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  • Ecce tempus

    On a aussi, ça va avec l'ennui, reproché à ce livre la complaisance dans une certaine futilité mondaine. On : du moins les profs du temps de ma jeunesse, dont ceux qui n'étaient pas marxistes c'est qu'ils étaient maoïstes. Insensé, non ? C'est à des choses comme ça qu'on mesure la fuite du temps …

    De quoi désespérer Billancourt en effet que ce long et circonstancié récit de la vie et des émois d'un petit bourgeois. Rien qui évoque la sueur prolétaire sur un torse vêtu d'un marcel. Ou alors seulement moyennant émois homo. Rien qui s'inscrive dans la lutte des classes autrement que dans une distance ironique. Les histoires d'un dandy snob, faisant sa cour à des ci-devants dans leurs salons, admirant des esthètes dilettantes amoureux de l'amour, de l'art, et surtout de l'amour de l'art, observant les manœuvres de demi-mondaines qui veulent que leur progéniture le soit complètement …

     

    Vu comme ça on ne peut qu'acquiescer. Sauf qu'en fait la Recherche n'est pas l'autobiographie de ce personnage sans grand intérêt. Ou plutôt cette autobiographie n'est qu'un moyen, un matériau. Dans cette œuvre Proust met sa plume et sa vie au service du temps lui-même, pour qu'il prenne la parole. La Recherche est l'autoportrait du temps. Et il se trouve que c'est Marcel Proust qui l'écrit.

    Qui y persiste et signe.

     

    Car concrètement, il faut avoir un endroit où cristalliser le temps, un miroir à lui tendre pour qu'il s'y reflète dans toute sa réalité. Sinon on fait un traité abstrait pseudo philosophique, et on rate l'essentiel, la chair du temps.

    C'est pour ne pas mépriser la chair du temps que La Recherche organise le recyclage en autobiographie du temps gaspillé dans une vie ratée. Le seul moyen de retrouver le temps tel qu'il a été c'est à dire perdu, c'est reparcourir pas à pas la vie ratée, dans sa ratitude-même (et avec beaucoup de ratures sur la page). C'est en suivant la trace de la perte, ou la perte à la trace, en refaisant le chemin dans ces jours qu'il n'a pas su cueillir, que le narrateur glane ce qu'ils ont déposé silencieusement dans la mémoire intellectuelle comme charnelle.

    Le temps perdu ne se retrouve pas. En temps, non. Mais bien sous une autre forme, « en somme réalisée dans un livre.»

    (Si après ça vous ne courez pas lire Proust sans perdre une minute, c'est à désespérer, un coup à me faire raccrocher mon clavier).

     

    Et si le livre est long, ce n'est pas complaisance du narrateur dans ses petites histoires. Enfin oui peut être un peu mais c'est humain. Mais c'est avant tout rigueur de l'archéologue à traiter le précieux matériau de ses fouilles. (Et revoilà Indiana Jones) « Je savais très bien que mon cerveau était un riche bassin minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse de gisements précieux. Mais aurais-je le temps de les exploiter ? J'étais la seule personne capable de le faire. »

  • "Long à écrire"

    Le plus crucial du suspense, en cette fin de A la Recherche du temps perdu, tient à une question qui peut rester longtemps banale dans une vie mais soudain devient poignante quand on sait arriver au bout, malade, perdant force et souffle. Ce qui est le cas du narrateur dans la fiction comme de Proust dans sa vraie vie, ou ce qu'il lui en reste. « Je me disais non seulement : Est-il encore temps ? mais Suis-je en état ?'»

     

    Après avoir évoqué les derniers mots d'un mourant à ses proches, il poursuit « Moi, c'était autre chose que j'avais à écrire, de plus long, et pour plus d'une personne. Long à écrire. Si je travaillais ce ne serait que la nuit. Mais il me faudrait beaucoup de nuits, peut être cent, peut être mille. Et je vivrais dans l'anxiété de ne pas savoir si le Maître de ma destinée, moins indulgent que le sultan Sheriar, le matin quand j'interromprais mon récit, voudrait bien surseoir à mon arrêt de mort et me permettrait de reprendre la suite le prochain soir. »

     

    Long à écrire. Donc long à lire, forcément. Long : le mot qui éloigne à coup sûr les lecteurs contemporains pour qui l'équivalence long = ennuyeux est un axiome aussi indiscutable que ceux que nous balance Spinoza au début de l'Éthique. Genre « Tout ce qui est est ou en soi ou en autre chose. » Qu'est-ce que voulez dire contre ça ? Eh bien oui la Recherche c'est long, et c'est aussi parfois ennuyeux, pourquoi le nier.

     

    C'est un livre qui raconte tant de choses, offre à l'imagination un tel monde d'images, met en scène une telle multitude de personnages, catalyse sans cesse une infinité de sensations et sentiments du lecteur, le tout dans une accumulation de mots bourgeonnant dans toutes ces phrases qui, hormis la première (fâcheusement semblable pour cette raison à une publicité mensongère) - et quelques autres aussi, disposées çà et là dans l'œuvre avec la précision d'un galet dans un jardin zen, déroulent leur flot complexe et ramifié à grand renfort d'incises, de subordonnées (sans oublier les parenthèses), ces phrases comme faites pour dérouter le lecteur, se dit-il tous les trois mots, si bien qu'il finit par se demander ce qu'il est venu faire dans ce labyrinthe – et c'est alors qu'il regrette (mais bien trop tard, tant il a déjà perdu de temps, ce temps de sa vie dont dès ses premiers arreuh il déplorait la brièveté, la devinant déjà sans pouvoir la comprendre ni l'expliquer) de n'avoir pas saisi le fil que lui offrait Ariane - des phrases qui avouons-le une bonne fois suffisent à faire bâiller le plus éveillé des lecteurs.

     

    Oui on s'ennuie dans la Recherche. Je ne parle pas seulement de certains lecteurs, mais des personnages du livre. Car l'ennui en est une composante fondamentale. Est-ce parce que Proust était trop nul pour savoir utiliser une gomme ? Ou parce que cet ennui a un rôle à jouer dans le livre, qu'il en est en somme un des personnages ? Et d'abord, c'est quoi l'ennui ? Question propre à occuper agréablement vos siestes sur la page à la plage.

  • Les aventuriers du temps perdu

    Au fait à propos de lire sur la plage : « À la recherche du temps perdu », Dieu nous récupère quel titre magnifique ! … Mais qui, j'en conviens, peut être apprécié diversement.

     

    1 « Houlàlà, diront les uns, si l'auteur lui-même avoue avoir perdu son temps, que sera-ce pour le lecteur ? »

    2 « Oui mais, diront d'autres, à la recherche de, ça vous a un petit côté film d'aventures plein de suspense, de rebondissements, de héros baroudeur au sourire charismatique, dont l'humour n'a d'égal que le courage, et, cerise sur le gâteau, à qui son galurin va si bien. »

     

    À ceux du n°1 demandons s'ils sont toujours si sûrs que ça de savoir ce qui, jusqu'ici dans leur vie, a été de la perte de temps ou pas ? Et tant qu'on y est ajoutons que perdre son temps, c'est comme rire : on peut le faire à propos de tout, le tout étant de ne pas le faire avec n'importe qui.

     

    Quant à moi vous l'aurez deviné je me range dans la catégorie n°2. La recherche de Proust, une synthèse de À la recherche du diamant vert et des Aventuriers de l'arche perdue ? Mais si, ça tient la route.

    Dans les dernières pages du temps retrouvé, à la toute fin de l'œuvre donc, le narrateur nous accroche par une sorte de suspense rétroactif. Au moment où il le boucle, le livre est présenté comme encore à écrire entièrement. Et là nous voici dans Retour vers le futur, avec l'interrogation : ce livre pourquoi existe-t-il, ou plutôt pourquoi et comment a-t-il échappé à la non existence ? Et avec lui comment a échappé à la non-existence la vie de son auteur, et tout autant, notre vie de lecteurs de Proust ?

     

    « Cette idée du Temps (…) était un aiguillon, elle me disait qu'il était temps de commencer si je voulais atteindre ce que j'avais quelquefois senti au cours de ma vie, dans de brefs éclairs (…) et qui m'avait fait considérer la vie comme digne d'être vécue. Combien me le semblait-elle davantage, maintenant qu'elle me semblait pouvoir être éclaircie, elle qu'on vit dans les ténèbres, ramenée au vrai de ce qu'elle était, elle qu'on fausse sans cesse, en somme réalisée dans un livre ! »

     

    Si les dernières pages de La Recherche sont si passionnantes, c'est qu'elles sont au sens propre une apocalypse (la levée d'un voile).

     

    Mais ça se mérite. Faut y être arrivé sans (trop) sauter de pages. Une aventure on vous dit.