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  • Chapitre 6

     

    Chapitre 6 : Déménager est-il bon pour la santé ?

     

    A chaque bobo son placebo.

    Dr Baba Spin : Même pas mal

     

    Cette question ne peut être abordée que dans le cadre d'une définition rigoureuse du mot santé. Raison pour laquelle nous ferons appel une fois de plus aux compétences de notre petit ami Robert. Il affirme sans ambages, page 2307, entre santal et santiag, que la santé c'est : bon état physiologique d'un être vivant, fonctionnement régulier et harmonieux de l'organisme pendant une période assez longue (indépendamment des anomalies ou des traumatismes qui n'affectent pas les fonctions vitales).

     

    Oui. Bon. Je ne sais pas en quelle forme était Bob-Art ce jour-là, mais il y a dans cette définition un je ne sais quoi de flottant, d'indécis. Un peu comme s'il voulait se couvrir, ayant eu vent de l'augmentation exponentielle des procès intentés au corps médical pour des diagnostics chevronnés mais erronés, des pronostics avérés autant qu'atterrants, des protocoles en cas d'école ou de récidive, voire pour des guérisons trop spontanées pour être honnêtes. Le moins qu'on puisse dire c'est qu'il n'insulte aucune hypothèse, balise le terrain à mort, et laisse un max de portes ouvertes.

     

    Ainsi pendant une période assez longue Assez est évidemment le mot-clé de la première porte. Deux acceptions pour ce mot, premièrement en suffisance, deuxièmement moyennement. L'une comme l'autre sont insatisfaisantes pour un sujet normal (et je vous laisse imaginer ce qu'il peut en être pour un hypocondriaque). Qui viendra dire, en effet, qu'il a été en bonne santé en suffisance ou dans un temps suffisant ? « Bon voilà, j'ai eu mon comptant de bon pied bon œil, teint frais et bouche vermeille. J'en ai assez, que viennent la maladie, et l'affaiblissement, et l'incapacité et les fièvres, voire plus si affinités. » Quant à avoir la santé pour une période moyennement longue, c'est comme pour l'oral de l'ENA, la taille du pénis ou l'espérance de vie, on a tendance à préférer être au-dessus de la moyenne. C'est humain.

     

    Quant à la parenthèse, dans quels abîmes de perplexité ne fait-elle pas plonger le lecteur du dico (et plongée en apnée, parce qu'après être vivant, c'est tintin pour la moindre virgule c'est pas une définition pour asthmatique ni pour gros fumeur). Personnellement pour ne prendre que mon cas propre j'aimerais que quelqu'un m'explique ce qu'est une anomalie ou un traumatisme qui n'affecte pas les fonctions vitales. D'accord je veux bien il suffit de savoir faire jouer le curseur de vitales. Il existe un « minimum vital », auquel correspondent des « minima sociaux ». Je ne sais si on définit le minimum vital en fonction des sommes disponibles pour les minima sociaux, ou l'inverse. C'est une question essentielle qui, on le voit aisément, détermine la philosophie, l'esprit de toute une société.

    Raison pour laquelle, à l'instar des prétendus « responsables » politiques, nous la laisserons pendante.

     

    Si on entend par fonctions vitales juste respirer, s'alimenter, avoir un organisme qui honore grosso modo son contrat de fonctionnement, alors d'accord on ne peut pas dire en rigueur de termes qu'un déménagement affecte de manière significative la santé. Dès lors que vous avez retrouvé le carton étiqueté cuisine, repéré la supérette la plus proche, vous pourrez éviter l'inanition. Et à moins d'être sadiquement enterré sous une avalanche de cartons par des déménageurs serial killers, vous continuerez à respirer normalement.

     

    Des déménageurs serial killers, il en existe forcément, car tout existe en ce bas monde, mais je pense qu'ils sont assez rares, ou en tous cas que ceux qui sont dans ce cas ne serialkillent qu'en dehors des heures de travail. Voilà une affirmation gratuite direz-vous. Pas du tout. Démonstration. Tous les profilers s'accordent à dire qu'un serial killer est en demande de reconnaissance sociale, pour des raisons que l'on déniche en fouillant dans son passé. Lequel n'est pas sans rapport avec une déchetterie, plein de cochonneries inutilisables. Or un déménageur n'a aucun déficit de reconnaissance sociale, témoin la difficulté que vous avez eu à faire inclure votre déménagement dans son emploi du temps. D'autre part un serial killer assouvit par ses crimes – dixerunt toujours les profilers – un besoin exacerbé de rituel obsessionnel. Or le besoin de rituel obsessionnel est largement satisfait, dans le cas d'un déménageur, par le rangement des cartons et meubles dans le camion. Il est même probable, notre discussion m'en fait m'en aviser, que c'est pour cette raison, une raison prophylactique en somme, que la contenance du camion est toujours calculée ric-rac par rapport au volume de votre mobilier & cartons. Histoire que les tendances serialkillesques soient étouffées dans l'œuf.

     

    Mais, pour revenir à la définition de Little Bob, on peut essayer de mettre un peu plus dans le concept de fonctions vitales, même sans être trop exigeant, par exemple ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Car je vous fais remarquer que la définition parle bel et bien d'un fonctionnement harmonieux desdites fonctions. Et là, pas besoin de vous faire un dessin, le moindre déménagement présente une forte incidence sur tout ou partie des éléments cités. Il y introduit de façon caractéristique les anomalies qui ne manqueront pas de provoquer les traumatismes suggérés par Bobo.

     

    Nous conclurons donc que, voilà c'est comme ça, le déménagement n'est pas bon pour la santé. C'est un point sur lequel les autorités sanitaires devraient se pencher sans tarder. Une campagne de santé publique s'impose de toute urgence. Je suggère que les camions de déménagement portent désormais des bandeaux avertisseurs :

    déménager peut perturber gravement votre cadre de vie ; les déménageurs réguliers s'exposent à des anomalies de la mobilité ; un déménagement vaut ½ incendie ; déménager pendant la grossesse accroît les risques de dépression post partum ; déménager réduit le luxe, provoque des luxations, pour la luxure on sait pas mais dans le doute déménagez couverts ; tout déménageur est un serial killer en puissance.

     

    Bon pour le dernier, on est d'accord c'est pas entièrement vrai voir plus haut, mais dans les campagnes de prévention c'est comme ça, il faut effrayer beaucoup pour espérer obtenir une petite prise de conscience. Exactement comme on ferait par rapport aux risques du nucléaire – à supposer bien sûr que nous n'eussions pas le bonheur de vivre dans le seul pays à l'abri de tout traumatisme dans ce domaine, vu qu'aucune de nos centrales ne présente, n'a présenté ni ne présentera jamais la moindre anomalie de fonctionnement.

     

    Bébert donne comme il fallait s'y attendre des citations et des exemples d'emploi du mot. J'en retiens un de chaque. La citation est de Bergson : une santé intellectuelle se manifeste par le goût de l'action, la faculté de s'adapter. Elle nous permet de conclure sans hésitation que Bergson présentait donc de bien meilleures aptitudes déménagistes, fussent-elles intellectuelles, que cette feignasse de Baudelaire avec son ordre son calme et sa volupté. Oui alors ici je vois ce qu'on va m'objecter. Si Baudelaire squattait les hamacs sous de vastes portiques que les soleils marins teignaient de mille feux (je pense qu'il devait s'agir d'un petit hôtel sympa à Maurice), ce n'était pas par feignasserie, mais bien pour soigner sa dépression spleenique.

    Eh bien c'est là ou Robert est très fort, car il a prévu le hic, enfin l'objection, témoin l'exemple d'emploi qui suit. Maison de santé : maison de repos privée où l'on soigne principalement les maladies nerveuses ou mentales.

     

    J'en profite pour m'adresser aux dépressifs, mélancoliques et autres serial spleeners parmi mes lecteurs. Vous avez bien sûr compris qu'il faut éviter tout déménagement, aussi nuisible à la santé psychique qu'à la santé physique. Vous voyez ici en outre que si jamais un destin contraire vous obligeait néanmoins à le faire, déménagez dans n'importe quelle maison, mais surtout pas dans une maison de santé. D'ailleurs aucun agent immobilier sain d'esprit ne mettrait dans son annonce : charmante maison de repos privée. C'est comme on dirait : charmante maison en confort déficiente, ou : charmante maison en espace limitée.

     

    Cela dit, face au traumatisme que constitue un déménagement, il y a toujours des possibilités de résilience. Le concept de résilience peut être assez bien cerné en faisant une fois encore appel au spécialiste déjà convoqué, puisque nous l'avons sous la plume – enfin le clavier, je dis plume ça fait plus sympa style mon ami Pierrot – j'ai nommé Baudelaire lorsqu'il écrit : sois sage ô ma douleur et tiens-toi plus tranquille. On remarquera que la résilience, selon cette formule, ne consiste pas en une annulation de la douleur considérée, mais en sa domestication, sa transformation en animal de compagnie, en génie familier. Ainsi peut-on faire avec les traumas inhérents au déménagement.

     

    Prenons comme exemple la lettre circonstanciée envoyée par l'agence de location dès réception de notre préavis de départ. Elle mettait un malin génie à détailler les « retenues locatives » envisageables suite à l'état des lieux de sortie, assorties de leur coût en euros : 6 euros par ampoule manquante, 2 euros par trou de cheville, 18 euros par rayure du plancher etc. Elle nous permit de comprendre illico que, quel que fût l'état dans lequel nous rendrions l'appartement, quel que fût son rapport avec celui dans lequel il nous avait été fourgué (dont j'épargne les détails aux âmes sensibles), tout ou partie des retenues annoncées viendraient amputer, voire liquider notre caution.

     

    Ce serait alors bien le cas de parler d'une anomalie de notre santé, en particulier celle de notre compte en banque. Mais nous n'avions malheureusement plus la solution que nous eussions gagné à adopter dès notre rencontre avec cette agence de pourris, à savoir la fuite, dont Spinoza affirme à juste titre qu'elle demande parfois autant de courage que le combat, d'autant qu'il y va de notre conatus. Et dont Montaigne précise à tout autant juste titre que c'est la seule attitude envisageable devant les cons si vous ne voulez pas leur ressembler : Il est impossible de traiter de bonne foi avec un sot. Mon jugement ne se corrompt pas seulement à la main d'un maître si impétueux, mais aussi ma conscience (Essais III 8 De l'art de conférer).

     

    Restait la résilience. Elle ne consisterait donc pas, d'après Charly Bod, en ce qui nous aurait fait pourtant le plus de bien, déchirer la lettre objet de notre ressentiment. Il s'agissait au contraire de la transformer en quelque chose de familier. Nous optâmes donc pour une subversion esthétique l'intégrant à notre nouvelle déco sous la forme d'un sous-verre que nous placardâmes bien en vue au-dessus de la cheminée, à côté de notre diplôme des Déménageants les Plus Cartésiens de France. Pour parfaire l'ensemble je plaçai artistiquement sur la tablette de la cheminée quelques origamis créés à partir des dernières pages rescapées de ma thèse putative sur « L'absolutisation de la relativité du concept d'ambivalence considéré dans une lecture comparative du chapitre 2 du livre III des Essais (Du repentir), et du scolie de la proposition 39 de la partie III de l'Ethique (De l'origine et de la nature des affects) ».

    Alliance parfaite du yin et du yang : consistance serrée du papier, évanescence subtile du sujet. Pas à dire, nous approchions de l'esprit feng-shui.

     

    Ce qui n'empêcha pas l'arrivée, au dernier jour du délai légal de deux mois, de la lettre faisant pendant à la précédente, à savoir le solde de tout compte de notre caution. Après le feng-shui, le fait-chier, c'était fatal. Le monde n'est qu'une balançoire toujours en mouvement. (Enfin dans le texte Montaigne dit une branloire pérenne, mais on sait jamais avec les lecteurs. Aussi bien y en a qui auraient fantasmé sur ses dispositions onanistes. Cela dit, c'est un sujet qui en vaut un autre. Peut être que si je l'avais choisi pour ma thèse, à l'heure qu'il est elle ferait un tabac en librairie?)

     

    • Axel, c'est la lettre de l'agence ...

    • Oui ? Ouvre-la.

    • J'aimerais mieux que ce soit toi, car je préfère quant à moi réduire l'image présente de l'affect passé négatif parce que sinon tu sais ce que c'est, crise de ...

    • Bon donne … Ah les sales cons ! Tu te rends compte, sur la caution plus le demi-mois, ils nous reversent seulement 100 euros !

    • Euh mais auraient-ils oublié que l'idée d'une chose quelconque ne peut être limitée que par une chose quelconque de même essence, et que par conséquent ...

    • Je te vais leur faire une lettre salée !

    • Oui, oui, faut pas hésiter ! Sale engeance immobilière ! Passe encore que ces rats grignotent notre compte en banque, mais il faut pas les laisser saper notre moral !

    • T'as encore l'énergie de filer la métaphore, toi, je vois : si tu la faisais, la lettre, après tout c'est toi la spécialiste de littérature ?

    • Euh oui, bien sûr … Bon, je la fais … Je la ferai … Demain. On la fera ?

     

    Mais demain, comme toujours, fut un autre jour. Et puis d'autres jours autres passèrent, effaçant peu à peu le stress premier. Et la lettre fut remisée dans un coin du meuble-à-ranger-ce-qui-traîne, antichambre de la poubelle et de la déchetterie. Elle y dormit quelque temps, avant de s'imposer à nouveau et inopportunément à ma conscience lors d'une séance de ménage à fond, propice à la table rase sur le meuble-à-ranger-ce-qui-traîne.

     

    • Axel, qu'est-ce qu'on fait finalement avec la lettre de l'agence ?

    • Quelle lettre ? On n'a pas fini avec eux ?

    • Si. Non. Enfin tu sais c'est la lettre où ils disaient qu'ils nous retenaient plein de trucs sur la caution. On devait pas leur répondre ?

    • Ah oui c'est vrai. On tu avais dit que tu allais leur écrire.

    • Tu crois qu'on le fait, finalement ?

    • On toi si tu le sens. Car en ce qui concerne on moi, je laisse tomber. Pas la peine de se prendre la tête avec ça.

    • Bon. Alors je la mets en sous-verre à côté de l'autre, dans la ZHR ?

    • C'est quoi ça ?

    • Ben là, au-dessus de la cheminée, la Zone de Haute Résilience.

    • Ah oui, je finis par plus voir tous ces trucs, à force de les avoir sous les yeux.

    • C'est normal, c'est même très précisément le B A BA du plan AB, Accoutumance Baudelairienne.

    • L'ennui c'est que maintenant, je la revois cette lettre, et même je vois plus qu'elle sur le mur, et si en plus on ajoute l'autre...

    • Bon alors on passe à l'option RAS ?

    • Oui, c'est mieux, je préfère.

     

    L'option RAS, Résilience Agrément Spinoziste, consista en l'occurrence à faire un usage radical de notre liberté en précipitant le trajet de la lettre depuis le meuble-à-ranger-ce-qui-traîne jusqu'à la poubelle. Une façon comme une autre d'ignorer les hommes qui par leur affects négatifs se rendent pénibles aux autres. Et ainsi de limiter la diminution de notre puissance d'être qui n'avait pas besoin de ça. Quant à la première lettre, elle rejoignit la seconde, pour une impérative raison esthétique. Les lettres ne pouvaient à la rigueur faire sens que dans une présentation en diptyque. Or qui dit diptyque dit deux. Or deux moins un égale un.

    Donc voilà.

     

    Je sais que cette renonciation à résister à l'engeance des RSA (Rats & Syndics d'Agences) ne fut pas très fair play envers les futurs autres locataires pigeons, je sais qu'il aurait été avisé autant qu'altruiste de porter l'affaire devant 60 millions de consommateurs. Mais comme dit Montaigne : chacun sa merde.

     

    • Oui mais Spinoza, lui, il dit pas qu'on est tous dans la même, de merde ?

    • Axel, s'il te plaît, restons positifs ...

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Chinoiseries

    J'ai glané (et me suis amusée à commenter) il ya quelque temps des phrases dans un recueil de sentences chinoises. Aujourd'hui je vous livre un petit parcours animalier.

     

    Patience ! Avec le temps, l'herbe devient du lait. (Proverbe)

     

    A condition d'être vache, non ? Et de plus une vache non anorexique, car pour que l'herbe devienne du lait, il faut bien la brouter, l'ingérer, la ruminer. Il faut avoir de l'appétit, et de l'appétit pour cette herbe-là, celle du petit carré d'alpage ou du bout de lande que la vie vous a alloué. Et inutile, sous peine d'aigrir votre lait, de lorgner sur le pré d'à côté dont l'herbe paraît tellement plus verte. Quant à compter sur un hypothétique bon berger qui vous conduise aux verts pâturages de vos rêves, est-ce bien raisonnable ?

     

     

     

    Le chien au chenil aboie à ses puces ; le chien qui chasse ne les sent pas. (Proverbe)

     

     

     

    Jolie métaphore. Au passage, question : pourquoi la métaphore est-elle la figure de style par excellence ? Peut être parce qu'elle rend compte de l'énergie synesthésique qui unit la sensation, le sentiment, la pensée. Elle tient bon sur le lien corps-psyché qui est le fondamental humain. C'est pourquoi les métaphores les plus parlantes sont, comme ici, celles qui relient le prosaïque le plus quotidien, trivial, humble, et les réalités disons faute de mieux duhaut - grandes pensées philosophiques et existentielles. La métaphore est une échelle de Jacob dans l'écriture.

     

    En outre, malgré ma ridicule phobie des chiens réels, les personnages et représentations de chiens me sont particulièrement sympathiques. Il y a par exemple cette extraordinaire œuvre de Goya : un petit museau de chien émerge du noir, dans le tiers inférieur de la toile, les deux tiers supérieurs surplombant le petit chien d'un ciel-muraille noir, brun ocre, qui s'éclaire seulement d'un rectangle lumineux, évanescent, autour de la petite tête. Un tableau prodigieux, et une belle métaphore pour le coup de la tension du peintre entre la prégnance de ses pensées noires et son désir de s'en remettre à la simplicité de la vie à vivre au jour le jour.

     

    Bref, pour en revenir à ce proverbe, on est bien sûr d'une certaine façon radicalement toujours des chiens au chenil, enfermés dans les limites et les difficultés de notre condition humaine. Il faut savoir s'évader du chenil où, forcément, on ne s'occupe qu'à chercher la petite bête, où on s'épuise à la lutte perdue d'avance contre la dévoration des puces. S'évader et se consacrer à la chasse, c'est à dire se trouver un désir à pister, quel qu'il soit. On sait que beaucoup de désirs et de chasses sont dérisoires, mais qu'importe, ils sont mouvement. Et on peut y trouver notre plaisir existentiel sans en être dupe. C'est ce que dit si magnifiquement Montaigne en parlant des philosophes sceptiques dans son chapitre sur Raimond Sebond (II, 12) : Il ne faut pas s'étonner si gens désespérés de la prise n'ont pas laissé d'avoir plaisir à la chasse. Y a-t-il une meilleure définition d'une acceptation sereine et joyeuse de sa condition humaine ?

     

     

     

     

     

     

    Si vous ne pouvez empêcher les oiseaux de malheur de voler au-dessus de vos têtes, au moins vous pouvez les empêcher de faire leurs nids dans vos cheveux ! (Proverbe)

     

     

     

    Cette histoire d'oiseaux me fait immédiatement visualiser les pires scènes du film d'Hitchcock. J'ai facilement une répulsion phobique à l'égard de ces bêtes-là. Est-ce l'œil rond, les pattes plus ou moins griffues, les becs ? En plus je les trouve laids : ce gros corps sur des petites pattes, cette allure d'automates quand ils ne volent pas (comme dirait Baudelaire). Exemple les pigeons : laids, cons, et en plus qui fientent partout. Seuls trouvent grâce à mes yeux les grands rapaces en vol, à qui je reconnais une esthétique d'envergure. Mais surtout, du point de vue de la teneur de ce proverbe, ce qui est terrifiant avec les oiseaux, c'est qu'ils arrivent d'en haut, ils vous fondent dessus, comme on dit, et vous attaquent là où vous êtes le plus vulnérable, la tête, la face, les yeux. Parfaits donc pour imager autrement un complexe de Damoclès.

     

    Faire leurs nids dans vos cheveux. Rien que lire ces mots me donne la chair de poule (tiens, encore un oiseau). Je sens leurs pattes racler mon cuir chevelu, leurs becs me tirailler les cheveux et s'y emberlificoter, et leurs fientes les engluer. Beurk beurk beurk. Pour continuer dans le film d'horreur, imaginons les monstres que seraient pour une tête enfantine des poux de la taille de pigeons, hein ? Au bout du bout, je crois qu'on tombe plus ou moins sur l'image du crâne du pendu, fendu par les becs des corbeaux qui viennent y becqueter la cervelle.

     

    Bref, une métaphore efficace. Elle m'a permis un bon exercice cathartique. Car de manière plus abstraite, ce proverbe peut se résumer à une exhortation à ne pas se laisser prendre la tête par les angoisses. Et rien de tel que de les fatiguer, les angoisses, avec un petit moment hitchcockien.

     

     

     

     

     

     

  • Chapitre 5

    Que vous attendez avec impatience, j'en suis sûre ...

    A propos je rappelle que le chapitre 1 et la table des matières sont dans l'entrée "pour varier les plaisirs".

     

    Chapitre 5 : Quels sont les meilleurs gestes déménagistes ?

     

    De la méthode faisons table rase.

    René des Dés : Méditations aléatoires

     

    Toute procédure logique, pour parvenir à un effet concret sur la substance de la chose, doit nécessairement rendre présente l'essence de cette même chose, comme le formula clairement Spinoza lors de son propre déménagement d'Amsterdam à La Haye. Ainsi, quoique le déménagement ait pour cause de soi une affectation de l'intellect, elle-même déterminée par des éléments divers de fortune tels que herem majeur du rabbinat ou dénichage d'une jolie petite maison, il nécessite une action. Qui dit action dit gestes. Pour Spinoza les gestes furent simples et en nombre limité, simplicité et limite proportionnelles à la faible quantité de ses possessions, autant qu'à la grandeur de son âme. Il soutenait d'ailleurs que les deux sont nécessairement liées. Mais je vous rassure, cela fut infirmé par nombre de philosophes par la suite. Et de fait, on ne peut que reconnaître la forte éthique humaniste des spéculateurs financiers internationaux : il semblerait donc que Spinoza se soit sur cette question laissé entraîner à quelque irrationalité.

     

    Bref une fois démonté le lit hérité de son père (qui fort heureusement se présentait en kit car Papa Spinoza était un homme pratique, ce qui prouve bien que les chiens ne font pas des chats), il ne lui resta plus qu'à emballer ses vêtements dans une valise. Pour ses livres, n'ayant pas encore publié tous les siens, un seul carton lui suffit, sur lequel il inscrivit tout simplement livres, car c'était un homme épris de vérité et plein du courage nécessaire à affronter la vindicte d'un déménageur. Il faut dire que la profession n'existait pas à l'époque, ceci soit dit sans déprécier sa grandeur d'âme.

    A ce propos je suis obligée de signaler que le mot exact que Spinoza inscrivit sur ledit carton ne fut pas livres bien sûr car il ne parlait pas français. Mais ce ne fut pas non plus le mot néerlandais. Que j'ignore évidemment, sinon je l'aurais écrit histoire d'impressionner mon lecteur, car l'Ambition est un Désir par lequel tous les affects se trouvent alimentés et renforcés (…) Même les philosophes, dit Cicéron, en tête des livres qu'ils écrivent pour inciter à mépriser la gloire, inscrivent leur nom. Il inscrivit le mot latin, libri, parce que ça ressemble à liberi qui veut dire libres. Car Spinoza croyait – tous les grands esprits ont leur naïveté – que la liberté découlait de la pensée, et vice-versa. Il faut dire que pour constituer sa bibliothèque il avait préféré l'oeuvre du bon vieux Descartes à celle d'autoproclamés nouveaux philosophes, ceci explique peut être cela.

     

    En tous cas il ressort, aussi bien de l'exemple de Spinoza par lequel j'ai éclairé ici mon propos, que du chapitre précédent, que l'on déménage d'autant mieux qu'il y a moins de choses à déménager. Par conséquent les bons gestes sont ceux qui visent à réduire la quantité de substance déménageable, autrement dit ils mènent tout droit à la décharge la plus proche. Le déménagement est en effet un moment de prise de conscience aiguë de l'encombrement de sa vie par un tas de choses inutiles, ou laides, ou les deux à la fois, dont on peut se demander par quelle aberration éthico-esthétique on a pu d'abord les acheter et/ou se les laisser fourguer, puis, surtout, leur faire si longtemps place en son chez soi.

     

    • C'est quoi ce truc ? Dis-je en brandissant un objet assez indescriptible, en tous cas semblable à rien d'enregistré dans ma mémoire pragmatique.

    • Euh attends que je regarde … Ah oui c'est le bidule de rechange pour l'appareil à faire les tartines qui retombent toujours du bon côté.

    • Tu crois ? On dirait plutôt l'étui du machin à couper les cheveux en quatre.

    • Mais non, ça je viens de le ranger dans le carton bricolage.

    • L'étui ou le machin ?

    • L'étui.

    • Oui mais si on sait pas où est le machin, tu crois que garder l'étui, ça peut servir à quelque chose ? M'insurgeai-je alors dans une interrogation d'un cartésianisme incontestable.

    • Premièrement est-on sûr de savoir quoi que ce soit de l'utilité de quoi que ce soit, sachant le nombre de paramètres à considérer : les cours de la Bourse, le changement climatique, la variabilité de nos humeurs et consécutivement de nos désirs etc. Me répondit Axel du tac au tac en lecteur conséquent de Montaigne. Et deuxièmement le machin lui-même je l'ai vu pas plus tard qu'hier en fermant un carton de livres.

    • Ah bon ? Mais pourquoi tu l'as pas jeté tout de suite ?

    • Premièrement parce que le jeter sans son étui eût été une erreur de méthode qui nous eût conduits à regretter notre geste si par hasard nous retrouvions l'étui, or la probabilité n'en était pas nulle, la preuve. Deuxièmement tu l'avais mis en marque-page dans l'Ethique, ce qui m'a conduit à inférer de son utilité adéquate sur cette substance en acte précisément. Mais bon si ça t'amuse, t'as qu'à ouvrir le carton et tu le jettes, le machin. Je me contente de te faire remarquer qu'après il faudra que tu recommences l'Ethique à zéro, du coup on prendra du retard à l'emballage, du coup tu vas stresser, crise de nerfs-larmes-foi en toi, et je te rappelle que tu as déjà emballé tes mots croisés force 8.

     

    Reculant devant la fatigue d'avoir à ouvrir les cartons bricolage et Spinoza 2, à en extraire simultanément le machin et son étui pour les jeter ensemble, ce qui du point de vue logique aurait été satisfaisant, mais bon, nous conclûmes : « OK on jettera à l'arrivée ». Ce qui d'un point de vue logique était plus contestable. Mais bon.

     

    N'empêche cela nous amena à la prise de conscience sus mentionnée, si bien que nous jetâmes sans états d'âme la lampe cassée de la tante Adèle que nous n'avions jamais réparée (la lampe, car les réparations de Tante Adèle sont prises en charge par son chirurgien plastique remboursé par la sécu), le ventilateur dont les collègues de bureau d'Axel avaient vanté l'efficience en le lui offrant pour son départ à la retraite, mais qui était si lourd que rien que l'idée de le déplacer nous donnait des suées, le vieux tatami à sumo, coup de coeur d'un jour de désoeuvrement que nous emplîmes en arpentant un vide-greniers, les cartons du déménagement précédent qui moisissaient à la cave, et tous les vêtements jamais remis de saison en saison qui squattaient nos armoires.

     

    Et pourtant beaucoup des miens avaient survécu à tant de déménagements, tel un manteau rouge de mes trente ans, désormais immettable avec ses épaulettes extravagantes des années 80, ou un autre, rouge encore, de mes quarante ans, râpé, déformé, décousu. Ils étaient là, entassés sur mon lit avec le reste. Des pantalons trop serrés désormais malgré la gymnastique et la raison pratique alimentaire : c'est fou je me trouvais toujours trop grosse mais j'entrais là-dedans ! Des robes où je fus paraît-il désirable mais qui aujourd'hui accusaient sans pitié le flétrissement de la peau, le ramollissement des chairs, la ternissure du teint … J'avais gardé toutes ces fringues toutes ces années, de déménagement en déménagement, de cartons en cartons, pourquoi ?

    Bonne question, dont voici la réponse, qui m'apparut en une illumination : ceux-ci n'étaient pas des vêtements. C'étaient des talismans déguisés en vêtements. Je les gardais avec la pensée magique autant qu'inavouée que tant qu'ils seraient là, dans la pénombre de la penderie, mon passé ne serait pas tout à fait passé, mon énergie pas trop amortie, et ma beauté pas complètement amatie. Mais ce jour-là enfin je les entassai dans un carton, sur lequel je barrai vêtements d'un feutre décidé, et du même feutre aussi décidé, inscrivis : nostalgie. Que je fis suivre d'une flèche, elle-même suivie du mot décharge. Ensuite, sur une impulsion, je saisis un autre carton, que je fermai sans rien y mettre. Au moment d'écrire l'étiquette pour les déménageurs, je compris que Spinoza ne racontait pas que des conneries, parce que le mot qui me vint à écrire c'est Joie.

     

    Le voyage vers la décharge – que l'on appelle plutôt déchetterie je ne sais pourquoi il faudra que je demande à Pequeno Roberto, peut être est-ce encore un de ces parmétons qui jalonnent notre vie quotidienne - est donc un des bons gestes qui assurent la réussite du déménagement. On y joint parfois l'utile à l'agréable. Il est généralement admis que les déchetteries sont le premier maillon de la chaîne du recyclage grâce à laquelle nos sociétés ont quelque chance premièrement de ne pas mourir étouffées sous leurs déchets, deuxièmement de limiter l'exploitation des ressources à la stricte nécessité spéculative. L'utilité apparaît d'ailleurs de façon immédiate dès le début de la chaîne, puisque les déchetteurs (déchettistes ? déchettards ?) recyclent d'emblée et avec raison tout ce qui est en bon état. Nous nous sommes ainsi assuré un beau succès d'estime aussi réconfortant qu'inattendu le jour où nous avons apporté certains sacs.

    • Et là, y a quoi ?

    • Des liv's.

    • Des quoi ?

    • Des liv's.

    • Des lièvres ? Morts ?

    • Non, des LIVRES, finis-je par articuler distinctement, avec le même courage que le samouraï son banzaï. On les met au container papier ?

    • Attendez, faites voir, parce que ça dépend … Ah c'est des livres de classe, ils sont tout neufs dites donc, vous êtes sûrs que vous voulez les jeter ?

    • Ben c'est à dire on aurait voulu les donner plutôt, mais à Emmaüs ils sont pas trop chauds parce que les livres ce n'est pas ce que les gens achètent, ou alors vraiment pas chers, après ça les encombre …

    • Oui c'est sûr les livres ça sert pas, mais ceux-là c'est pas pareil, les livres de classe ça sert un peu quand même normalement.

    • En fait c'est que je me suis dit, et j'ai proposé au centre social à côté de chez nous pour leur soutien scolaire, mais ils ont dit que ça les intéressait pas …

    • Du soutien scolaire ? Attendez j'appelle mon collègue.

     

    Je dois dire que je fus impressionnée par le degré de spécialisation des déchettologues auxquels nous avions affaire, et du cartésianisme militant dont on pouvait les créditer. En fait c'était un peu moins cartésien et un peu plus existentiel. Le collègue en question avait une fille en 6°. En classe de 6°, naturellement, je ne parle pas de son rang dans la fratrie considérée qui premièrement ne nous regardait pas, et deuxièmement était dépourvu d'incidence réelle sur le cours des événements.

    • Regarde : toi qui cherches des bouquins pour faire travailler ta fille …

    • Super ! En plus ils sont tout neufs !

    • Oui, intervins-je, afin d'ajouter à leur positivité actuelle un affect de même sens, ainsi propre à accroître encore leur puissance d'exister, et en plus ce sont les nouveaux programmes de grammaire.

    • Ah bon, les programmes ils ont encore changé ?

    Le débat dut malheureusement s'arrêter là pour cause d'embouteillage devant les containers papier. C'est dommage j'aurais eu beaucoup de choses à dire à ce sujet.

     

    Je ne voudrais pas cependant terminer ce chapitre sans éclaircir mon propos concernant les compagnons d'Emmaüs, dont la mention de leur peu d'enthousiasme à l'égard des livres ternirait à tort leur réputation auprès de mes lecteurs qui par définition s'enthousiasment, eux, pour les livres, particulièrement les miens puisqu'ils sont toujours là. Devant nous défaire de notre cuisinière quasiment neuve (notre précédent déménagement datant de même pas trois ans) nous la leur avons proposée.

    • Oui d'accord, une équipe passera la chercher.

    • Bon, on dira aux déménageurs de vous la descendre sur le trottoir.

    • On peut monter la chercher, vous savez.

    • Y a quatre étages quand même, ils auront le monte-charge.

    • Bon OK.

     

    Le jour dit, c'est à dire J, les cartons de livres ayant été déblayés, les déménageurs en vinrent à la cuisine.

    • Bon, là, tout part ?

    • Oui, sauf la cuisinière, elle est pour Emmaüs.

    • Mais elle est en super état ! Vous préférez pas la vendre ?

    • Bof, c'est plus simple comme ça, et ça sera bien pour eux. Normalement ils vont pas tarder, et puis s'ils sont pas là quand vous avez fini, vous l'emporterez et vous en ferez ce que vous voudrez.

    • Ah oui super ! Espérons qu'ils vont pas se pointer trop tôt.

     

    Mais Emmaüs n'a qu'une parole et le sens de la ponctualité, car la sonnette sonna à ce moment précis. Je les vis chercher vainement une place dans la rue obstruée par le camion de déménagement, et se résoudre à se garer deux rues plus loin.

    • Voilà, c'est cette cuisinière.

    • Oh elle est belle !

    • Ça va être lourd, non ? Vous savez, vous pouvez mettre la camionnette devant la grille du parking, pour cinq minutes …

    • Non, non, on veut pas gêner, vous inquiétez pas on a l'habitude.

     

    On veut pas gêner. Phrase suffisamment rare dans la bouche de nos contemporains pour que je m'y arrête et la salue comme il se doit. Elle ne viendrait, par exemple, à nul automobiliste garé en triple file devant le distributeur de billets, et méprisant la place qui l'obligerait à faire 50 mètres à pied, pas plus qu'à tel passager de train, de car ou de bus, hurlant dans son portable tandis que ses voisins tentent de dormir ou de lire, et même pas peut être à des déménageurs n'ayant pas fait l'effort de serrer un tant soit peu leur camion contre le trottoir, histoire de ne pas obliger chaque imprudent engagé dans la rue à une hasardeuse marche arrière.