins, pour l'assise sur ses talons le dispensant de la nécessité des chaises, fauteuils et autres canapés – outre qu'elle entretient la souplesse des articulations (bien utile pour le sauve qui peut), et pour la réduction de sa batterie de cuisine à quelques bols servant pour le riz comme pour le thé ou le saké.
Résultat : le Japonais reste à ce jour le champion incontesté du déménagement zen. Et ceci même dans un contexte particulièrement éprouvant – quoique improbable - comme une catastrophe nucléaire. En tous cas c'est là un cas qu'il est inutile d'envisager pour nous Français, heureux citoyens du pays nucléarisé le plus sûr au monde.
c) Les atouts de l'illettrisme.
Quiconque a, au moins une fois en sa vie, eu l'occasion de frayer avec des déménageurs n'a pu manquer de noter un comportement caractéristique. Le déménageur présente très généralement une force d'âme congruente à sa force musculaire. Rien ne parvient à bousculer son impavidité de samouraï lors de la découverte de votre mobilier, fût-ce la table en noyer massif 16 couverts héritée de votre Mémé, ni votre arche de Noé en bronze constituée de couples d'animaux en taille réelle (pour laquelle vous avez eu le coup de coeur lors d'un vide-grenier), ni même votre combiné centrale de repassage-percolateur-lave-linge-lave-vaisselle-karcher, si pratique parce que d'un seul tenant et facile à caser dans la buanderie.
Mais vient-il à déchiffrer sur l'un de vos cartons le mot livres, que son mâle visage se décompose instantanément. Et si par malheur il découvre, malgré vos efforts pour les disséminer parmi ceux de vêtements ou de linge de maison, qu'il a affaire à toute une colonie de congénères dudit carton livresque, la sidération première se muera en agressivité teintée de mépris.
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Tout ça c'est des livres ?
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Euh, oui, mais il y a pas mal de livres de poche, vous savez …
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Là quand même Montaigne 1, Montaigne 2, critique littéraire, Freud/Lacan, Descartes/Spinoza c'est vraiment du poche ? Dira-t-il et vous l'entendrez penser qu'il faudrait pas qu'on le prenne pour un con quand même.
Alors vous ferez profil bas de façon à ce qu'il ne remarque pas, en plus, les dix cartons planqués derrière le buffet, sur lesquels les étiquettes art renaissance, Van Gogh, Caravage, Hokusai etc. sont décidément trop voyantes. Pourquoi n'avoir pas choisi pour l'étiquetage l'encre de Chine au lieu de ces gros feutres fluo ? Naturellement vous savez bien qu'en fin de compte il vous les déménagera vos cartons de livres, mais, héritage de quelle culpabilité allez savoir, vous ne pouvez supporter l'agressivité d'un déménageur sans crise de nerfs, larmes etc.
A vrai dire il suffit, pour que cette pénible expérience confinant au trauma soit épargnée au déménageant, que le mot livres n'apparaisse sur aucun carton. Il y a pour cela trois solutions.
Solution 1 : ne pas étiqueter les cartons. Franchement c'est une solution que je vous déconseille, comme étant cause certaine, lors de la phase de déballage, de recherche haletante de divers objets tels qu'assiette, ouvre bouteille, boîte de sardines, recherche aboutissant à la découverte d'un vieux maillot de bain que vous croyiez pourtant avoir jeté, de la petite tortue en pâte à sel qui est votre talisman d'écriture (avec aussi votre coquille d'escargot mais impossible de remettre la main dessus). Comme la scène a lieu vers minuit une heure au terme d'une journée harassante, avec ventre vide depuis six heures du matin, et déficit de nicotine pour cause de pas le temps de fumer faut avancer le boulot, ça se termine en bug de cerveau féminin avec crises de nerfs larmes et foi, ou en pragmatisme masculin : « La prochaine fois on étiquettera au moins les cartons pour la cuisine ». Sauf bien sûr si, en votre qualité d'autiste de génie, vous avez enregistré sans mal la présence de l'ouvre bouteille dans tel carton au milieu de telle pile dans le quart gauche de la deuxième chambre.
Solution 2 : étiqueter les cartons de livres de vocables plus consensuels mais qui pourront faire illusion en termes de masse et de poids, du type lingots d'or, parpaings, kalachnikovs, sabres japonais etc. Mais c'est une solution qui, si elle peut vous valoir l'estime de beaucoup de nos contemporains, déménageurs ou pas, ne s'apparente pas moins à un honteux reniement de votre être profond. Et ça, vous aurez encore plus de mal à vous en remettre que de vous coucher le ventre vide, fût-ce à même le matelas puisque vous n'aurez pas retrouvé les draps non plus.
Solution 3 : user de périphrases sibyllines propres à noyer le poisson, du type assemblage sémantique aléatoire, ou encore chevilles rhétoriques, résidus corticaux, signifiants interstitiels, etc. C'est cette solution qui me paraît la plus appropriée, comme pouvant laisser supposer à votre déménageur que vos hobbies consistent en d'innocents bricolages et non en l'abandon corps et âme à d'effarantes perversions telle la lecture des oeuvres complètes de Spinoza en édition bilingue latin/français.
Mais nous nous accorderons sur le fait qu'il ne s'agit là que d'un pis aller, l'idéal étant bien sûr de n'avoir pas de livres, et par conséquent d'être plus ou moins illettré. Quoique je me doute qu'ici les plus cartésiens d'entre mes lecteurs ne manqueront pas de faire remarquer qu'on peut ne pas avoir de livres mais premièrement savoir lire, de la même façon qu'on sait que la terre tourne autour du soleil sans en avoir grand usage dans la vie pratique, et deuxièmement lire des tas d'autres choses moins lourdes et beaucoup plus utiles, comme des magazines, des publicités, des contrats d'assurances, des professions de foi électorale etc. Sans compter, ajouteront les plus progressistes d'entre eux, que tous les livres se trouvent aujourd'hui affichables sur les écrans d'ordinateur, voire de tablettes numériques, ce qui présente l'avantage de limiter la déforestation de notre belle planète. J'avoue que cet argument est incontestable.
Sauf, peut être, à se demander si un peu de déforestation assortie de recyclage et de reboisement systématique est vraiment si catastrophique ? Comparée au pillage des sous sols riches en métaux lourds, cause de guerres, spéculations et pollution quand même à l'arrivée ? Sans compter que tous ces écrans, pour s'allumer, consomment leur comptant d'électricité, et cette électricité on la produit comment ?
Mais là j'arrête, c'est vrai que je pousse un peu côté mauvaise foi, au pays du nucléaire le plus sûr et de la ferme procédure plus démocratique que ça tu meurs en ce qui concerne les choix énergétiques passés, présents et futurs.