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  • Et quand personne (3/17) Consubstantiel à son auteur

    « Moulant sur moi cette figure, il m'a fallu si souvent dresser et composer pour m'extraire, que le patron s'en est fermi et aucunement (d'une certaine façon) formé soi même.

    Me peignant pour autrui, je me suis peint en moi de couleurs plus nettes que n'étaient les miennes premières.

    Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre m'a fait, livre consubstantiel à son auteur, d'une occupation propre, membre de ma vie ; non d'une occupation et fin tierce et étrangère comme tous les autres livres. »

    (Montaigne Essais II,18 Du démentir)

     

    Ces phrases denses rendent compte à la fois du processus de création et de son incidence sur le créateur.

    Livre consubstantiel à son auteur.

    C'est souvent le cas, particulièrement dans l'autobiographie où l'être réel de l'auteur est le matériau de la création.

    Mais ce que Montaigne remarque en outre c'est que dans ce processus d'écriture à la première personne, a lieu entre l'énonciateur de la parole, être virtuel, et l'auteur, être réel de chair et d'os, disons (pardon, Montaigne à la plume subtile), un effet feed-back.

    Cet aller-retour continu finit par produire une assimilation intime de l'auteur et de son œuvre. C'est pourquoi la plus juste façon de nommer Montaigne est à mon sens Monsieur des Essais.*

     

    À propos de substance, je complète avec ceci :

    « Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre. » (Au lecteur)

    J'entends dans cette phrase la polysémie du mot matière.

    Il s'agit de matière concrète (comme dans la métaphore du sculpteur ci-dessus), de son être de chair (corps et psychisme), mais il s'agit en même temps de soi comme matière d'étude.

    Seulement la notion d'étude peut renvoyer à un aspect disons universitaire (pédantesque dirait Montaigne) du titre Essais, entendu comme exposition de thèses.

    C'est pourquoi Monsieur des Essais met les points sur les i dans de nombreux passages, dont le plus explicite est à mon sens celui-ci.

     

    « Ce n'est pas ci ma doctrine (enseignement), c'est mon étude (recherche) ; et ce n'est pas la leçon d'autrui, c'est la mienne. Et ne me doit-on savoir mauvais gré pourtant, si je la communique. Ce qui me sert, peut aussi par accident servir à un autre.

    Au demeurant, je ne gâte rien, je n'use que du mien. Et si je fais le fol, c'est à mes dépens (à mes frais) et sans l'intérêt de personne (sans qu'il en coûte à personne). »

    (II,6 De l'exercitation)

     

     

    *cf publié sous mon nom réel : Montaigne antistress Ed de l'Opportun 2014.

    Antistress est le nom de la collection, j'ai pas eu le choix de mon titre (sans compter autres désagréments) (mais bon je suis pas là pour régler de vieux comptes) (quoique ?)

     

  • Et quand personne (2/17) Ai-je perdu mon temps

    « Voire mais on me dira que ce dessein de se servir de soi pour sujet à écrire serait excusable à des hommes rares et fameux qui, par leur réputation, auraient donné quelque désir de leur connaissance (…)

    Cette remontrance est très vraie, mais elle ne me touche que très peu : je ne dresse pas ici une statue à planter au carrefour d'une ville, ou dans une église, ou place publique.»

    (Montaigne Essais II,18 Du démentir)

     

    Comme je l'ai déjà noté (cf ma lecture du chap De l'art de conférer note 14/14 du 9-07-20), pour sincères que soient de telles assertions chez Montaigne, elle ont un petit côté prétérition, style « je dis pas ça pour ça, mais bon je le dis quand même ».

     

    En outre un des sens possibles de l'idée de démentir, titre du chapitre, serait déni, voire dénégation.

    La dénégation c'est quoi ? Cette femme dans mon rêve n'est pas ma mère, c'est sûr, dit le patient, convaincu qu'il dit vrai.

    Mais Freud : au contraire c'est sûr que c'est sa mère, et sa dénégation lui permet de (se) le cacher. Reste à savoir pourquoi, ce que l'analyse du rêve nous dira (peut être).

     

    Dans ce chapitre Montaigne essaye de se convaincre lui-même le premier de ce qu'il avance. En ce qui concerne le sujet de notre parcours :

    « Et quand personne ne me lira (et même si personne ne me lisait), ai-je (aurais-je) perdu mon temps de m'être entretenu tant d'heures oisives à pensements si utiles et agréables ? (...)

    Combien de fois m'a cette besogne diverti de cogitations ennuyeuses (attristantes) ! Et doivent être comptées pour ennuyeuses toutes les frivoles. » (II,18)

     

    La fin est très vraie à mon goût, la frivolité a tendance à me déprimer grave (attention je dis bien frivolité, pas légèreté) (les deux n'ont rien à voir).

     

    Quant à la première phrase, j'y trouve quelque consolation dans l'aquoibonisme qui me saisit parfois devant l'inanité de mes cogitations zé élucubrations (mais non je dis pas ça pour qu'on me dise mais non) (quoi dénégation ?).

     

    Une phrase qui fait diptyque avec le propos connu de Montesquieu :

    « Je n'ai jamais eu de chagrin qu'une heure d'étude ne m'ait ôté ».

     

  • Et quand personne ne me lira (1/17) De bonne foi

    J'entreprends un petit parcours sur le rapport de Montaigne à l'écriture, à ses Essais. Montaigne encore ? Ben oui. Il me fait du bien, pourquoi m'en priver ?

    Et pourquoi ne pas espérer qu'il t'en fasse aussi, lectrice-teur ?

     

    « C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. » (Essais. Au lecteur)

    Par cette phrase toute simple, Montaigne formule un pacte avec son lecteur. De fait, il y toujours un pacte entre auteur et lecteur, même si la plupart du temps il reste implicite.

    Il porte différents accents selon les différents genres.

     

    Par exemple un livre documentaire posera le pacte : moi auteur je m'engage à t'apporter, lecteur, les infos que tu cherches sur tel sujet. Un thriller posera : je vais essayer de te donner le frisson dont tu as envie. Et ainsi de suite.

    Le couple auteur/lecteur, Montaigne l'unit en nouant l'alliance sincérité/confiance. Elle est caractéristique de l'autobiographie, ce que sont en partie les Essais.

    « Je te donne ma parole que j'écris de bonne foi, dans la sincérité : tu peux donc me donner en échange ta bonne foi à toi, ta confiance. »

     

    Oui mais, dira le lecteur, un tel pacte est-il sérieusement crédible ?

    N'y a-t-il pas la toujours la tentation d'enjoliver les faits quand on parle de soi, de se donner le beau rôle ? Ou tout simplement de se conformer aux attentes supposées du destinataire ?

    « Je n'y ai eu nulle considération de ton service ni de ma gloire. (…) Si c'eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée.

    Je veux qu'on m'y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car c'est moi que je peins. (…)

    je t'assure que je m'y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. »

     

    Je souligne le mot car, pour la raison qu'il est paradoxal dans ce contexte.

    Se peindre soi-même crée logiquement une tension, voire un conflit, entre objectif et subjectif, perception interne et personnelle (qui risque de manquer de lucidité) et perception par l'extérieur, par les autres.

    Conflit qu'aurait dû marquer, non pas un car, mais un bien que.

     

    Or Montaigne renverse les choses : c'est bien sa place subjective qui sera garantie d'objectivité. Tel est le paradoxe fondamental de son livre.

    Dans les Essais l'analyse radicale d'un ego en subvertit le narcissisme, et la revendication de singularité de la parole en libère la potentialité universelle.

     

    Quant à se peindre tout entier et tout nu, eh bien il le fera, dans un élan à la fois osé et émouvant. Tu peux aller voir, lecteur-trice : livre III chap. 5 Sur des vers de Virgile.