Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • L'heure de la récré

     

    Par les temps qui pataugent ou dérapent plus qu'ils ne courent, un bon bouquin au coin du feu, rien de tel pour affronter un week-end pourri.

    (Le commerce des livres) côtoie tout mon cours et m'assiste partout. Il me console en la vieillesse et en la solitude. Il me décharge du poids d'une oisiveté ennuyeuse ; et me défait à toute heure des compagnies qui me fâchent. Il émousse les pointures de la douleur, si elle n'est du tout extrême et maîtresse. Pour me distraire d'une imagination importune il n'est que de recourir aux livres ; ils me détournent facilement à eux et me la dérobent. (…) Il ne se peut dire combien je me repose et séjourne en cette considération, qu'ils sont à mon côté pour me donner du plaisir à mon heure, et à reconnaître combien ils portent de secours à ma vie. C'est la meilleure munition que j'aie trouvée à cet humain voyage.

    (Essais III,3 De trois commerces)

     

    Montaigne aime à répéter qu'il n'a pas lu pour se ronger la cervelle à l'étude d'Aristote. Pas pour accumuler un savoir, mais pour en tirer son plaisir sur le moment. Et aussi pour se divertir, se distraire, échapper aux soucis, chagrins, douleurs physiques aussi. Les deux aspects, plaisir et distraction, sont condensés dans le terme s'amuser.

    Et tous les jours m'amuse à lire en des auteurs, sans souci de leur science, y cherchant leur façon, non leur substance. Tout ainsi que je poursuis la communication de quelque esprit fameux, non pour qu'il m'enseigne, mais pour que je le connaisse. (Essais III, 8 De l'art de conférer)

     

    Il précise ici son mode de lecture avec l'ajout d'un point-clé. Un livre ne peut amuser, au sens existentiel donné ici à ce mot, que s'il se fait compagnon, présence familière. Pour cela il faut le fréquenter assidûment, et ainsi poursuivre la communication avec son auteur.

     

    Quant à ne pas demander d'enseignement à l'auteur, cela permet d'éviter le jeu de gourou/disciple, où les deux succombent de conserve à la triple tentation du pédantesque, pleideresque, fratesque. Mais essayer de le connaître n'est pas si simple et repose sur sur un paradoxe.

    Car une connaissance précise et non superficielle des auteurs, autrement dit la mise en présence de leur être réel, n'est pas comme on pourrait le croire affaire de substance, mais de façon. C'est pour moi le mot clé du passage.

    La façon, la manière dirait Spinoza, la forme déterminant chaque individu dans le tissu de l'unique substance. Celle que partagent tous les auteurs comme tous leurs lecteurs.

    Je veux bien admettre que Montaigne n'emploie peut être pas ici substance en ce sens fort (quoique). Il affirme en tout cas que ce qui est dit compte moins pour lui que la manière de le dire. Position esthétique si l'on veut. Mais pas seulement. Comme le diable est dans les détails, la vérité se révèle dans le choix de tel ou tel mot (et pas toujours un substantif), le temps ou le mode d'un verbe, tel déterminant. Il n'est que d'écouter (même et surtout en écoute flottante) les paroles des politiciens (exemple au hasard) pour en avoir la démonstration.

     

    Bref en percevant la façon d'un auteur, son style, sa marque de fabrique, on le rencontre dans son mode le plus personnel et intime d'être humain. Dans l'interprétation de la partition humanité que lui souffle son génie propre.

    Avec cet homme/auteur tel qu'en lui-même, Montaigne dialogue alors sans façons, car c'est de façon à façon, de génie à génie. Comme il faisait avec des amis au coin du feu, ou encore, lors de ses déplacements à l'étape avec d'autres voyageurs, interlocuteurs de hasard.

    Tel est le principe de création des Essais.

     

    Faire halte sur tel ou tel lopin dans les terres du livre, parce qu'il y fait bon, qu'on s'y sent bien, et dialoguer un instant avec leur auteur, y cherchant à sa façon la sienne, c'est le principe de sa lecture. Amusement et recréation.

     

     

     

  • Pour saluer Woody

    Nous sommes de grands fols : « Il a passé sa vie en oisiveté, disons-nous ; je n'ai rien fait aujourd'hui. - Quoi, avez vous pas vécu ? C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. » (…) Notre grand et glorieux chef d'oeuvre, c'est vivre à propos. Toutes autres choses, régner, thésauriser, bâtir, n'en sont qu'appendicules et adminicules pour le plus.

    (Essais III,13 De l'expérience)

    Appendicules et adminicules sont quasiment synonymes : des petits ajouts, des petites choses de surcroît.

     

    Ce dernier chapitre des Essais, c'est fort à propos, je trouve, qu'il est titré De l'expérience. Montaigne y présente en effet le « tout compte fait » de ce qu'il a expérimenté de la vie. Il constitue, usons d'une métaphore mathématique, l'élévation au carré de la valeur essai. Car s'y rejoignent et répondent les essais au sens des expériences concrètes qui ont façonné l'homme, et les écrits qui ont mené à bien la tentative, l'essai d'en rendre compte.

    Ce chapitre condense ainsi l'essentiel du livre et l'essence de la vie, comme fleurs, bois, plantes, sécrétions minérales ou animales, se retrouvent sublimées dans le parfum.

     

    Et il est cela, le chapitre De l'expérience : sublime. De bout en bout, dans chacun de ses moments. Mais non pas, comme on pourrait le croire, parce qu'il offre une forte densité de propos de sagesse humaniste. Il y sont certes ces propos, mais le sublime n'est pas là.

     

    Avez-vous en mémoire le film de Woody Allen « To Rome with love » ? Humour, légèreté, inventivité, souplesse d'esprit. Regard lumineux sur la vie, moyennant celui d'une caméra fluide, sans insistance, mais qui voit tout. Qui passe avec la même bienveillance sur les pierres comme sur les visages ou les corps, les attitudes, les mimiques des personnages moqués si gentiment, avec tant d'empathie. La lumière de Rome captée dans le soir d'été baptise le regard dès la première image. Evidence de la lumière, sagesse si profonde dans sa simplicité, sa banalité assumée. La vie vaut la peine, elle est pleine de surprises, il faut y être avec l'envie de s'amuser, de jouer, de se faire son cinéma comme le personnage joué par Woody qui en est aussi son élévation au carré. Et le joli titre si astucieux. Tous les chemins mènent à Rome. Toute vie peut se baptiser de sa lumière, quand on la vit with love.

     

    Ce qui nous amène au personnage du ténor chantant l'opéra sous la douche pour lui tout seul. Le personnage de Woody, ébloui par sa voix, se met en tête de le « révéler » (et au passage de renouer pour sa part avec le succès vu qu'il ne fait que des bides depuis longtemps). C'est d'abord un échec innommable, car le brave homme perd tous ses moyens sur scène. Et puis l'idée de génie : il suffit de faire une mise en scène où l'homme chante sous la douche, exactement comme il le fait tout seul et spontanément.

     

    Ce qui donne lieu à une des plus drôles images-gags du film. Mais c'est bien plus qu'un gag. Chanter sous la douche, ce petit bonheur de la vraie vie toute simple, devient, à être porté sur la scène de l'opéra, un acte posé comme création artistique. Woody en est rendu là, à dire l'essentiel. Se faire la vie belle (ou se sauver de sa laideur) en y mettant de l'art c'est déjà bien. Mais voir et faire voir que s'adonner de toute sa joie à la vie est la plus grande création artistique, que Notre grand et glorieux chef d'oeuvre, c'est vivre à propos, et le faire avec cet humour, c'est le génie à l'état pur. Je ne sais pas quel âge a Woody, 80 peut être ou même plus. Je pense qu'en tant que solide hypocondriaque il est du style à se faire vieux, en tous je l'espère et je le lui souhaite. Mais le jour où il mourra (si c'est avant moi) j'aurai vraiment le sentiment de perdre un ami.

     

     

  • "Comme à l'enfance"

     

    La volupté est qualité peu ambitieuse

    (Essais III,5 Sur des vers de Virgile)

     

    Phrase simple autant que douce, à murmurer, lire à mi-voix. Et avec un demi-sourire, ironique ou nostalgique chi lo sa ? Ces moments Joconde qui font le charme de l'écriture de Monsieur des Essais.

     

    Volupté, que voilà un joli mot. Mon ami Robert le considère comme littéraire et/ou vieilli. Jugement bien injuste, c'est comme si on disait que Montaigne est littéraire ou vieux. Bon, soyons honnête, d'une part personne ne dit plus volupté pour parler de plaisir. D'autre part je suis vieux Montaigne le dit au début de ce chapitre. Mais ce sera pour mieux régler son compte à toute complaisance en vieillitude. J'aime mieux être moins longtemps vieil que d'être vieil avant que de l'être. Quant à la littérature, j'ai déjà signalé que ce chapitre ne l'envisage que comme intime union du verbe et de la chair (cf note du 26-10 dernier).

     

    Volupté mot sensuel dans sa seule prononciation, un mot qui fait ce qu'il dit. Il vient en latin du verbe vouloir. La volupté, serait-ce ce par quoi on s'autorise à se faire le bien qu'on se veut ? A ne pas restreindre en tous cas à ses acceptions purement sexuelles, même si elle les inclut. Il m'évoque un duo dans Don Giovanni, la mélodie par laquelle Zerlina berce et apprivoise l'hésitation de son désir, vorrei et non vorrei ... Suspens existentiel bien mozartien et non coquetterie vulgairement dapontesque. Cela dit peut être suis-je injuste, j'ai lu récemment quelque part que Da Ponte n'était pas totalement le macho sans finesse que laissent supposer ses livrets.

     

    Volupté mot magique. Mais attention aux contrefaçons. Montaigne nous les signale, précisément, avec le mot d'ambitieuse. Un mot que nous avons déjà rencontré (voir la note correspondante) dans la petite subtilité ambitieuse où se concentre le génie de Montaigne comme celui de Vermeer dans le fameux petit pan de mur jaune.

     

    Ambitieuse du latin ambitiosa donc. La volupté est vraiment elle-même si elle est peu ambitieuse. C'est à dire ne prend pas de détour, ne se raconte pas d'histoires. De l'ordre du corps et des sens, elle vaut par l'immédiateté de sa prise sur le monde.

    C'est ce qui est développé dans le passage où s'inscrit cette phrase.

     

    Jusques aux moindres occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les empoigne. Je connais bien par ouir dire plusieurs espèces de voluptés prudentes, fortes et glorieuses ; mais l'opinion ne peut pas assez sur moi pour m'en mettre en appétit. Je ne les veux pas tant magnanimes, magnifiques et fastueuses, comme je les veux doucereuses, faciles et prêtes. Ma philosophie est en action, en usage naturel et présent, peu en fantaisie. Prisse-je le plaisir à jouer aux noisettes et à la toupie !

    La volupté est qualité peu ambitieuse : elle s'estime assez riche de soi sans y mêler le prix de la réputation et s'aime mieux à l'ombre. (…)

    Je ne puis moins, en faveur de cette chétive condition où mon âge me pousse, que de lui fournir de jouets et d'amusoires, comme à l'enfance : aussi y retombons nous.

     

    Les voluptés sont des contrefaçons quand le corps n'y parle pas en live, en branchement direct sur les sens. Le corps est simple, l'esprit ambitieux. Dans les contrefaçons de volupté, l'esprit se complique la vie à jouir de sa prudence, l'âme de sa magnanimité, la vanité de sa magnificence. Inanité et abstraction de l'imaginaire, des fantasmes substituant l'opinion à la sensation et le discours à l'épreuve. A l'essai.

    Pour peu qu'on ait goûté parfois à de vraies nourritures terrestres, ils n'ont pas en effet de quoi éveiller grandement l'appétit, les plaisirs qui ne se satisfont que de leur connexion à l'orgueil, à l'image et à l'imaginaire. Narcisse ne sait pas jouir.

     

    Les enfants le savent. Parce qu'ils savent jouer, oui certainement. Mais aussi plus profondément parce que leur seule véritable occupation est d'être là, présents au monde de tout leur être. Et plus encore bien sûr les bébés, les infans. Ils n'ont pas encore les mots, alors c'est leur corps qui s'adonne avec tout vis à vis à une intense conversation. Intensité de leur regard qui vous convoque, vous aussi, à la présence, à la volupté d'être là.

     

    Montaigne vieillissant l'a su, retrouver dans la chétive condition où son âge le poussait la volupté qu'il y a à être enfant. Avec en prime l'humour noir de l'adulte dans cette dernière phrase « vous l'avez rêvé, Alzheimer l'a fait ». L'ironie, cette volupté qui s'autorise la seule ambition qui vaille, contourner par la joie les laideurs de la vie.