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  • Chapitre 4 dans la foulée

     

    Chapitre 4 : Y a-t-il un bon profil pour déménager ?

     

    Quelle était cette chose vague ? Poserait-elle la question ? Il lui semblait qu'elle devait faire vite qu'il était déjà, peut être, trop tard.

    Margot du Raz : Fukushima mon amour

     

    La réponse est oui. Non seulement il y a un bon profil, mais il n'y en a même qu'un seul. Toutes les études concordent sur ce point : votre déménagement sera une totale réussite si vous êtes un homme, japonais, illettré.

    Ici le lecteur normalement constitué, épris de liberté, d'égalité et de fraternité, ne pourra manquer de sursauter et de s'écrier : 

    « Quoi ? Pourquoi ? Comment ? Par où ? Par quel hasard ou par quel parméton ? Est-ce à dire que de la déménagerie seraient exclus certains membres de la communauté internationale et/ou humaine ? » Exclus non, certes, n'importe qui peut essayer, c'est une compétition open, mais pour remporter le titre, c'est une autre paire de manches. Le réalisme cartésien nous oblige à le conclure, et je m'en vais le démontrer de cette page.

     

    a) Pourquoi un homme est meilleur déménageur qu'une femme.

     

    Un homme est un être humain pourvu, entre autres organes, d'un cerveau. (La femme aussi direz-vous. Certes, bien que la question de savoir si ce cerveau contient une âme reste encore débattue ici et là, tandis que la femme est battue, ce qui simplifie parfois le débat lorsque c'est au point que, lasse de sa soumission à l'empire du mâle, elle préfère jeter l'éponge et rendre son âme).

     

    Le cerveau masculin présente une masse supérieure à celle du cerveau féminin, la femme étant davantage consommatrice de produits allégés et pratiquante de gymnastique, tandis que l'homme préférera un saucisson bien gras accompagné d'une canette de bière (sauf si sa religion lui interdit le porc, l'alcool, le football ou même la télé).

    Mais, le paramètre quantitatif, ici comme ailleurs, n'est pas décisif. En l'occurrence, ce qui est décisif est le mode de fonctionnement du cerveau. L'on sait depuis les travaux de Bill Gates que le cerveau est grosso modo comparable à un ordinateur, sauf que le disque dur y est remplacé par une sorte de sphère molle.

     

    La mémoire s'organise selon des programmes complexes emboîtés les uns dans les autres en fonction de multiples variables, emboîtement comparable, si l'on voulait en chercher une image métaphorique, à celui des subordonnées dans une phrase proustienne, ce qui permet au passage d'expliquer scientifiquement ce fait massif que les lecteurs groupies de Proust ont tendance, assez généralement, à être des lectrices, dans la mesure où une femme ouvrira simultanément plusieurs fichiers de son disque dur – soit qu'elle oublie de les refermer au fur et à mesure (ce qui accréditerait alors l'idée que les femmes sont des têtes de linottes), soit (et c'est l'option à laquelle je me range) qu'elle ait la sensation de percevoir ainsi le monde de manière plus panoramique, et ainsi de pouvoir faire jouer la synesthésie des perceptions et des pensées, seule configuration apte, pense-t-elle, à lui faire saisir les événements dans leur globalité spatio-temporelle, ainsi précisément que le fit Proust dans sa propre recherche.

     

    Alors que l'homme, lui, n'ouvre qu'un fichier à la fois dans son disque dur, en fonction de l'opération qu'il se propose de réaliser.

    Ainsi, dans la configuration de déménagement, l'homme traitera d'abord le fichier : préavis départ agence.doc, qu'il refermera dès la réponse de ladite agence. Puis il ouvrira le fichier réservation entreprise déménageurs.doc, qu'il refermera sitôt une date trouvée. Il gérera ensuite selon la même procédure les fichiers emballage cartons.doc, changement adresse administration.doc, etc.etc. Jusqu'au dernier, la veille du jour J, programmer réveil.dodoc.

    Pendant ce temps-là, la mémoire vive du cerveau féminin présentera un embrouillamini de fichiers interconnectés. Estcequel'agencenousretiendralacaution.doc, que vient recouvrir fautquejefasseleménageàfondçaferameilleureimpression.doc, que vient recouvrir à son tour jepariequelapostevaencorefoirersurlanouvelleadressecommeladernièrefois.doc, lui-même recouvert par jevaisfairedescartonshiveretdescartonsété.doc, lui-même recouvert par jesuisquandmêmeobligéedegarderdesdeuxsouslamainenavrilonsaitjamais-non?.doc. Finalement, à une certaine stratification de fichiers, d'un coup ça bugue. Car même un cerveau féminin a ses limites.

    Le bug d'un cerveau féminin se traduit généralement par des crises de larmes, de nerfs, et de foi en ses compétences. La femme devient alors une sorte de zombie qui ne se recompose un peu que moyennant son accroche à une grille de mots croisés au moins force 8. Car ce n'est qu'en ordonnant des mots qu'elle trouve remède aux maux qui la hantent, contrairement à l'homme pour qui parler d'un souci c'est l'augmenter. Bref elle n'est plus bonne à rien dans le contexte qui nous occupe.

     

    b) De l'utilité d'être japonais.

     

    Le Japon, comme chacun sait, est un pays de forte sismicité. Qui dit sismicité dit tectonique des plaques, qui en est la cause essentielle, jointe à l'activité volcanique. Or une éruption volcanique vaut minimum 40 déménagements. Calcul. La lave sort du volcan à une température moyenne de très beaucoup, en tous cas pas moins d'à peu près disons 4000°C. Lors d'un incendie moyen, la température de combustion déployée est de beaucoup mais quand même moins, en tous cas pas plus de disons 200°C. La température d'éruption est donc égale à 4000/200 = 20 fois celle d'incendie. Or deux déménagements valent un incendie. Donc une éruption vaut 20x2 = 40 déménagements. CQFD.

    Quant à tectonique, Piccolo Bobi nous informe que le mot vient du grec charpentier. On peut donc voir la tectonique des plaques comme une activité particulièrement cohérente avec les travaux de toiture ou autres qui peuvent intervenir après le tremblement de terre et/ou le déménagement. Premier point. Deuxième point, quand le séisme est monté trop haut sur l'échelle de Richter, la maison est détruite de fond en comble. Alors appeler le charpentier ne serait qu'emplâtre sur jambe de bois, la seule solution est de déménager. Or le Japon est un pays peuplé de samouraïs qui mettent l'honneur très haut, il connaît en conséquence des séismes plutôt du haut de l'échelle. Sa maison étant ainsi régulièrement détruite, tout Japonais déménage tout aussi régulièrement.

     

    Donc, même si le tremblement de la terre ne provoque ni stupeur ni tremblement dans l'âme trempée, telle la lame de son sabre, du samouraï, il doit quand même se coltiner pour le déménagement ses meubles, ses estampes du Mont Fuji et ses geishas. Les estampes ne posent pas de problème particulier, étant en papier de riz très léger qu'il suffit d'enrouler proprement, il en tient facile une bonne quarantaine dans le moindre carton. Les geishas n'en posent pas tellement non plus en soi, étant formées à la souplesse et soumission. En revanche leurs obis et kimonos en soie ne doivent pas être trop froissés, eux. Mais comme ce sont elles qui font les cartons et qui repassent, après tout …

    Le vrai problème du japonais réside donc dans l'adaptation de son mobilier au séisme. Raison pour laquelle il a opté depuis des siècles pour une esthétique dépouillée évitant les buffets Louis XIII et les lits à baldaquins, pour l'assise sur ses talons le dispensant de la nécessité des chaises, fauteuils et autres canapés – outre qu'elle entretient la souplesse des articulations (bien utile pour le sauve qui peut), et pour la réduction de sa batterie de cuisine à quelques bols servant pour le riz comme pour le thé ou le saké.

    Résultat : le Japonais reste à ce jour le champion incontesté du déménagement zen. Et ceci même dans un contexte particulièrement éprouvant – quoique improbable - comme une catastrophe nucléaire. En tous cas c'est là un cas qu'il est inutile d'envisager pour nous Français, heureux citoyens du pays nucléarisé le plus sûr au monde.

     

    c) Les atouts de l'illettrisme.

     

    Quiconque a, au moins une fois en sa vie, eu l'occasion de frayer avec des déménageurs n'a pu manquer de noter un comportement caractéristique. Le déménageur présente très généralement une force d'âme congruente à sa force musculaire. Rien ne parvient à bousculer son impavidité de samouraï lors de la découverte de votre mobilier, fût-ce la table en noyer massif 16 couverts héritée de votre Mémé, ni votre arche de Noé en bronze constituée de couples d'animaux en taille réelle (pour laquelle vous avez eu le coup de coeur lors d'un vide-grenier), ni même votre combiné centrale de repassage-percolateur-lave-linge-lave-vaisselle-karcher, si pratique parce que d'un seul tenant et facile à caser dans la buanderie.

     

    Mais vient-il à déchiffrer sur l'un de vos cartons le mot livres, que son mâle visage se décompose instantanément. Et si par malheur il découvre, malgré vos efforts pour les disséminer parmi ceux de vêtements ou de linge de maison, qu'il a affaire à toute une colonie de congénères dudit carton livresque, la sidération première se muera en agressivité teintée de mépris.

    • Tout ça c'est des livres ?

    • Euh, oui, mais il y a pas mal de livres de poche, vous savez …

    • Là quand même Montaigne 1, Montaigne 2, critique littéraire, Freud/Lacan, Descartes/Spinoza c'est vraiment du poche ? Dira-t-il et vous l'entendrez penser qu'il faudrait pas qu'on le prenne pour un con quand même.

     

    Alors vous ferez profil bas de façon à ce qu'il ne remarque pas, en plus, les dix cartons planqués derrière le buffet, sur lesquels les étiquettes art renaissance, Van Gogh, Caravage, Hokusai etc. sont décidément trop voyantes. Pourquoi n'avoir pas choisi pour l'étiquetage l'encre de Chine au lieu de ces gros feutres fluo ? Naturellement vous savez bien qu'en fin de compte il vous les déménagera vos cartons de livres, mais, héritage de quelle culpabilité allez savoir, vous ne pouvez supporter l'agressivité d'un déménageur sans crise de nerfs, larmes etc.

    A vrai dire il suffit, pour que cette pénible expérience confinant au trauma soit épargnée au déménageant, que le mot livres n'apparaisse sur aucun carton. Il y a pour cela trois solutions.

     

    Solution 1 : ne pas étiqueter les cartons. Franchement c'est une solution que je vous déconseille, comme étant cause certaine, lors de la phase de déballage, de recherche haletante de divers objets tels qu'assiette, ouvre bouteille, boîte de sardines, recherche aboutissant à la découverte d'un vieux maillot de bain que vous croyiez pourtant avoir jeté, de la petite tortue en pâte à sel qui est votre talisman d'écriture (avec aussi votre coquille d'escargot mais impossible de remettre la main dessus). Comme la scène a lieu vers minuit une heure au terme d'une journée harassante, avec ventre vide depuis six heures du matin, et déficit de nicotine pour cause de pas le temps de fumer faut avancer le boulot, ça se termine en bug de cerveau féminin avec crises de nerfs larmes et foi, ou en pragmatisme masculin : « La prochaine fois on étiquettera au moins les cartons pour la cuisine ». Sauf bien sûr si, en votre qualité d'autiste de génie, vous avez enregistré sans mal la présence de l'ouvre bouteille dans tel carton au milieu de telle pile dans le quart gauche de la deuxième chambre.

     

    Solution 2 : étiqueter les cartons de livres de vocables plus consensuels mais qui pourront faire illusion en termes de masse et de poids, du type lingots d'or, parpaings, kalachnikovs, sabres japonais etc. Mais c'est une solution qui, si elle peut vous valoir l'estime de beaucoup de nos contemporains, déménageurs ou pas, ne s'apparente pas moins à un honteux reniement de votre être profond. Et ça, vous aurez encore plus de mal à vous en remettre que de vous coucher le ventre vide, fût-ce à même le matelas puisque vous n'aurez pas retrouvé les draps non plus.

     

    Solution 3 : user de périphrases sibyllines propres à noyer le poisson, du type assemblage sémantique aléatoire, ou encore chevilles rhétoriques, résidus corticaux, signifiants interstitiels, etc. C'est cette solution qui me paraît la plus appropriée, comme pouvant laisser supposer à votre déménageur que vos hobbies consistent en d'innocents bricolages et non en l'abandon corps et âme à d'effarantes perversions telle la lecture des oeuvres complètes de Spinoza en édition bilingue latin/français.

     

    Mais nous nous accorderons sur le fait qu'il ne s'agit là que d'un pis aller, l'idéal étant bien sûr de n'avoir pas de livres, et par conséquent d'être plus ou moins illettré. Quoique je me doute qu'ici les plus cartésiens d'entre mes lecteurs ne manqueront pas de faire remarquer qu'on peut ne pas avoir de livres mais premièrement savoir lire, de la même façon qu'on sait que la terre tourne autour du soleil sans en avoir grand usage dans la vie pratique, et deuxièmement lire des tas d'autres choses moins lourdes et beaucoup plus utiles, comme des magazines, des publicités, des contrats d'assurances, des professions de foi électorale etc. Sans compter, ajouteront les plus progressistes d'entre eux, que tous les livres se trouvent aujourd'hui affichables sur les écrans d'ordinateur, voire de tablettes numériques, ce qui présente l'avantage de limiter la déforestation de notre belle planète. J'avoue que cet argument est incontestable.

     

    Sauf, peut être, à se demander si un peu de déforestation assortie de recyclage et de reboisement systématique est vraiment si catastrophique ? Comparée au pillage des sous sols riches en métaux lourds, cause de guerres, spéculations et pollution quand même à l'arrivée ? Sans compter que tous ces écrans, pour s'allumer, consomment leur comptant d'électricité, et cette électricité on la produit comment ?

    Mais là j'arrête, c'est vrai que je pousse un peu côté mauvaise foi, au pays du nucléaire le plus sûr et de la ferme procédure plus démocratique que ça tu meurs en ce qui concerne les choix énergétiques passés, présents et futurs.

  • Chapitre 3

     

    Chapitre 3 : Qu'est-ce qu'un déménagement réussi ?

     

    Si on garde le cap, ça tiendra la route.

    Paul Ytique : Manifeste du Parti de Rien

     

    Enfin une question simple, à laquelle j'apporterai une réponse qui ne manquera pas de l'être (ou alors de peu). Mon intime conviction lacano-cartésienne, c'est qu'il n'y a qu'une façon de réussir un déménagement, si ce mot a un sens (je ne parle pas de déménagement, Minibob nous a convaincus que c'est pas sûr qu'il en ait un), de le réussir, disais-je, c'est de ne pas déménager. J'affirme donc sans ambages : un déménagement réussi est un déménagement évité, aussi sûr que deux déménagements valent un incendie. Un déménagement réussi est en somme le contraire d'un acte manqué, que l'on n'appelle manqué que parce qu'on a réussi à le faire.

     

    Mais le monde étant un tissu d'imperfections et l'homme un être inscrit dans la contingence, tous les déménagements ne sont pas évitables. Et par conséquent ce chapitre non plus. Nous nous appuierons pour le traiter sur deux références complémentaires : d'une part ma référence d'élection j'ai nommé Montaigne, et de l'autre celle (pas d'élection. Quoique) d'un homme normal. Pourquoi Montaigne, direz-vous. Il me semble que c'est évident mais bon. Parce que lui c'était lui, répondrai-je, parce que vous c'est vous, et parce que je le veux bien.

    Ne pas croire que cette réponse soit une preuve de Désinvolture, voire de Dédain ou de Déconsidération à l'égard de mon lecteur, ou pire de Montaigne. De toutes façons, en ce qui concerne ce dernier, m'étonnerait qu'il vienne me le reprocher. Et pour les procéduriers parmi mes lecteurs, je rappelle que j'ai dûment signé mon CDT, Contrat de Déontologie Tractatrice, auprès des autorités compétentes.

     

    Car Montaigne arrive ici pour trois raisons entièrement cartésiennes.

     

    Premièrement, même si le confort de sa tour est discutable, dans son bouquin je me sens chez moi à tous les coins de page, ce qui dans un contexte de déménagement est plutôt bon à prendre. Il est vrai, me dira-t-on, qu'acheter la tour aurait été au-dessus de nos moyens, outre qu'elle n'est pas à vendre. En revanche son bouquin est en vente libre pour une somme somme toute modique, même dans les éditions établies par les sommités critiques. Le monde est bien fait. De plus je ne vois pas pourquoi j'aurais acheté sa tour dont il a déménagé depuis un certain temps, alors que dans le livre il est toujours là pour le premier lecteur venu, traversant le temps à sa vitesse de TGV (Très Grand Vivant), la preuve : S'il y a quelque personne, quelque bonne compagnie aux champs, en la ville, en France ou ailleurs, resséante ou voyagère, il n'est que de siffler en paume, je leur irai fournir des Essais en chair et en os, qu'il dit (Essais III,5).

     

    Il ne vous échappe pas combien cette phrase est particulièrement appropriée, outre à la célébration du génie de Montaigne, à notre réflexion déménagère. Car quelqu'un de resséant, c'est quelqu'un qui reste préférentiellement sur son séant (que la bienséance autant que le niveau de langue requis par ce traité nous interdit de désigner par son équivalent familier). Contrairement à la personne voyagère qui a tendance à se bouger un peu plus le cul.

    Montaigne alterna les deux, et ainsi fîmes-nous durant notre déménagement. En effet, nous avons eu les clés de notre nouvelle maison quinze bons jours avant la date officielle de notre départ de l'ancienne. L'intervalle de temps ainsi ouvert fut comblé par le transport de nombreux cartons, en nombreux va et vient le long d'un vecteur reliant les deux résidences.

     

    • Tu te sens comment, toi aujourd'hui ? Resséante ou voyagère ?

    • Je resséantiserais bien, mais ce qui est voyagé n'est plus à voyager, non ?

    • Oui, la resséantise est rarement bonne conseillère en période déménagiste ...

    • Certes on serait presque dans la contradictio in terminis. Tu me passes les ciseaux ?

    • Tiens au fait je me demande pourquoi Descartes écrit en latin et pas Montaigne qui écrit avant, tu peux appuyer là j'ai laissé le scotch dans la cuisine.

    • C'est un tout autre rapport à la langue, selon que tu privilégies le signifiant ou le signifié, tu as encore bourré les cartons de livres, comment ils vont faire les déménageurs ?

       

    Deuxièmement, étant mort en 1592, soit exactement dix neuf ans avant 1611, Montaigne ne disposa pas du mot déménagement. Il l'évita donc par la force des choses, si bien qu'évitant le mot il évita la chose, et par conséquent la réussit. CQFD.

     

    Troisièmement il a appelé son livre Essais. Comment ça vous ne voyez pas le rapport ? C'est quoi un essai, hein ? C'est une tentative, genre l'athlète battit le record du monde au troisième essai (comme dirait Bob). Là c'est une tentative réussie, mais il aurait aussi bien pu échouer, le mec. L'athlète échoua à son troisième essai. Il est donc clair que l'essai, comme Nietzsche au delà du bien et du mal, est au delà de la réussite ou de l'échec. Ou bien en deçà. Bref ailleurs.

     

    Mais ce n'est pas tout, l'essai est aussi une expérimentation, une épreuve. Exemple. Cette entreprise pourrait vous proposer un contrat à l'essai pour trois mois (comme m'a dit récemment mon conseiller Pôle Emploi). Montaigne en ce sens il parle d'exercitation. Que nous pouvons lire comme un mot valise, preuve s'il en fallait qu'il avait la plume déménageuse. Exercitation = excitation d'erre, exercice de citations, continuez vous verrez c'est aussi marrant que le logorallye. Citation en exergue :

    Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m'essaierais pas, je me résoudrais ; elle est toujours en apprentissage et en épreuve (Essais, III, 2 : Du repentir).

     

    Il me semble que c'est assez clair. En tous cas pour moi il est clair que tout déménageant a quelque chose en lui de Montaigne. En tous cas moi déménageante (et pas que) c'est comme ça. Moi déménageante, je le proclame ici à la face de mon lecteur : mon âme est bel et bien l'âme soeur de celle de Montaigne qui ne peut prendre pied.

    D'où moi déménageante l'entorse si vous me suivez.

     

    Notre deuxième référence est donc celle d'un homme normal.

    Qu'est-ce qu'un homme normal ? Au risque de surprendre, il faut d'abord remarquer que l'homme normal présente quelques points communs avec Montaigne notre homme d'exception, d'élection et d'exercitation.

    Premier point, sur le plan physique : il ont à peu près la même taille et la même corpulence. Cela dit, Montaigne était plus musclé, se déplaçant à pied et surtout à cheval, là où l'homme normal préfère le train.

    Deuxième point, sur le plan comportemental l'homme normal procède lui aussi par essais et erreurs.

    Troisième point l'un et l'autre sont réputés pour leurs qualités de négociateurs. Ainsi Montaigne se consacra des années durant, au fil de sommets informels, à tenter de rapprocher des points de vue divergents sur la communauté européenne, le tout dans un contexte de crise. Et il lui a fallu tous ses nerfs de philosophe pour ne pas criser lui aussi, entre un mec de la Ligue un peu trop sectaire, un Béarnais isolé mais ambitieux, et un roi de France qui sautait sur son trône comme un cabri en répétant « unité, unité », un bilboquet dans une main, et un mouchoir dans l'autre pour essuyer le sang de la Saint-Barthélémy.

     

    Mais venons-en aux différences. L'homme normal a peut être l'intention d'écrire un jour pour la postérité, ça je ne sais pas je ne suis pas dans ses petits papiers, mais en attendant il parle à l'opinion publique. Et que dit-il ? Pas mal de choses, parmi lesquelles, pour ne pas alourdir inutilement ce traité qui je le rappelle se veut un petit précis, je ne retiendrai que la phrase en rapport direct avec notre propos : le changement c'est maintenant.

     

    Car la postérité retiendra que le destin a voulu que nous déménageassions en période d'élections présidentielles. Comme Axel et moi, l'homme normal et l'autre avaient la resséance entre deux chaises. Le locataire sortant de l'Elysée qui voulait y renouveler son bail, et l'homme normal qui voulait qu'on lui dise bye.

     

    La deuxième option fut choisie, et les deux déménagèrent. Deux déménagements, mais assez peu de flamme. Comme quoi même les proverbes les mieux attestés ne sont pas infaillibles.

     

     

     

  • chapitre 2

     

    Chapitre 2 : Qu'est-ce qu'un acte manqué ?

     

    Aux jeux de l'ego et du hasard faut jouer Descartes sur table.

    Jacques Ici-Maintenant : Moi ce que j'en dis

     

    En parlant de voie, jusqu'à présent, j'ai mis le paquet sur la rationalité et la cohérence logique sans faille, ce qui est bien le moins quand on a choisi de se placer sous le patronage du cartésianisme dans le pays des centrales nucléaires les plus sûres du monde. Cependant, je n'ai garde de négliger l'autre aspect de mon travail, la prise en compte des éléments inconscients.

    Faute de quoi, ce serait comme essayer de ne marcher que sur une jambe, ce qui est un inconvénient certain pour déménager, et en outre rendrait ce traité symboliquement boiteux. Un peu comme Oedipe si vous voulez.

    D'ailleurs les grands esprits se rencontrent, figurez-vous que moi aussi de mon côté j'ai passé quelques jours à boiter peu après mon déménagement. Un truc con d'entorse. Mon pied a porté à faux sur une légère inégalité de terrain, et crac. « Et merde me suis-je dit en mon for intérieur, juste quand j'ai tous ces cartons à transporter au premier étage, ça tombe mal. » Je n'ai pu m'empêcher de faire le rapprochement avec un accident semblable, je parle de mon petit orteil cassé l'an dernier au moment où nous entamions Axel et moi la recherche de maison. Similitude intrigante. Or, comme je suis profondément cartésienne, je me saisis toujours avec empressement de ce qui me met le doute.

     

    En l'occurrence, telle Oedipe devant le Sphinx, je n'ai pas balancé longtemps pour retomber sur mes pattes : nous avions affaire ça tombait sous le sens à un bel acte manqué. Et qui dit acte manqué dit tréfonds inconscients, affres et affects freudiens. « Lacan nous voilà », ai-je conclu, toujours retranchée dans mon même for intérieur. Car, de même que le philosophe manie des concepts, le psychanalyste pense aussi avec ses pieds. C'est pourquoi, de même que le principe de réalité est la continuation du principe de plaisir par d'autres moyens, l'acte con est la continuation du cogito.

     

    Je m'en vais donc de ce pas poursuivre en consacrant le chapitre ici présent à une approche psychanalytique du signifiant déménagement. « Oui mais, diront parmi vous les lecteurs peu rompus aux ergotages lacaniques – et je sais que ça existe quelque part – on vient de se taper un chapitre autour de la définition du dico, c'est bon, côté mot, on a donné ». A ceux-là je répondrai qu'ils n'ont pas encore bien tous les cartes conceptuelles en main s'ils se figurent qu'un signifiant est un mot, qu'on peut purement et simplement assimiler l'un à l'autre. Même pas en rêve ni en parméton.

    Bon, j'explique, on est dans un précis, soyons-le. On est dans un concis, je le serai aussi. Le mot peut se représenter de façon imagée sous la forme d'un animal à deux pattes.

     

    Première patte, le signifiant. C'est, dit Robert, la manifestation matérielle du signe qui constitue le support d'un sens. Pas à dire, voilà une définition qui sait de quoi elle parle. Et elle se comprend. Notre entendement y est comme un poisson dans l'eau, il nage. En outre j'adore pour ma part manifestation matérielle. C'est bien simple, on croit voir le Saint Graal suspendu en l'air comme dans le film des Monty Python. Ce bon vieux Bob nous laisse ici entrevoir un petit côté destroy qu'on n'aurait pas soupçonné chez lui. En fait ça veut juste dire les lettres et les sons du mot. Le reste est littérature, c'est à dire effet spécial comme dans le film.

    Deuxième patte, le signifié, qui est le contenu du signe (là Bob, contre toute attente, fait dans la sobriété). Si vous voulez, c'est comme le lapin qu'on tire du chapeau. Car il faut préciser que le signifiant et le signifié ne sont pas reliés par une nécessité quelconque. C'est comme ça, dans le chapeau y avait un lapin, mais on aurait pu aussi bien y mettre une pipe ou un parméton. En fait ce qui nous égarerait plutôt, linguistiquement parlant, il faut bien le dire, c'est que dans le chapeau il y ait une tête. Mais à part un lapin lacanien, je vois pas bien qui nous ferait le coup. Or les lapins à ma connaissance sont massivement freudiens, adhérant dans leur grande majorité à la notion de primat du sexuel.

     

    Prenons le mot chapeau en exemple, puisque nous l'avons sous la main. Signifiant : les lettres c-h-a-p-e-a-u et les sons cha et po. Signifié : un truc qu'on se met sur la tête. Mais attention, ce signifié-là ne peut être décodé avec certitude que si on a les deux faces du signifiant, le son et lumière. Sinon on peut coller au signifiant d'autres signifiés : chat-peau, chat-pot. Vous me direz que ça ne signifie pas grand chose, chat pot, moins que poule au pot en tous cas, ou lapin en gibelotte. Précisément, tout ne tombe pas sous le sens, sinon pourquoi parler, hein ?

    Bref je vous raconte pas si en plus, au lieu d'être isolé comme ça pour les besoins de l'expérience, comme une grenouille arrachée à sa mare natale et clouée sur une paillasse de labo, le signifiant, qu'il soit chat, pot, ou chapeau, reste dans son milieu naturel, qui est ce que les linguistes appellent la chaîne parlée, dans laquelle le plus cartésien des locuteurs se fera tôt ou tard quelques nœuds.

    Autrement dit, lorsque le mot, sur ses deux pattes, cherche à avancer un sens, eh bien il fait comme Oedipe lorsqu'il cherche à avancer tout court : il boite toujours un peu.

     

    Moi ça m'a duré une bonne dizaine de jours. Le temps de méditer cartésiennement sur un transat sur la terrasse, et accessoirement sur la signification de cet acte manqué. Ici ma DT m'oblige à signaler qu'il n'y a pas accord unanime de la communauté philosophique sur l'unité du couple Descartes/Lacan, et la fécondation de l'ego de celui-ci par les cogitations de celui-là.

    Axel par exemple m'a dit : « Arrête de voir des actes manqués partout, tu t'es fait une entorse parce que tu étais fatiguée, ton pied a glissé, c'est aussi simple que ça. » Moi je crains que cette remarque n'ait quelque chose de parmétonien, dans la mesure où la fatigue peut être considérée comme une condition nécessaire admettons, mais non suffisante. Je me suis fait une entorse parce que mon pied a glissé certes.

    Mais premièrement glissement se dit en latin lapsus, deuxièmement Descartes a écrit surtout en latin, et troisièmement dans la troisième phrase du paragraphe confer ci-dessus, j'avais d'abord tapé accroc au lieu de taper accord. Il me semble que ça se passe de commentaire. Et du commentaire au comment dire il n'y a qu'un pas, qui nous ramène dans tous les cas de figure au signifiant.

    Bref, comme le dit en substance Sigmund, avec le lapsus comme avec l'acte manqué, l'inconscient ne chôme pas, il trouvaille.

     

    Trouvaille nf 1: fait de trouver avec bonheur, chose trouvée heureusement (voir découverte) ex : « quelle charmante propriété vous avez là ! - Une occasion, une trouvaille » (Zola). 2 : fait de découvrir par l'esprit (une image, une idée) d'une manière heureuse ; idée originale, intéressante (voir création, invention).

     

    Ainsi parlait encore Petitrobert. On remarquera premièrement la congruence de la citation de Zola avec notre propos, et deuxièmement que ces définitions sont empreintes d'un certain enthousiasme, car contrairement à ce que l'on croit souvent, les dictionnaires font la part belle aux sentiments, sensations et pulsions, je ne sais pourquoi.

    Enfin quand je dis « je ne sais pourquoi », c'est par pure modestie, car j'ai une hypothèse. Les rédacteurs de dictionnaires sont des personnes d'un âge respectable, ils se recrutent parmi les hommes prostatiques et les femmes ménopausées. Ces deux catégories sont à l'âge où s'opère peu à peu un transfert libidinal des choses du sexe vers d'autres choses. Pour certains ce sera le jardinage ou la pêche, pour d'autres les concours de bridge ou de Scrabble, pour d'autres encore les thés dansants ou les séances prévention-Alzheimer. Chez les rédacteurs de dictionnaires, la libido investit les mots. J'aurais tendance à dire qu'elle retourne ainsi à sa source, mais je crains que cela ne nous entraîne à des digressions insuffisamment cartésiennes, surtout dans le cadre d'un précis.

    C'est pourquoi je fais table rase des ergotages de ma plume. Cependant que le lecteur se le tienne pour dit : je me censure sans doute, mais je n'en pense pas moins.

     

    Bref, déménagement commence par un dé. Comme déballage et déblayage, qui en sont de toute évidence les deux mamelles dialectiques. Comme débarquement et débrouillardise, lorsque se retrouvant jeté, tel Robinson, dans un lieu nouveau et inconnu, le déménageant doit l'explorer et l'apprivoiser, tel Vendredi. Axel et moi nous avons déménagé un jeudi, ce qui est un avantage, d'une part parce que ça laisse deux jours avant le dimanche où tous les magasins sont fermés et c'est fou ce qu'on a besoin de magasins quand on déménage. Le nombre de choses dont on se passait dans la maison d'avant et qui se mettent à manquer dans la nouvelle, pourquoi, ô abîmes de perplexité ! D'autre part parce que le dialogue est nettement plus facile avec Jeudi, par nature plus loquace.

     

    Au passage, chacun aura déduit de soi-même qu'il vaut mieux ne pas déménager le mardi si on est dépressif ou exposé au burning-out. C'est vraiment un risque à ne pas courir, car déménagement commence aussi comme déchirement et désarroi. Je ne vais pas m'étendre sur ce point, je pense que les lecteurs, y compris les moins déménagistes d'entre eux, n'auront pas de mal à saisir que déménager c'est partir de quelque part. Or tout autant qu'à l'axiome universel deux déménagements valent un incendie, le bon sens populaire acquiesce au postulat partir c'est mourir un peu. J'attire seulement l'attention sur le fait que l'endroit d'où l'on part importe peu, qu'on l'ait aimé ou pas, qu'on s'y soit senti bien ou pas, que les voisins aient été charmants ou détestables. Du moment qu'on part on meurt, c'est tout. Le lieu ne fait rien à l'affaire.

    Partir de quelque part c'est juste aller mourir ailleurs.

     

    Maintenant je vous donne quelques autres mots complémentaires dans le désordre, et vous en faites ce que vous voulez : chercher le tiercé gagnant, jouer à trouver l'intrus, les classer selon différents critères, mettre le dé en facteur commun, les transformer en mots-valises bien utiles dans le cas d'espèce, construire un petit logorallye dont ils seraient les étapes, que sais-je. Allez-y c'est à vous, c'est l'auteur qui régale.

    Décoration. Décrassage. Dédale. Délibération. Démocratie. Dénouement. Déplacement. Dérangement. Destin.

     

    Destin, tiens, tiens. En voilà un qui se pointe à point. Où peut être qui sait était-ce là où je voulais en venir ? N'est-ce pas un signe dudit destin pour attirer mon attention parméton ? Car c'est ici que le dé de déménagement nous amène à une référence historique incontournable. Alea jacta est dixit César Jules qui comme Descartes s'exprimait préférentiellement en latin lorsqu'il avait à manier des concepts. Alea ça veut dire les dés et on ne manquera pas de se rappeler que Jules arrivait avec armes et bagages à proximité de Rome où tous ses chemins de campagnes l'avaient finalement ramené. Avec armes et bagages, c'est à dire, est-il besoin de l'expliciter, avec tout son déménagement. Certes il lui faudrait attendre 1611 pour avoir le mot, mais comme c'était un homme d'action, ce n'est pas le genre de choses qui l'arrêtait.

    En revanche le Rubicon le fit.

     

    Le voici tout perplexe. Traverser ou pas ? Vérité en deçà, erreur au-delà ? Ou le contraire ? Je vous laisse à penser le Décrassage de méninges, les Dédales de la Délibération, voilà c'est ça un logorallye, dans lesquels le plongeait la perspective du Déplacement qu'il envisageait. « Un petit pas pour l'homme », se disait-il (et en effet à cet endroit le Rubicon se passe à gué sans problème) « mais un grand pas vers Rome ». Que ce fût un grand bond en arrière pour la Démocratie ne lui causait pas grand Dérangement. Il était surtout avide de Décorations, que d'ailleurs il se décernait lui-même. Le Dénouement est bien connu. Tout cartésien qu'il était César n'avait pas le doute hyperbolique chevillé au corps. N'étant par ailleurs nullement freudien, il faisait l'impasse sur son surmoi, et pour cela était totalement exempt de complexes. Il jeta donc ses dés au dessus du gué, et il franchit le Rubicon.

     

    Ce qui nous permet de déduire enfin le rapport exact entre destin et hasard : le hasard est un parméton libre qui peut ou non venir s'agréger à l'atome d'ambition pour former la molécule de destin.

     

    Maintenant je vous laisse à penser combien la face du monde eût été changée si le pied de Jules eût été moins sûr et qu'il eût glissé sur le gué. Lapsus ! Eussent ricané tous ses soldats, se poilant sur leur pilum. Et Jules, rubicond de honte, eût perdu sa face à lui. « Si j'aurais su j'aurais pas venu » eût-il murmuré en son for intérieur. Ce qui entre nous lui aurait utilement évité d'avoir à le dire, assorti de plusieurs aarrgh tout à faits incongrus, quelque temps plus tard aux ides de Mars, tombant sous les coups de son fils Tuquoque (et de quelques autres à qui les pages roses du concurrent direct de Bobus ont fait beaucoup moins de publicité).

     

    Bref, nous conclurons avec Freud qu'un lapsus vaut toujours le détour. Nous laisserons entendre avec Lacan que si vous manquez un signifiant vous pourrez toujours attraper le suivant. Enfin nous nous féliciterons avec Einstein que Dieu ne joue pas souvent aux dés,

    car toute cette histoire laisse à penser qu'il serait plutôt du genre mauvais joueur.