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  • Traduire

    J'ai connu des écrivains obtus et même bêtes. Les traducteurs, en revanche, que j'ai pu approcher, étaient plus intelligents et plus intéressants que les auteurs qu'ils traduisaient. C'est qu'il faut plus de réflexion pour traduire que pour « créer ».

    Cioran (Aveux et anathèmes)

    Même en écartant les pisseurs de copie, saccageurs de page blanche qui font croire qu'ils sont écrivains (et parfois le croient eux-mêmes), ce n'est pas très étonnant qu'un écrivain soit obtus, présente cette forme de bêtise, et d'autant plus qu'il est vraiment créateur.

    Il faut de la niaiserie pour affirmer et nier, voir plus haut, combien plus encore en faut-il pour créer. 

    Quant à l'intelligence, la finesse, la profondeur des traducteurs, elle est indéniable. Et comparable au génie d'un grand interprète, musicien, comédien.

    D'ailleurs beaucoup d'écrivains ont pratiqué la traduction avec bonheur, comme Baudelaire avec Edgar Poe. Et beaucoup font aujourd'hui de même, avec talent.

     

    La critique est un contresens : il faut lire, non pour comprendre autrui, mais pour se comprendre soi-même.

    Proust dit : chaque lecteur est lecteur de soi-même. C'est pas faux bien sûr, mais en même temps mieux on lit autrui, mieux on essaie de le comprendre, plus on a de chance de se lire et comprendre avec un peu plus de justesse. (Proust le dit aussi).

    On retiendra toujours de la phrase de Cioran que si un critique prétend être objectif, ou tente de cacher qu'il se projette dans l'objet de sa critique, c'est un faussaire (qui peut être l'ignore).

     

    Un mot, disséqué, ne signifie plus rien, n'est plus rien. Comme un corps qui, après l'autopsie, est moins qu'un cadavre.

    Je m'inscris en faux. D'abord après l'autopsie le corps n'est pas moins qu'un cadavre, mais plus : c'est un cadavre parlant, un cadavre qui s'interprète.

    Et pour le mot (ou le texte) c'est pareil. Ce qu'il voit comme dissection je le vois comme interprétation au sens artistique.

    La dissection est du côté de la fin, le sens qu'elle redonne au corps est temporaire, limité. L'interprétation signe l'éternité d'une œuvre, son aptitude à rester sans cesse offerte à de nouveaux regards, de nouvelles compréhensions, de nouvelles émotions et sensations.

    « Ce que je lis, je l'écris ».

     

     

  • Un minimum de niaiserie

    Quand on est sorti du cercle d'erreurs et d'illusions à l'intérieur duquel se déroulent les actes, prendre position est une quasi-impossibilité. Il faut un minimum de niaiserie pour tout, pour affirmer et même pour nier.

    Cioran (Aveux et anathèmes)

     

    Voilà qui m'évoque le fameux les non-dupes errent de Lacan. Échapper à la niaiserie d'affirmer ou nier (qui est en fait la même, moyennant une inversion de signe), sauve de l'erreur, pour mieux ouvrir à l'errance.

    Le jeu de mots lacanien renvoie à ce que Freud formule pour sa part « issue du complexe d'oedipe ». Le concept de Nom du Père* donnons-en une métaphore : c'est le témoin que chaque génération tend à la suivante pour qu'elle prenne le relais.

    Sous peine de tourner en rond dans le cercle d'erreurs et d'illusions qui enferme dans la reproduction du passé, chaque nouvelle génération doit courir sa propre course, chercher son chemin à elle dans son temps à elle. En acceptant de ce fait l'errance (ce qui n'interdit pas d'étudier les cartes et de se procurer une boussole).

     

    Connaître, vulgairement, c'est revenir de quelque chose ; connaître, absolument, c'est revenir de tout. L'illumination représente un pas de plus : c'est la certitude que désormais on ne sera plus jamais dupe, c'est un ultime regard sur l'illusion.

    « Je sais que je ne sais rien » tout ça tout ça. D'accord. Mais.

    Connaître implique sans doute la désillusion, faut-il pour autant la confondre avec le désintérêt, la désaffection que suppose l'expression revenir de tout.

    Perdre une illusion au contraire est le meilleur moyen de vraiment regarder, observer le réel. (Sceptique signifie observateur).

    Ici encore l'ab-solu est meurtre du lien (cf 3-4-19 Par principe). L'illumination dont il parle fait écho à sa célébration du néant bouddhiste. Illumination peut être, mais on voit surtout du noir, la lumière en négatif. Décidément, pour Cioran j'ai du mal à trouver un autre mot que négatif.

    Non mais j'exagère c'est moi qui suis négative : il y a son humour. Noir.

     

    *Oui ces majuscules lacaniennes sont très agaçantes, je trouve aussi. Mais ça se veut (en gros) un moyen de différencier le concept de la réalité. En l'occurrence le Nom n'est pas que le patronyme, et le Père n'est pas que le géniteur. Vous suivez ?

     

  • Crépusculaire

    On me pressent pour un colloque à l'étranger parce qu'on aurait, paraît-il, besoin de mes vacillations. Le sceptique de service d'un monde finissant.

    Cioran (Aveux et anathèmes)

    De temps en temps Cioran a de remarquables bonheurs de plume (à défaut d'autres bonheurs). Mes vacillations : bravo l'artiste.

    En fait vacillation est un mot que Robert ne connaît pas. Cioran l'a-t-il créé sciemment, ou est-ce un involontaire barbarisme ? En tous cas ce mot valise réussit une belle synthèse entre vacillement et oscillation.

    Oscillation : la pensée en déséquilibre permanent du sceptique, la fameuse branloire pérenne de Montaigne, son « Que sais-je ? », et le logo en forme de balance de l'entreprise Essais.

    Vacillement : l'intensité intermittente, la clarté fragile d'un lumignon.

    Le mot implique une humilité pas fréquente chez Cioran, et surtout un aveu : lassitude de la lucidité.

    Le tout couronné par la dernière phrase bien crépusculaire, style À la fin tu es las de ce monde ancien (Apollinaire).

    Plus post-moderne que ça tu meurs.

    Des lumières de Voltaire aux vacillations de Cioran : sic transit ratio mundi.

     

    La lucidité : un martyre permanent, un inimaginable tour de force.

    Il faut entendre ce mot de martyre dans son sens plein. Celui de témoignage assumé malgré les contradictions, les pressions, voire les tortures, et jusqu'à la mort s'il le faut.

    Témoignage de quoi ? Peut être que ce dont témoigne douloureusement la lucidité est, paradoxalement, un petit reste de foi en l'humanité. C'est pour rester humains qu'il nous faut assumer la lucidité. Assumer de penser, tenir bon dans la rationalité, prendre le temps de raisonner.

    Un tour de force, sans doute, et de plus en plus.