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  • Et quand personne (7/17) De rien que du rien

    « Il n'est sujet si vain qui ne mérite un rang en cette rhapsodie. »

    (Montaigne Essais I,13 Cérémonie de l'entrevue des rois)

     

    Telles des constellations tracées à son firmament personnel pour éclairer sa route, Montaigne avait fait noter diverses paroles sur les poutres du plafond de sa librairie. Des citations d'auteurs antiques ou de la Bible.

    Le texte présentant le plus d'occurrences est le livre de Qohèlet l'ecclésiaste, et en bonne place le fameux Vanité des vanités, tout est vanité. (Qo 1,2)

     

    Rarement cité explicitement dans les Essais, l'Ecclésiaste imprègne cependant beaucoup de passages, comme cette petite phrase.

    La rhapsodie* que constituent les Essais se présente comme homothétique à la rhapsodie que constitue la vie, ce conte plein de bruit et de fureur raconté par un fou, dit Shakespeare.

    Qohèlet dit moins dramatiquement : ce sont des choses sans consistance (le mot hébreu traduit par vanité c'est vapeur, fumée), mais dans leur succession chacune trouve un temps pour avoir lieu. (cf Qo chap 3)

     

    Ainsi, en donnant place à ces vanités dans son écrit, l'écrivain démiurge reproduit le geste considéré comme divin de donner place à tout être dans le grand livre de vie.

     

    Cette pensée que j'exprime ici avec quelque solennité (c'est que je la trouve très forte) Montaigne y revient souvent, mais plus joliment lui, avec tout son art de la légèreté et de l'ironie.

     

    « Tout argument m'est également fertile. Je le prends sur une mouche ; et Dieu veuille que celui que j'ai ici en main n'ait pas été pris par le commandement d'une volonté autant volage ! »

    (III,5 Sur des vers de Virgile)

     

    «Je prends de la fortune le premier argument. Ils me sont également bons. (…) De cent membres et visages qu'a chaque chose, j'en prends un tantôt à lécher seulement, tantôt à effleurer, parfois à pincer jusqu'à l'os. »

    (I,50 De Democritus et Heraclitus)

     

    « Et ne traite à point nommé de rien que du rien, ni d'aucune science que de celle de l'inscience. »

    (III,12 De la physionomie)

     

     

    *Rhapsodie a pour étymologie un mot signifiant assembler, coudre. Le rhapsode, tel Homère (ou les jongleurs médiévaux), est celui qui coud ensemble des éléments de diverses sources pour en construire son poème personnel.

     

     

  • Et quand personne (6/17) Le symptôme d'un siècle débordé

    « Personne n'est exempt de dire des fadaises. Le malheur est de les dire curieusement (s'appliquer à les dire).

    Cela ne me touche pas. Les miennes m'échappent aussi nonchalamment qu'elles le valent. (…)

    Je parle au papier comme je parle au premier que je rencontre. »

    (Montaigne Essais III,1 De l'utile et de l'honnête)

     

    Oui, je veux bien vous croire, Monsieur des Essais, mais quelque chose me dit que même avec le premier venu vous pesiez bien un peu vos mots, je me trompe?

     

    « Je vois assez ce peu que tout ceci vaut et pèse, et la folie de mon dessein. C'est prou (beaucoup) que mon jugement ne se déferre point (ne perde pas son fer comme un cheval), duquel ce sont ici les essais (…)

    Je ne suis pas obligé à ne dire point de sottises, pourvu que je ne me trompe pas à les connaître. »

    (II,17 De la présomption)

     

    Ça, je vais le noter, ça peut toujours servir.

     

    « Mais il devrait y avoir quelque coercition des lois contre les écrivains ineptes et inutiles, comme il y a contre les vagabonds et fainéants. On bannirait des mains de notre peuple et moi et cent autres. Ce n'est pas moquerie. L'écrivaillerie semble être le symptôme d'un siècle débordé (...)

    Il semble que ce soit la saison des choses vaines quand les dommageables nous pressent. En un temps où le méchamment faire est si commun, de ne faire qu'inutilement il est comme louable. »

    (III,9 De la vanité)

     

    Entre nous heureusement qu'il n'y a pas de telles lois, déjà que les prisons sont pleines. Mais que faire, et même que dire, face au méchamment faire dont l'évidence nous assaille chaque jour ? À la constatation de la méchanceté répond celle de notre impuissance à y porter remède.

    Dans ce siècle malade dont le pire symptôme n'est pas l'accumulation d'écrivailleries mais celle d'horreurs, reste à s'efforcer, dirait Hippocrate, de d'abord ne pas nuire.

     

    Je souscris au découragement de Montaigne, comme à l'humble consolation qu'il se donne, dans les débordements de notre époque qui n'ont pas grand chose à envier à ceux de la sienne.

    Illusion du progrès moral disions-nous la dernière fois …

     

  • Et quand personne (5/17) Je peins le passage

    « Les autres forment l'homme ; je le récite et en représente un particulier bien mal formé, et lequel, si j'avais à façonner de nouveau, je ferais vraiment bien autre qu'il n'est. Mais huy c'est fait.

    Or les traits de ma peinture ne fourvoient point, quoi qu'ils se changent et diversifient. Le monde n'est qu'une branloire pérenne (un mouvement perpétuel de balançoire) (…)

    Je ne puis assurer mon objet. Il va trouble et chancelant, d'une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, comme il est, à l'instant que je m'amuse à lui.

    Je ne peins pas l'être. Je peins le passage : non un passage d'âge en autre, ou, comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute.

    Il faut accommoder mon histoire à l'heure. Je pourrai tantôt changer, non de fortune seulement, mais aussi d'intention. »

    (Montaigne Essais III,2 Du repentir)

     

    Un tel portrait est une sorte de décomposition cinétique de l'image.

    C'est que l'oscillation n'est pas seulement extérieure, mouvement perpétuel du monde. Elle est d'abord en lui. D'où la splendide phrase, celle qui éclaire le mieux à mon sens le titre Essais.

    « Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m'essaierais pas, je me résoudrais ; elle est toujours en apprentissage et en épreuve. » (III,2)

     

    Celui des essais qui est le moyen, ou l'occasion, de tous les autres, l'acte d'écrire, est

    « un contrerôle (un inventaire) de divers et muables accidents et d'imaginations irrésolues et, quand il y échoie (le cas échéant), contraires (contradictoires) ;

    soit que je sois autre moi-même, soit que je saisisse les sujets par autres circonstances et considérations.

    Tant y a que je me contredis bien à l'aventure, mais la vérité je ne la contredis point. » (III,2)

     

    Avec cette dernière phrase, on a la formulation du paradoxe en-soi, de l'essence du paradoxe : la vérité est paradoxale ou elle n'est pas.

    Puisque tout varie, essayer de dire le vrai, d'en faire le contrerôle, c'est nécessairement ne cesser d'en noter la variation.

    Monsieur des Essais comprend que ce qu'il écrit n'est pas la vérité, mais l'énigme de la vérité, toujours posée à neuf, toujours déconcertante, dont le propre est d'être irrésolue.

     

    Il est alors logique de douter de l'amélioration de l'écrit par des corrections. Ainsi que de l'assurance du progrès moral de son auteur. En tout cas son évaluation est chose vaine.

    « Mon entendement ne va pas toujours avant, il va à reculons aussi. Je ne me défie guère moins de mes fantaisies pour être secondes ou tierces que premières, ou présentes que passées.

    Nous nous corrigeons aussi sottement souvent comme nous corrigeons les autres. Mes premières publications furent de l'an 1580. Depuis d'un long trait de temps je me suis envieilli, mais assagi je ne le suis certes pas d'un pouce.

    Moi à cette heure et moi tantôt, sommes bien deux ; mais quand meilleur ? je ne puis dire. »

    (III,9 De la vanité)