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  • si quelqu'un me dit ...

     

    Si quelqu'un me dit que c'est avilir les muses de s'en servir seulement de jouet et de passetemps, il ne sait pas, comme moi, combien vaut le plaisir, le jeu et le passetemps. A peine que je ne dise toute autre fin être ridicule. Je vis du jour à la journée ; et, parlant en révérence, ne vis que pour moi : mes desseins se terminent là. J'étudiais, jeune, pour l'ostentation ; depuis, un peu, pour m'assagir ; à cette heure, pour m'ébattre ; jamais pour la recherche.

    (III,3 De trois commerces)

     

    Un roi sans divertissement est un homme plein de misère, dira Pascal en écho. Montaigne est-il un de ces rois-là ? Il l'a été certainement lors de l'effondrement consécutif à la mort de La Boétie, quand il a cherché dans la lecture et l'écriture le divertissement, comme une planche de salut. Valeur thérapeutique du divertissement que Pascal d'ailleurs pratiqua lui aussi, mais comme un pis aller. Thérapie de nul usage ensuite pour l'homme définitivement guéri qu'il devint par le saut de la foi, Joie joie pleurs de joie ... De nul usage non plus dans l'option existentielle qu'il conseille, l'option pari. Là plus de temps à perdre, plus de passetemps. Le pari pascalien conduit à travailler pour son salut à plein temps, à faire en sorte que chaque instant d'ici-bas soit rentabilisé, le temps venu, en éternité de délices.

    Montaigne prend une tout autre option. Il n'instrumentalise pas le temps, fût-ce pour le travailler en matière d'éternité. Il ne le comptabilise pas, il le laisse couler, passer, pour le plaisir. Le temps au comptant pour le contentement. Pascal dit : le divertissement c'est petit joueur. Pour Montaigne, c'est tout simplement la règle du jeu, la condition humaine.

    Combien vaut le jeu. Être dans le passetemps, c'est admettre qu'on n'a pour tout lieu d'être que le temps, dont la caractéristique est de passer. Le temps dans sa valeur de présent, sa gratuité. Pas besoin de chercher ailleurs, au-delà, dans l'éternité. Le coup de bluff du pari est inutile. Tout est à chaque instant donné. Il suffit de jouer les cartes que l'on a en main, de jouer son jeu tel qu'il se présente au jour le jour, du jour à la journée.

    Parlant en révérencene vis que pour moi. En révérence : sauf le respect que je dois à tous ceux avec qui je vis. Oui ils sont importants pour moi, non je n'en ai pas rien à foutre. Mais mon temps à moi est le temps d'être moi, le temps d'être ce que personne ne peut être à ma place. Si je ne vis pas pour moi, qui le fera ?

    Quant à étudier, ce peut être pour l'ostentation : pour frimer disons, ou a minima pour se faire reconnaître un tant soit peu, faire savoir qu'on sait deux trois trucs.

    Ce peut être aussi pour m'assagir. Pour devenir quelqu'un de bien, ou en tous cas quelqu'un du mieux que je peux, pour ne pas trop démériter de ma qualité d'être humain.

    Je suis passé par là, l'ostentation ou la sagesse, dit Monsieur des Essais. Mais tout compte fait, au point où j'en suis, j'étudie et je vis pour m'ébattre. A cette heure c'est l'heure du bonheur.

     

    Oui, je sais il a de la chance : pas de problèmes de fins de mois ou ce genre de choses. D'accord, mais n'oublions pas qu'il écrit ces phrases sur fond de maladie pas franchement fun (ses coliques néphrétiques) et surtout sur fond de guerres de religion. Dans ce XVI° siècle en plein déchirement, avec la douleur qui travaille son corps, choisir la joie, moi je dis c'est être un homme debout. Et pour moi ça veut dire beaucoup.

  • Il n'est sujet si vain ...

     

    Il n'est sujet si vain qui ne mérite un rang en cette rhapsodie.

    Plus je lis cette phrase (I,13 Cérémonie de l'entrevue des rois) plus elle me ravit. Si profonde dans sa simplicité, sa désinvolture. Je vibre à son rythme allègre, cadencé, à sa petite musique de danse vitale.

    Ce qui est valable pour cette phrase l'est pour à peu près toutes. Le chant entier de cet écrit est présent dans presque chaque paragraphe, chaque phrase, chaque mot même. Tout comme c'est la même matière, soie, lin, velours, à n'importe quel endroit du vêtement, quels que soient la forme ou l'imprimé. Le même tissu, le même textum. Il dit (III,8 Sur des vers de Virgile) à propos de son texte (sujets et style confondus) : chaque lopin y fait son jeu.

    Dans chaque lopin, un certain sujet nommé Michel de Montaigne est là, présent, qui fait son jeu, parce que c'était lui. Parce que c'estlui. Et moi je l'entends comme je suis. Dans chaque phrase des Essais il fait Montaigne comme il fait jour, il fait Montaigne et je suis chez moi.

     

    Il n'est sujet si vain qui ne mérite un rang en cette rhapsodie.

    Vain. Vanité, vanités, tout est vanité (hebelim : fumées, vapeurs, buées) disait Qoélet l'Ecclésiaste, comme d'autres ont chanté Paroles paroles. Oui, tout est vanité. Qoélet regarde se dérouler la fumée de la vie si vaine, une chose après l'autre. Voilà, c'est à prendre ou à prendre, c'est la vie. Ressac des pensées de Qoélet, un temps pour pleurer un temps pour rire, un temps pour naître un temps pour mourir, un temps pour ci un temps pour ça … Ces vagues ne sont pas menaçantes. Bien au contraire elles finissent par bercer le lecteur, par charmer l'angoisse de finitude et de mort, le sentiment d'absurdité. Oui, tout est vanité : et alors ? Un peu plus, un peu moins, quelle différence ? Et d'ailleurs, qui est capable de dire ce qui est vain ou pas ?

    Monsieur des Essais va plus loin : supposons la chose la plus vaine, eh bien elle a droit à sa place. Sa place dans le texte, dans cette rhapsodie, ce patchwork de pensées, de réflexions, d'observations, de souvenirs, de sentiments qui font la matière des Essais. Et alors ces choses vaines, ce sujet si vain devient intéressant, émouvant, plein de questions, métamorphosé qu'il est d'un coup de plume par M. des Essais, ce magicien de l'éthique et de l'esthétique. Monsieur des Essais à l'égal de Qoélet. Dérouler la page blanche devant n'importe quel sujet, devant l'insignifiant, comme ça, pour rien, pour causer, cela revient à donner la parole à n'importe quel être humain. Perdu certes dans la masse, dans la nuée, la fumée des humains depuis que le monde est monde, mais qui mérite un rang dans tout ce vain fouillis.

    Cérémonie de l'entrevue des rois. Il est logique de la trouver en tête du chapitre, cette phrase où le texte assume de donner à tout sujet qui se présente le premier rang, comme à un roi. Certes de manière éphémère, pour un temps limité, le temps d'une phrase, de quelques mots, d'un chapitre entier parfois pour les plus chanceux. Un peu comme le quart d'heure de célébrité dont parle Andy Warhol, c'est ici le moment de reconnaissance d'humanité. C'est humain ? C'est bon : je le couds dans ma rhapsodie, je le mets au rôle de mes pensées (Cf I,8 De l'oisiveté), je l'inscris au registre de mes Essais.

     

  • Ariane chez Montaigne

     

    S'il y a quelque personne, quelque bonne compagnie aux champs, en la ville, en France ou ailleurs, sédentaire ou voyageuse,à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soient bonnes, il n'est que de siffler en paume, je leur irai fournir des Essais en chair et en os. (III, 5 Sur des vers de Virgile)

    Phrase drôle, émouvante, empreinte d'un groove que l'on retrouve souvent dans l'écriture du texte, et qui est celui de la pensée et de l'être au monde de Montaigne : une incessante oscillation, une branloire pérenne (III,2 Du repentir). Phrase littéralement magique, aussi, par laquelle il confie au lecteur le pouvoir d'Aladin : convoquer à son gré le génie de la lampe. Ce génie qui peut changer une vie. Les Essais sont un concentré de désir, d'énergie et de liberté, une splendeur de liberté (III, 9) qui est à découvrir comme ça, pour le plaisir, sans exam, sans notes, sans cours, discours ou concours. Pour ce seul moment d'éblouissement où le génie jaillit de la lampe.

     

    J'ai lu en Tite Live cent choses que tel n'y a pas lu. Plutarque en a lu cent, outre ce que j'ai su y lire,

    et, à l'aventure, outre ce que l'auteur y avait mis (…) il guigne seulement du doigt par où nous irons, s'il nous plaît …(I,26 De l'institution des enfants)

    Dans les Essais, il y a tout ce qu'on veut : de la philosophie, de la théologie, de la littérature et des commentaires, des propos de table et des bonnes histoires, de l'histoire avec ou sans sa grande hache (comme dit Pérec), de la politique, de la sociologie avant la lettre, de la psychologie, et même de la psychanalyse, si si je le prouverai ...

    Il faut y peser les mots, déjouer les faux sens où la langue du XVI° siècle peut nous égarer, lecteurs du XXI° siècle, déceler sous tel terme banalisé par la patine du temps sa référence étymologique , découvrir les subtilités, les audaces, les hésitations d'écriture.

    Il est truffé de citations, quasiment toutes en latin, ma langue mienne maternelle comme dit joliment Montaigne. En général je ne les mets pas dans mes propres citations. Cependant, à un moment ou à un autre, il arrivera que je dise un mot de telle d'entre elles. Mais laissons la technique, c'est secondaire.

     

    Par où nous irons, s'il nous plaît ...

    Avec toi, lecteur, pour toi, je vais lire les Essais comme il me plaît, très précisément, en dilettante. Le dilettante, dit mon dictionnaire, est quelqu'un « qui s'adonne à un art par pur plaisir ». Pour rien, sauf le plaisir. Inutile que j'argumente combien ce dilettantisme nous met en empathie avec le climat du livre. La liste hétéroclite des titres de chapitres vaut toutes les démonstrations.

    Nous allons muser à travers les Essais, dans une promenade jalonnée de haltes-citations. L'itinéraire du texte est sinueux, dans ses redites, ses digressions, ses allers-retours. Mais on adhère, « on marche », parce qu'on sent bien que le plaisir est là, dans l'acte de marcher lui-même, quelles que soient les incertitudes de destination. Il ne faut pas trouver étrange si gens désespérés de la prise n'ont pas laissé d'avoir plaisir à la chasse (II,12).

     

    Outre ce profit que je trouve d'écrire de moi, j'en espère cet autre que, s'il advient que mes humeurs plaisent et accordent à quelque honnête homme avant que je meure, il recherchera de nous joindre (il fera en sorte que nous nous rencontrions) : je lui donne beaucoup de pays gagné (je lui épargne beaucoup de chemin), car tout ce qu'une longue connaissance et familiarité lui pourrait avoir acquis en plusieurs années, il le voit en trois jours en ce registre, et plus sûrement et exactement.

    (III, 9 De la vanité)

    Ceci est une invitation, et je la prends au mot. J'écris ces pages, lecteur, pour honorer cette phrase que Montaigne nous lance à travers le temps, comme une bouteille à la mer (outre les lampes, les génies, on le sait, sont assez souvent cachés dans des bouteilles à la dérive). Honorer cette phrase, comme on dirait honorer un rendez-vous.

     

    Salut à vous, Monsieur des Essais.

     

    Oui, vos humeurs me plaisent. Je savoure votre humour so british allié à votre verve gasconne, je me délecte à votre subtile ironie, j'aime votre sourire en coin dans la moustache, façon Brassens. Je suis émue par vos moments de pudique mélancolie, je me sens en sympathie avec vos lassitudes ou vos indignations, je m'émerveille de votre droite intelligence. En un mot, votre splendeur de liberté brille pour moi de tous ses feux … Je ne suis pas sans doute l'honnête homme que vous imaginiez, mais je ferai mon possible pour être une honnête lectrice.

    Avant que je meure … Vous êtes mort, je suis vivante, mais le temps nous est ouvert pour une relation à nouer ici grâce à vos mots, dans ces pages. Je me sens, à travers le temps, si proche de vous. Vous vous êtes tant livré, qu'il m'est gagné en effet, ce pays distant de plus de quatre siècles, à la simple ouverture de votre registre. Depuis longtemps dissous dans le néant, certes, vous m'êtes pourtant présent, indéfectiblement, de la présence éternelle de vos mots éternels. J'étais là, figurez-vous, cachée dans un coin de la postérité de vos lecteurs, ce premier mars 1580 (ou quelque jour que ce fût).

     

    Salut à vous, Monsieur des Essais.

     

    Et puis, de toutes façons, comme vous le dites si bien :

    Et quand personne ne me lira, ai-je perdu mon temps de m'être entretenu tant d'heures oisives à pensements si utiles et agréables ? (II, 18 Du démentir)