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  • Rose

    Spinoza apposait sur ses lettres, à côté de sa signature, un sceau, comme il était de coutume à son époque. Enfin de coutume pas pour les gens d'en bas bien sûr.

    Car qui dit sceau dit un certain standing.

    Le sceau pouvait afficher votre appartenance à une famille noble, à une confrérie. C'était une carte de visite qui faisait passer un double message.

    Message objectif : « qualité » de la personne, c'est à dire son métier ou sa situation sociale. Et puis message plus subliminal indiquant ce qu'on pourrait appeler le style personnel.

    Un peu comme dans le livre American psycho de Bret Easton Ellis. Vous savez l'histoire de ce mec apparemment dissocié qui poursuit en fait avec une grande cohérence deux modes différents de la même activité, étant trader le jour et serial killer la nuit.

    On le voit échanger avec ses congénères traders des cartes de visite renchérissant sur le luxe : qualité du papier, subtilité du filigrane, originalité du caractère. Entendons originalité des lettres, de la police choisie.

    Parce que sinon bien sûr chez ces gens-là c'est le règne absolu du conformisme dans la rivalité mimétique. Bref des gens distingués dirait Colerus.

    Mais quittons donc les sots moutons pour en revenir au sceau de Spinoza. En l'absence de noble ascendance ou d'appartenance prestigieuse à faire valoir, il se lit comme la seule expression de son style personnel.

     

    À l'intérieur d'un cercle le dessin d'une rose. Une tige portant des épines de taille respectable, deux feuilles, et la corolle épanouie, inclinée vers la droite. Un dessin stylisé, presque naïf.

    À gauche de la rose un B, en haut un D, à droite un S. C'est l'élément d'information objective, les initiales de Baruch De Spinoza.

    Pourquoi « de » ? À l'époque c'était courant, peut être un reste de l'ancien « fils de ». Pas vraiment de l'ordre de la particule nobiliaire. D'ailleurs il signe Despinoza en un mot.

    Et puis dans la partie inférieure du cercle, écrit en majuscules, sa devise : « Caute » (cf Fabricius).

    On la traduit en général par « Prudemment ». Elle dirait la nécessité de ne livrer sa pensée, de n'agir qu'avec toutes les précautions requises dans un contexte peu favorable à la liberté d'opinion.

    C'est une évidence. Il s'astreignit ainsi au travail de lever autant que possible les ambiguïtés de sa parole, de façon à éviter des interprétations malintentionnées.

    Mais il me semble que cette devise dépasse le cadre de l'auto-admonestation pour s'adresser aussi aux autres.

    L'adverbe caute est issu de la contraction de « cavete », impératif pluriel du verbe cavere qui signifie : prendre garde, et aussi prendre soin.

    Caute = « Faites attention »

    Je suis attentionné, tout disposé à prendre soin de vous, c'est mon côté rose. Et je vous incite à faire de même, avec moi, et entre vous.

    Mais faites gaffe : toute rose a ses épines.

    Je ne m'appelle pas Spinoza pour rien.

     

  • Rire

     

    « Le rire, tout comme la plaisanterie, est pure Joie. (…) En quoi est-il plus convenable d'éteindre la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? »

    (Éthique scolie du corollaire 2 de la prop 45 Partie 4)

    « Est-il convenable » traduit le latin decet. Une traduction qui tire le mot vers la notion de politiquement correct. Il me semble que Spinoza se place plutôt dans une perspective que je qualifierais de médicale, thérapeutique.

    Dans l'ordre des besoins vitaux, la fuite de la tristesse et de l'humeur noire (= mélancolie) est à mettre sur le même plan que l'évitement de l'inanition. Le rire est nourriture de la joie psychique, comme le pain est celle du corps. Et à ce titre aussi nécessaire.

    Rien de plus raisonnable que rire. Raison comme rire étant propres à humaniser l'être humain.

    Le rire mène à un affect déjà rencontré (cf Joie), une des formes de joie que Spinoza nomme Hilaritas (allégresse dit ma traduction). La joie qui provoque une expansion de l'être.

    Et c'est elle que Spinoza met en regard de la mélancolie dans sa classification des affects. Laquelle repose sur deux colonnes : Joie/Tristesse.

    Dans chacune, il établit différentes nuances de ces affects selon qu'il les rapporte plutôt au corps ou à l'esprit, et selon leur périmètre d'action, leur prégnance dans l'individu qui les éprouve.

    « L'affect de Joie, quand il se rapporte à la fois à l'Esprit et au Corps, je l'appelle Chatouillement (Titillatio) ou Allégresse (Hilaritas) ; et celui de Tristesse, Douleur ou Mélancolie.

    Mais il faut noter que Titillatio et Dolor se rapportent à l'homme quand une de ses parties est affectée plus que les autres, tandis qu'Hilaritas et Melancholia s'y rapportent quand toutes sont affectées à égalité. »

    (scolie prop 11 Partie 3)

    L'allégresse comme la mélancolie sont des affects pareillement tsunamiques, de puissantes vagues qui emportent, dont on ressent l'imprégnation jusqu'à la moelle des os.

    Énergie de l'allégresse : faire une chose (ce peut être une fête, mais aussi un travail, une création) durant un temps indéfini, ad libitum, sans ressentir la fatigue, parce qu'on y est bien, et partager ce bonheur avec d'autres.

    Dévitalisation au contraire de la mélancolie, tête vide, muscles atones. Se traîner d'un jour, d'une heure à l'autre, prisonnier du cercle vicieux de la solitude qui désole et de la désolation qui isole.

    Le conatus conseille donc de fuir la seconde et de chercher la première.

    « Il n'y a assurément qu'une torve et triste superstition pour interdire qu'on se délecte (...) Il est d'un homme* sage de se refaire et recréer en usant de l'agrément des plantes vertes, de la parure, de la musique, des jeux et exercices du corps, des théâtres et autres choses de ce genre, dont chacun peut user sans aucun dommage pour autrui. »

    *Spinoza dit-il ici vir (et non homo) pour signifier que ces plaisirs « futiles » ne sont pas seulement pour les écervelées style Melle Vanden Ende, mais aussi pour les hommes les vrais, et même que c'est une bonne façon pour eux d'être sages ?

    Ou le dit-il simplement par (inconscient) machisme, la sagesse n'étant de toute façon pas l'affaire des femmes ?

    Dans ce cas encore une bonne raison de rire.