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  • Et quand personne (10/17) Pas où je me cherche

    « Je ne me trouve pas où je me cherche ; et me trouve plus par rencontre (hasard) que par l'inquisition (recherche) de mon jugement.

    J'aurai élancé quelque subtilité en écrivant (…) Je l'ai si bien perdue que je ne sais ce que j'ai voulu dire ; et l'a l'étranger découverte parfois avant moi.

    Si je portais le rasoir partout où cela m'advient, je me déferais tout. La rencontre m'en offrira le jour quelque autre fois plus apparent que celui de midi ; et me fera étonner de mon hésitation. »

    (Montaigne Essais I,10 Du parler prompt ou tardif)

     

    Je ne me trouve pas où je me cherche. La psychanalyse, dit Lacan, ouvre sur un envers du cogito cartésien (je pense donc je suis), que l'on peut formuler je suis où je ne pense pas.

    Tout anachronisme bu, en toute ineptie, je vois dans les Essais, entre autres, l'auto-analyse de Montaigne.

    Mettre en rôle sans ordre et sans propos les chimères qui lui viennent à l'esprit m'évoque le conseil freudien à l'analysant : dire tout ce qui vient, comme le passager d'un train décrirait le paysage au fur et à mesure qu'il défile, pour un voisin assis à contresens.

    La rencontre m'en offrira le jour quelque autre fois plus apparent que celui de midi correspond dans l'analyse au fait de l'interprétation.

    Car contrairement à ce qu'on croit, c'est l'analysant lui-même qui se la donne (l'analyste ne peut que l'aiguiller, lorsqu'il en pressent le chemin : et l'a l'étranger découverte parfois avant moi).

     

    Comme le parcours analytique, le progrès de l'écrit n'est pas linéaire.

    « En mes écrits même, je ne retrouve pas toujours l'air de ma première imagination, je ne sais ce que j'ai voulu dire, et m'échaude souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valait mieux.

    Je ne fais qu'aller et venir : mon jugement ne va pas toujours avant ; il flotte, il vague (…) Je m'entraîne quasi où je penche, comment que ce soit, et m'emporte de mon poids. »

    (II,12 Apologie de Raimond Sebon)

     

    Et il faut compter avec l'oubli et la censure.

    « Mon âme me déplaît de ce qu'elle produit ordinairement ses plus profondes rêveries, plus folles et qui me plaisent mieux, à l'imprévu et lorsque je les cherche moins ; lesquelles s'évanouissent soudain, n'ayant le champ où les attacher ; à cheval, à la table, au lit, mais plus à cheval, où sont mes plus larges entretiens* (…)

    Il m'en advient comme de mes songes ; en songeant je les recommande à ma mémoire (car je songe volontiers que je songe), mais le lendemain je me représente bien leur couleur comme elle était, ou gaie, ou triste, ou étrange ; mais quels ils étaient au reste, plus j'ahane à le trouver, plus je l'enfonce en l'oubliance.»

    (III,5 Sur des vers de Virgile)

     

     

    *À cavalier passionné cheval-divan : voir le récit de son accident (De l'exercitation, Essais II,6).

    Acte manqué, Oedipe, Éros, Thanatos, tout y est.

     

  • Et quand personne (9/17) Niaiser et fantastiquer

    « Dernièrement que je me retirai chez moi (…) il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oisiveté, s'entretenir soi-même, et s'arrêter et rasseoir en soi (...)

    Mais je trouve qu'au rebours, faisant le cheval échappé, il se donne cent fois plus d'affaire à soi-même, qu'il n'en prenait pour autrui ; et m'enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre et sans propos, que pour en contempler à mon aise l'ineptie et l'étrangeté, j'ai commencé de les mettre en rôle, espérant avec le temps lui faire honte à lui-même. »

    (Montaigne Essais I,8 De l'oisiveté)

     

    J'ai souvent radoté déjà ce passage. C'est qu'il exprime magnifiquement le génie des Essais, leur caractéristique profonde.

    Ils ne sont pas le discours d'un philosophe rassis en soi, mais l'archivage, au fil de la plume, de ce qu'on ne peut pas vraiment nommer pensées, mais bien plutôt chimères, inepties, étrangetés.

    Autrement dit des choses qui ne ressemblent à rien, n'entrent pas dans des cases connues, ne sont pas estampillables « made in pure philosophie ».

     

    Or, là est le retournement fondamental, Montaigne comprend que faire une vraie place à tout ça plutôt que l'expulser ou le mettre de côté, est un mode philosophique pertinent, plus en tous cas que le mode pédantesque (faiseur de leçons) objet de sa constante ironie.

    Davantage, il va constater qu'ainsi faisant il en rencontre une, de philosophie homologuée, le scepticisme.

    « Je vois les philosophes pyrrhoniens* qui ne peuvent exprimer leur générale conception en aucune manière de parler ; car il leur faudrait un nouveau langage. Le nôtre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies.

    De façon que, quand ils disent « je doute », on les tient incontinent à la gorge pour leur faire avouer qu'au moins assurent et savent-ils cela, qu'ils doutent (…)

    Cette fantaisie est plus sûrement conçue par interrogation « Que sais-je ? » comme je porte à la devise d'une balance. »

    (II,12 Apologie de Raimond Sebon)

    (Oui, la balance assortie de la devise Que sais-je est vraiment le blason non de Montaigne, mais de Monsieur des Essais)

     

    Un nouveau langage, une nouvelle manière de parler, d'écrire et de penser, Montaigne élabore les siens au fil des Essais. Sous la garantie d'un scepticisme accommodé à sa sauce personnelle.

    « Si philosopher c'est douter, comme ils (= les sceptiques) disent, à plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme je fais, doit être douter. »

    (II,3 Coutume de l'île de Cea)

     

     

    *Pyrrhon d'Élis (365-275 avt JC) est le fondateur du courant sceptique, théorisé ensuite plus complètement par Sextus Empiricus (200-250 ap JC).

    C'est Sextus que lit Montaigne.

     

  • Et quand personne (8/17) Eplucher un peu ingénieusement

    « Je n'ai point d'autre sergent de bande (chargé de ranger les troupes pour le combat) à ranger mes pièces, que la fortune.

    À même que mes rêveries se présentent, je les entasse ; tantôt elles se présentent en foule, tantôt elles se traînent à la file.

    Je veux qu'on voie mon pas naturel et ordinaire, ainsi détraqué qu'il est. Je me laisse aller comme je me trouve. »

    (Montaigne Essais II,10 Des livres)

     

    Peut être suis-je pointilleuse lectrice, mais je perçois comme une dissonance entre la métaphore militaire du début, et le « let it be » de la fin.

    Une dissonance qui laisse entendre le questionnement de Montaigne sur le genre de son livre. Questionnement rarement explicité, ni toujours conscient, mais à mon sens toujours présent et source de tension.

    Et de fait nous ne cessons de le rencontrer dans ce parcours (cf en particulier notes 2,3,6) :

    « ces Essais, dont je ne veux pas faire une leçon, ne le sont-ils pas un peu trop ? Mais comment dire en espérant être vraiment entendu, sans chercher à expliquer plus qu'on ne voudrait ? »

     

    Questionnement élégamment désamorcé dans un passage comme celui-ci :

     

    « Pour en ranger davantage je n'en entasse que les têtes. Que j'y attache leur suite, je multiplierai plusieurs fois ce volume.

    Et combien y ai-je épandu d'histoires qui ne disent mot (n'ont l'air de rien), lesquelles qui voudra éplucher un peu ingénieusement (en s'y mettant vraiment), en produira infinis Essais (…)

    Elles portent souvent, hors de mon propos (sans que ce soit le but), la semence d'une matière plus riche et plus hardie, et sonnent à gauche (en contrepoint, métaphore musicale) un ton plus délicat, et pour moi qui n'en veux exprimer davantage, et pour ceux qui rencontreront mon air. »

    (I,40 Considération sur Cicéron)

     

    Moi qui n'en veux exprimer davantage. Paresse ? En partie sans doute : il se laisse aller paresseux quand c'est paresseux qu'il se trouve.

    Mais plus profondément, il n'a pas envie d'entrer trop avant dans les domaines qui ont tendance à impliquer le sentencieux, le pédantesque, le lourd en un mot.

    Il ne veut se reconnaître que dans son air, une certaine petite musique à lui, ce ton léger sans superficialité, subtil sans inconsistance, émouvant sans pathos, profond sans gravité, qui est son style le plus personnel.

     

    Lesquelles qui voudra éplucher un peu ingénieusement en produira infinis Essais. En gros : au lecteur qui rencontre mon air (par exemple cette Ariane) de faire le boulot à ma place.

    Et donc à elle de risquer la lourdeur et le pédantesque ...

     

    Et là je le vois sourire ironiquement dans sa moustache.