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  • J'suis snob

    Le chapitre des Caractères portant sur les biens de fortune est révélateur de certains ressorts psychologiques de La Bruyère.

    L'ambiguïté encore sensible à l'époque du mot fortune (richesse/destin) peut laisser entendre qu'avoir du pognon est juste un cadeau du ciel, auquel son bénéficiaire n'est pour rien. Le XVII° français est très différent sur ce point de l'idéologie du self-made man à l'américaine.

    Du coup circulez rien à voir : Labru affiche un mépris de l'argent habituel chez les moralistes. Mais ici pas de n'importe quel argent : celui des parvenus.

    Si bien qu'on s'aperçoit que la prétendue distance avec le critère de la richesse n'est en réalité qu'un moyen détourné de prêcher l'immobilisme social.

    « Si certains morts revenaient au monde, et s'ils voyaient leurs grands noms portés, et leurs terres les mieux titrées (= celles qui rapportent le plus), avec leurs châteaux et leurs maisons antiques, possédées par des gens dont les pères étaient peut être leurs métayers, quelle opinion pourraient-ils avoir de notre siècle ? » (Des biens de fortune 23)

    Bref l'argent doit rester l'apanage des gens déjà dans la place : Labru est réactionnaire. Il n'y a pas que dans la querelle esthétique qu'il prend le parti des Anciens contre les Modernes.

    Conservatisme incongru, venant de qui un ancêtre acheta un bénéfice et la particule adjointe. Il est donc lui aussi un parvenu, un snob.

    (S.nob. = sine nobilitate = sans titre de noblesse, écrivait-on en marge du nom d'un élève admis pour sa seule richesse dans un collège de l'élite.)

    Il fit carrière dans l'administration. Ce qui voulait dire bénéficier d'une rente liée à une fonction, mais sans nécessairement faire le boulot. (Tel un ministre en son ministère).

    Ayant acheté la charge de Trésorier général au bureau des Finances de la généralité de Caen, il palpa le pognon tout en allant se faire courtisan du prince de Condé, parce que c'était quand même plus fun et plus chic.

    Bref le conservatisme social de Labru correspond à l'attitude bien connue de l'immigré déjà ancien qui prêche la fermeture des frontières à la nouvelle vague d'immigration.

    Ce qui ne l'empêche pas d'avoir du cœur. Ou peut être, dans des éclairs de lucidité quasi marxisants, de jouer à se faire peur ?

    «Ce garçon si frais, si fleuri, et d'une si belle santé est seigneur d'une abbaye et de dix autres bénéfices : tous ensemble lui rapportent six vingt mille livres de revenu, dont il n'est payé qu'en Louis d'or.

    Il y a ailleurs six vingt familles indigentes qui ne se chauffent point pendant l'hiver, qui n'ont point d'habits pour se couvrir, et qui souvent manquent de pain ; leur pauvreté est extrême et honteuse.

    Quel partage ! Et cela ne prouve-t-il pas clairement un avenir ? » (26)

     

     

     

  • Vapeurs vapeurs

     

    « Si l'on faisait une sérieuse attention à tout ce qui se dit de froid, de vain et de puéril dans les entretiens ordinaires, l'on aurait honte de parler et d'écouter, et l'on se condamnerait peut être à un silence perpétuel, qui serait une chose pire dans le commerce que les discours inutiles.

    Il faut donc s'accommoder à tous les esprits, permettre comme un mal nécessaire le récit des fausses nouvelles, les vagues réflexions sur le gouvernement présent ou sur l'intérêt des princes, le débit des beaux sentiments, et qui reviennent toujours les mêmes ; il faut laisser Aronce parler proverbe, et Mélinde parler de soi, de ses vapeurs, de ses migraines et de ses insomnies. »

    La Bruyère. Les Caractères (De la société et de la conversation 5)

    Je disais la dernière fois : quand Labru s'érige en arbitre du goût, il n'est pas convaincant, oscillant entre le déplaisant et le ridicule. Cependant il faut lui rendre justice : en tant que moraliste il tient globalement la route.

    Sa morale est parfois (c'est le cas ici) montaignienne. Ce n'est pas un hasard. Il a beaucoup lu Montaigne, et plein d'endroits dans Les Caractères « rencontrent » les Essais : réminiscences, allusions. Il y a même un pastiche explicite (De la société 30).

    Un pastiche osons le dire laborieux. On me dira quel pastiche de Montaigne pourrait éviter de paraître terne, au regard de l'original ? Montaigne, c'est la liberté, la souplesse, la créativité continue. Il s'autorise tout. La Bruyère se cantonne au cadre contraignant qu'il s'est donné. Du coup Labru c'est un peu Montaigne en corset. Ah les dégâts de la normativité classique.

    Mais il y a quand même ici une idée sympa. Une anti-misanthropie aussi nette que « non-dupe ». Les conversations courantes ont rarement la saveur d'un expresso (et les interlocuteurs pas tous le charme clooneysien - encore qu'il commence à vieillir comme nous tous, l'ami George. Faudra que je cherche un autre parangon de beaugossitude. Perso je suis sensible au charme du jeune Raphaël Personnaz. Bref).

    Les conversations courantes sont de l'allongé fadasse. Il faut pourtant s'en contenter les trois quarts du temps. Ces trois quarts sont-ils pour autant du temps perdu ? Non, dit Labru.

    Car tout vides, tout insignifiants qu'ils soient, ils permettent de rester branché sur le désir de l'échange avec l'autre (nommé ici le commerce). Parce que l'essentiel est là. Alors, au mal nécessaire comme au mal nécessaire.

    Cela dit chacun aura bien sûr sa conception des discours inutiles. Pour Mélinde parler de ses vapeurs n'est pas inutile (ni pour son interlocuteur psy branché sur l'hypocondrie et le narcissisme).

    N'empêche. Ces tombereaux d'inanités vomis quotidiennement sur le Net : leur utilité pour le commerce ? (Au sens XVII° j'entends, au sens googuélien pas besoin d'être analyste financier).

    Euh. Me voici plus moraliste scrogneugneu que La Bruyère. Un comble. Allez, j'admets que je mélindise vaporeusement plus souvent qu'à mon tour. Car à l'inanité je m'en voudrais d'ajouter la vanité.

    Sans me vanter.

     

  • Sur la racine de La Bruyère

    En relisant ces jours-ci Les Caractères je trouve que La Bruyère fait vieux schnock plus souvent qu'à son tour, malgré son côté poli et courtisan, son côté versaillo-compatible.

    Plus souvent qu'à son tour. Voilà une expression aussi délicieusement absurde que toutes choses égales par ailleurs. Comme si on disposait de quota autorisés de conneries, de méchancetés ...

    À ce compte pour certains faudrait l'équivalent d'un interdit bancaire.

    Le vieuxschnockisme de Labru éclate dans sa normativité. Péché mignon de quelques auteurs & critiques de l'époque dite classique.

    Qu'ils aient eu envie d'édicter des règles d'écriture, des contraintes, ce n'est pas ce qui me gêne. Chaque génération, chaque nouvelle école le fait, à sa façon.

    Et, comme en bien d'autres domaines, les façons les plus détournées ne sont pas les moins contraignantes, ce n'est plus à démontrer. Donc autant jouer cartes sur tables.

    Mais quand même, oser édicter des canons du goût : là on sort la grande artillerie normative. Le goût canonique pour La Bruyère ? Le sien, what else ?

    Bon d'accord c'est spontanément le cas pour chacun de nous, quelque effort que nous fassions pour nous décentrer. Mais lui il y va sans vergogne :

    « Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature. Celui qui le sent et l'aime a le goût parfait (suivez mon regard) ; celui qui ne sent pas, et qui aime en deçà ou au-delà (et quand on dépasse les bornes y a plus d'limites j'vous l'dis scrogneugneu) a le goût défectueux (défectueux !!). Il y a donc (voilà un donc vite hasardé) un bon et mauvais goût, et l'on dispute des goûts avec fondement. »

    (Des ouvrages de l'esprit n°10)

    Il est de salut public de s'inscrire en faux contre le relativisme moral : oui, il y a des valeurs nécessairement universelles sous peine de renoncer à faire humanité. Leur mépris, de quelque façon qu'il soit argumenté, produit donc (un donc pesé celui-là) des effets déshumanisants.

    Mais le relativisme esthétique : quoi de plus constructif ? Disputons des goûts. En évitant le ridicule de décréter : ceci est bon, ceci est mauvais. Dans le plaisir de découvrir d'autres façons de penser et de ressentir.

    D'ailleurs, tel l'arroseur arrosé, Labru a essuyé les dégâts collatéraux de son terrorisme esthétique. Comment ne pas sentir le vécu dans :

    « Il n'y a point d'ouvrage si accompli qui ne fondît tout entier au milieu de la critique, si son auteur voulait en croire tous les censeurs qui ôtent chacun l'endroit qui leur plaît le moins. » (Ibidem 26)

    Eh oui, on te le fait pas dire, vieille branche ...