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  • Les mots et les chausses


    Si j'étais de ceux à qui le monde peut devoir louange, je l'en quitterais et qu'il me payât d'avance (…) Quel que je sois, je le veux être ailleurs qu'en papier. (…) J'ai mis tous mes efforts à former ma vie. Voilà mon métier et mon ouvrage. Je suis moins faiseur de livres que de nulle autre besogne. J'ai désiré de la suffisance pour le service de mes commodités présentes et essentielles, non pour faire magasin et réserve à mes héritiers. Qui a de la valeur, si le fasse paraître en ses mœurs, en ses propos ordinaires, à traiter l'amour ou des querelles, au jeu, au lit, à la table, à la conduite de ses affaires et économie de sa maison. Ceux que je vois faire des bons livres sous de méchantes chausses, eussent premièrement fait leurs chausses, s'ils m'eussent cru. Demandez à un Spartiate s'il aime mieux être bon rhétoricien que bon soldat ; non pas moi que bon cuisinier, si je n'avais qui m'en servît.

    (Essais II,37 De la ressemblance des enfants aux pères)

     

    Ces phrases ont pour contexte une parenthèse adressée à Mme de Duras en tant que future lectrice. Il s'y produit logiquement ce débat entre l'homme présent et l'auteur « postéritable ». L'estime escomptée de la postérité est un salaire dont on ne pourra jamais jouir, en réalité. La gloire posthume est monnaie de singe. Ne contente que ce qui est au comptant. Rien ne vaut la « vraie vie ».

     

    Et dans la vraie vie, les idées et le savoir abstrait, aussi justes soient-ils, n'opèrent pas directement. Une pensée n'est pas bornée par un corps ni un corps par une pensée, comme dit notre ami Spin. La praxis est reine, c'est dans les mille et un fils du tissu concret de la réalité quotidienne, les fuseaux à démêler, dira M. des Essais ailleurs (I,26), que se jouent ses commodités essentielles. Car quelle que soit leur gravité, même minime, les emmerdes quotidiens ont une incidence souvent forte sur les variations de joie et de tristesse qui nous meuvent (comme dit encore l'ami Spin, que décidément j'aime à mettre à toutes les sauces – à chacun sa cuisine).

     

    Or côté praxis et démêlage des embrouillaminis de la réalité, y a pas photo entre ceux qui ont appris à faire de leurs mains, et plus généralement à procéder sur le réel, et ceux qui ne savent que travailler du ciboulot. On me dira que ce n'est pas incompatible et on aura bien raison. A vrai dire c'est le pied quand on allie les deux. Mais c'est bien rare, à un bon niveau j'entends. Car si grosso modo la philo est à la portée de tout le monde, c'est une autre paire de manches avec la plomberie, l'électricité ou la mécanique auto, telle est mon expérience ...

     

    Montaigne affirme ici, comme ailleurs celle de l'écuyer face au logicien, sa préférence pour la compétence du cuisinier face à celle du rhétoricien. C'est que l'un nourrit, l'autre pas nécessairement. Que sont en général plus goûteuses en bouche les réalisations de l'un que les mots abstraits de l'autre. Cependant, petit feinteux comme toujours (ambitieuse subtilité) Montaigne décale son propos par la chute si je n'avais qui m'en servît. A rhétoricien rhétoricien et demi.

     

    Quant à la remarque sur les chausses comme symbole de la vie concrète opposée à la vie disons de l'esprit symbolisée elle par la production des livres, elle me suggère le rapprochement avec le proverbe l'habit ne fait pas le moine. L'apparence extérieure peut souvent être masque, mensonge au service de toutes les tartuferies, c'est pas faux. Mais on peut faire également la remarque que l'habitus de chacun, même dans le paramètre relativement futile de la vêture, entretient avec sa personnalité une relation intime, y compris à travers ses manœuvres de déguisement.

     

    Le style, le choix des mots sont de l'écrivain à la fois le vêtement et le corps, l'être. Ici mélange savoureux made in Montaigne entre profondeur et légèreté ironique. Et c'est à ajuster être et écriture qu'il travaille dans son livre d'essais. Ou peut être faut-il dire d'essayages.

    Cette difforme liberté de se présenter à deux endroits, et les actions d'une façon, les discours de l'autre, sont loisibles à ceux qui disent les choses ; mais elle ne le peut être à ceux qui se disent eux mêmes, comme je fais ; il faut que j'aille de la plume comme des pieds. (III,9)

     

    Au fait, à propos de choix des mots, mon ciboulot qui a le goût des questions zoiseuses me propose celle-ci : pourquoi ici chausses pour désigner la vêture ? Pourquoi pas manteau, bottes, gants, chapeau ?

     

     

     

     

  • Subtilité ambitieuse

     

    Laisse, lecteur, courir encore ce coup d'essai et ce troisième alongeail (il s'agit du livre III)du reste des pièces de ma peinture. J'ajoute, mais je ne corrige pas. Celui qui a hypothéqué au monde son ouvrage, je trouve apparence (il me paraît logique) qu'il n'y ait plus de droit (…) Mon livre est toujours un. Sauf qu'à mesure qu'on se met à le renouveler afin que l'acheteur ne s'en aille les mains du tout vides, je me donne loi (jem'autorise) d'y attacher (comme ce n'est qu'une marquèterie mal jointe), quelque emblème supernuméraire. Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent point la première forme, mais donnent quelque prix particulier à chacune des suivantes par une petite subtilité ambitieuse. (Essais III,9 De la vanité)

     

    Eventail du vivant, et sa correspondance métaphorique (et pas que) dans l'éventail des humeurs et traits de personnalité d'un vivant (en l'occurrence Montaigne) : ça c'est quoi dont au sujet duquel je causais la dernière fois.

    Je complète le propos par les phrases ci-dessus qui montrent à présent la correspondance entre l'éventail de la personnalité et celui de l'écriture.

     

    Les Essais «évoluent » en déployant leur éventail de pages sans souci d'aboutir, de se « finaliser » dans une forme parfaite, ni même réellement construite, planifiée, modélisée. Leur forme et leur caractère sont de ne pas s'enfermer dans une forme et un caractère.

     

    Montaigne en a pris conscience au fil de l'écriture. Bon lecteur des autres, de Plutarque, de Sénèque, il l'a été tout autant de lui-même. Et il a compris qu'ainsi fonctionnait le génie (au sens étymologique le caractère distinctif) des Essais. Il a accepté que cette forme soit la sienne, toute mineure ou bâtarde qu'il la jugeât. Il a accepté, comme il le dit (toujours au sens étymologique) son écriture inepte. In-aptus = non-adapté.

    Il a compris et surtout accepté que ni comme philosophe, ni comme écrivain, il n'était assignable à une case précise. Toujours un peu à côté, à distance.

    Voilà un discours paradoxe. En voilà un trop fol. Tu te joues souvent ; on estimera que tu dies à droit ce que tu dis à feinte. Ainsi imagine-t-il dans le chapitre III, 5 (Sur des vers de Virgile) l'admonestation du lecteur.

     

    Bref Montaigne révèle dans la citation ci-dessus un trait fondamental de son caractère d'homme et de créateur. J'ajoute, mais je ne corrige pas : refus de l'autocensure et de la mise aux normes de son écrit, fussent-elles rationalisées sous prétexte d'amélioration stylistique.

    D'où en corollaire l'admission, voire l'exhibition ironique du supernuméraire, du surpoids, de la marquèterie mal jointe, dans le style baroque.

    Il y a dans certains passages des Essais, particulièrement ceux où Montaigne comme ici s'explique sur sa façon d'écrire, ce quelque chose d'enfantin et de blagueur bon enfant de l'esthétique baroque. Semblable à ces essaims d'angelots potelés aux joues gonflées qui viennent asticoter les vierges et les saints, en mioches pas très bien élevés.

     

    Je souligne aussi dans ce passage, toujours dans le goût baroque, l'expression délicieusement tarabiscotée de subtilité ambitieuse, où le mot ambitieuse a le sens premier du latin classique. Ambitiosus = qui contourne, qui enveloppe. Ambitio désigne en premier lieu la tournée du candidat. Durant laquelle éventuellement il essaie d'embobiner l'électeur potentiel. (Mais n'entamons pas ce chapitre ...)

     

    Montaigne a le chic pour ça, non, pas pour embobiner, pour faire jouer les étymologies latines. Car le latin explique-t-il (I,26) est sa langue maternelle, la faute à Papa Eyquem qui voulait préparer le fiston à une carrière dans les hautes sphères, où le latin se pratiquait comme aujourd'hui l'anglais chez tout ce qui compte style banques, bulles spéculatives etc. Papa Eyquem ayant l'ambition tout de même moins grossière, il pensait plutôt à quelque chose du genre diplomatie, et en fait ça s'est partiellement réalisé.

     

    Subtilité ambitieuse donc, liberté de bourgeonnement, de ramification d'un écrit, mais bien sous la poussée d'une sève unique. Mon livre est toujours un.

    Quelle sève ? C'est Spinoza qui a le mot pour le dire. La grande qualité qui fait que Montaigne est Montaigne, et donne aux Essais leur style littéralement incomparable, qui ne ressemble à rien, c'est acquiescentia in se ipso.

    (Et là vous vous remuez un peu, chers lecteurs, pour retourner voir dans mes notes B.attitude 14 et 15).

     

    Et si par hasard vous trouviez tous ces commentaires limite capillotractés, j'attire votre attention sur la phrase où Monsieur des Essais signe un chèque en blanc aux lecteurs subtilement ambitieux que nous sommes : Celui qui a hypothéqué au monde son ouvrage, je trouve apparence qu'il n'y ait plus de droit. Personnellement j'en prends acte pourrépondre à l'éventail des Essais par celui de mes interprétations, aussi baroques et échevelées qu'elles soient.

    Interprétations par le fait hypothéquées au lecteur ici même ...

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • L'éventail du vivant

    Mon entendement ne va pas toujours avant, il va à reculons aussi. Je ne me défie guère moins de mes fantaisies pour être secondes ou tierces que premières, ou présentes que passées. Nous nous corrigeons aussi sottement souvent comme nous corrigeons les autres. Mes premières publications furent de l'an mille cinq cents quatre vingts. Depuis d'un long trait de temps me suis envieilli, mais assagi je ne le suis certes pas d'un pouce. Moi à cette heure et moi tantôt, sommes bien deux ; mais quand meilleur ? Je n'en puis rien dire. Il ferait beau être vieil si nous ne marchions que vers l'amendement.

    C'est un mouvement d'ivrogne titubant, vertigineux, informe, ou des jonchets que l'air manie casuellement selon soi.

    (Essais III,9 De la vanité)

     

    L'évocation d'un mouvement d'ivrogne me fait penser à un livre de Stephen Jay Gould intitulé L'éventail du vivant. Ce Gould (je ne pense pas qu'il soit parent du Glenn Gould inoubliable interprète de Bach) est un paléontologue américain (1941-2002).

    Dans ce livre qui date de 1997, comme dans d'autres, il démontre l'invalidité du fantasme normatif d'une « tendance au progrès » dans l'évolution du vivant. Progrès qui résulterait d'une nécessaire marche vers la complexité aboutissant à notre glorieuse intelligence etc. d'êtres humains. Il montre que cette pensée est une caricature simplificatrice de la théorie de Darwin, ou au moins une extrapolation hasardeuse à partir de la notion de sélection naturelle par adaptation au milieu.

    Penser l'évolution à partir de son aboutissement le plus complexe à ce jour est le fait, dit-il, de la contamination du domaine scientifique par l'idéalisme platonicien. L'évolution n'est pas à lire à partir de l'émergence de la forme humaine comme si celle-ci « se cherchait » depuis l'origine de la vie.

    La prégnance de ce fantasme, dit-il en se référant à Freud, est due au fait qu'il est rassurant pour le narcissisme humain.

     

    Or l'émergence de l'être complexe et relativement « achevé » qu'est l'humain est au contraire un résultat totalement aléatoire de l'évolution (interprété du point de vue subjectif de l'humain sur lui-même). Gould déconstruit dans le livre les biais d'interprétation des données à disposition du paléontologue, avec une pédagogie alerte, créative, souriante, voire humoristique. C'est un livre qui mérite le détour, un livre stimulant. Gould a ce don des pédagogues qui fait qu'en le lisant on se sent devenir plus intelligent.

     

    Le mot de détour nous ramène à la « marche de l'ivrogne ». Il explique qu'elle est une illustration (pour le coup canonique chez les paléontologues actuels) de la directionalité d'ensemble de certains mouvements aléatoires. L'ivrogne en sortant du bar, même s'il ne marche pas en avançant à chaque pas avec précision dans la direction du caniveau, finira par y aboutir (ce qui se démontre avec les principes de base du calcul des probabilités). Il a « évolué » du bar vers le caniveau, car chaque fois qu'il se retrouvait au bar dans sa marche hasardeuse, il ne pouvait qu'en ressortir, sauf à arrêter son mouvement. Il ne pouvait sortir du bar que d'un côté, en allant vers le caniveau. Le bar constituant ainsi ce qui s'appelle un « mur ». Mur de gauche en l'occurrence. Il y a aussi des murs de droite, marquant un indépassable. Par exemple le mur des limites du corps humain pour l'établissement de records sportifs (même avec tous les dopages qu'on voudra).

     

    L'apparition de l'être humain n'est que le fait d'une telle directionalité des mouvements aléatoires, à partir du mur de gauche du début du phénomène de la vie. Big bang ou autre.

    A supposer que les cartes du jeu de la vie soient redistribuées, il y aurait une probabilité très mince pour que l'être humain tel qu'il est aujourd'hui émerge à nouveau, même si toute évolution va toujours nécessairement en s'éloignant des conditions du Big Bang ( = le bar où l'ivrogne s'est imbibé).

    Le fait de l'évolution est à la fois plus simple et plus impressionnant : la vie a une tendance et une seule, se maintenir, sous n'importe quelle forme qui tienne le coup.

     

    Ainsi tout finalisme (étayé ou pas d'ailleurs sur un idéalisme) est un joyeux délire narcissique. La force de l'évolution est une énergie applicable à toute émergence du vivant, mais avec des résultats totalement aléatoires. L'image du parcours évolutif de la vie n'est donc pas une ligne disons télescopique, un tronc qui pousserait bon an mal an dans une unique direction.

    Au contraire la meilleure image (et si belle) en est le déploiement spatio-temporel de ce que Gould nomme l'éventail du vivant. Un éventail constitué en fait quasi intégralement par les bactéries, lesquelles sont donc, en juste statistique (il y a un chapitre passionnant sur les biais possibles en statistique) une forme beaucoup plus considérable et représentative de la « tendance » de la vie que l'être humain. Et même que les mammifères, même que les animaux complexes, qui occupent à eux tous très peu de place, comparé à l'étalement de tous les modèles bactériens dans l'éventail.

     

    Ici j'espère que les éventuels lecteurs assidus de ce blog se diront : « tiens, ça me rappelle quelque chose ».

    Bien sûr, Spinoza. Qui s'inscrit radicalement en faux contre le finalisme.

    Qui conçoit la vie, en tant que Deus sive natura, sous cette forme d'éventail.

    (Allez donc voir en particulier tout ce qui a trait à la définition de Dieu).

    Par réalité et perfection j'entends la même chose, dit-il (Ethique, préface de la Partie 4).

    La perfection n'est pas « l'amélioration » finaliste des espèces, de l'homme, de la vie, mais leur persistance dans la réalité de l'existence. Une bactérie n'est pas moins parfaite qu'un être humain, que le grand Spinoza lui-même. On rétorquera qu'aucune bactérie n'a à ce jour écrit l'Ethique. Certes, mais qui sait si l'une d'elle n'a pas produit l'équivalent en mode bactérien ?

     

    Bien entendu, la phrase de Montaigne, malgré l'exemple de l'ivrogne, ne discute pas de la pertinence de la théorie évolutionniste et de ses rapports avec le finalisme. Nous ne disposons pas, malheureusement, des actes d'un colloque de rêve avec pour participants la dream team : Montaigne, Spinoza, Freud et Darwin. Montaigne tient ici un simple propos de moraliste. Le « progrès moral », dit-il, est loin d'être assuré, même à l'échelle d'une simple vie, la preuve moi. Alors on fait quoi ?

     

    Alors on prend l'éventail de la vie et de l'humanité (soi inclus) comme il vient.Tout l'homme ni ange ni bête, mais oscillant entre les deux, occupant différentes places dans l'espace entre les deux, allant tantôt davantage vers l'ange, tantôt vers la bête. Dans cette perspective, corriger le passé à la lumière du présent serait stupidité, présomption de vieux qui croit s'amender moralement pour avoir au moins ça, vu la dégringolade physique ...

    L'exemple de Montaigne ou de Spinoza laisse penser que ceux qui admettent de voir la vie morale sous cette forme d'éventail ne sont pas les moins avancés des vivants que la vie ait produits à ce jour.

     

    En fait, nous marchons, vivants, c'est tout. Et c'est déjà bien beau, ivrognes que nous sommes. On me dira oui mais c'est vers le caniveau final. C'est vrai, mais n'oublions pas le plaisir de la course.

    On me dira oui mais d'une marche si titubante ...

    Et alors ? qu'importe le flacon …