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  • Benêt (sans B)

    Les autres y en a ils sont méchants.

    Ils me traitent de crétin, idiot, demeuré, mongolien, tout ça, que des mots pas gentils. Ils me disent pas en face non, ils parlent entre eux.

    Ils croient quoi ? Que je les entends pas ?

    Mais je les entends j'ai des oreilles moi aussi.

     

    Et y a pas que les mots. Pour rigoler ils me refont : mes gestes, comme je marche. Des fois c'est dans mon dos, des fois même pas.

    Ils croient quoi ? Que je les vois pas ?

    Mais je les vois j'ai des yeux moi aussi.

     

    Il y a les gros méchants. Ils menacent, ils frappent, ils volent, ils violent même des fois. J'en ai connu.

    Et puis y a les méchants petits. Ceux-là ils font les gentils alors on comprend pas tout de suite que c'est des méchants aussi.

    J'en ai connu aussi, celui qui fait qu'il est ton ami : je t'invite à prendre un verre, viens au ciné avec moi, tout ça. Après il dit : j'ai pas de sous sur moi, tu peux payer ?

    Moi je payais ça me faisait rien, l'argent je m'en fous, j'ai jamais su compter. Et puis quand c'est pour ton ami, tu donnes.

    Un jour c'est moi qui avais pas les sous sur moi. À partir de ce moment plus d'invitation. Plus d'ami.

    Une fois, deux fois, tant de fois comme ça. Et j'ai compris. Celui qui fait le gentil c'est pas qu'il m'aime, qu'il me veut moi, c'est juste qu'il veut un truc que j'ai.

     

    Ils croient quoi ?

    Que je peux pas comprendre ?

    Mais j'ai une tête moi aussi. Je comprends.

    Et même j'ai compris quelque chose qu'ils comprendront jamais.

     

    Les autres y en a ils sont méchants. Souvent ils savent même pas pourquoi.

    Moi je sais, ils veulent ce truc que j'ai et qu'ils ont pas.

     

    Moi j'ai un cœur.

     

  • Nonagénaire (sans A)

    Vivre, quelle histoire. Belle, moche ?

    Une longue histoire en ce qui me concerne, lestée que je suis de mes neuf décennies.

    Une histoire constituée de mille histoires emboîtées, tels les récits-gigognes des Mille et une nuits. Il me semble en effet que ce n'est nullement une seule vie qui me fut donnée.

    Bien plutôt un tel nombre qu'il est impossible d'en déterminer le compte.

     

    Outre que compter est une idée stupide en l'occurrence.

    Que devrions-nous compter d'une existence ? Les êtres chéris, les lieux où nous nous sommes trouvés ? Les emplois exercés, les fonctions occupées ?

    Les jours, les nuits, les joies, les peines, les erreurs, les bons choix ?

     

    Peut être comme pour l'héroïne des Mille et une nuits l'enjeu est-il plutôt de conter ? Enjeu existentiel du crépuscule de l'existence : formuler les histoires dont on fut le héros, l'héroïne, les regrouper en une seule et dire : c'est mon histoire, c'est moi. 

     

    Pour l'heure, rendue que je suis sur les confins du bout du chemin, où se profilent clôture du compte et dénouement du conte, me vient de dire ce que je veux retenir de l'histoire.

     

    S'estompe le dur, perdure le doux,

    se dissolvent les pleurs, les peurs et les tourments,

    demeure une entière joie,

    guérissent les blessures des épines,

    et persiste l'odeur des roses.

     

  • Lipogrammes (saison 2)

    Comme je l'ai déjà fait dans ce blog (juill-sept 2016) je m'en vais de cette plume te proposer, lectrice-teur, une série de petits textes en lipogrammes déclinant l'alphabet.

    En toute flemmardise je reprends (à peu de chose près) pour cette seconde série la présentation que je faisais de la première.

     

    Le plaisant dans la contrainte d'écriture, c'est qu'elle dispense du pourquoi au profit du comment. Le Sens, le Message ?

    Ils se délivreront d'eux-mêmes, émergeront du texte, comme la forme sculptée émerge du dialogue entre la pierre et le ciseau.

    Ou bien ils n'émergeront pas, et peu importe.

    Le texte n'aura peut être, sinon aucun sens, du moins pas de projet quant à son message. Il se contentera d'offrir, à qui l'écrit, à qui le lit, un petit moment de jeu avec les mots, qui feront entendre ce qui viendra, comme ça viendra.

     

    La contrainte a ses lettres de noblesse, en poésie particulièrement.

    Elle est une muse de bon conseil, et plus encore de bonne compagnie.

    Elle est aussi, la contrainte, une madone objet du culte empressé de tout atelier d'écriture qui se respecte.

    Et ce n'est que justice : quelle autre divinité peut vous faire créateur avec si peu de chose ?

     

    Parmi les contraintes figure en bonne place le lipogramme. Du grec leipein = enlever et gramma = lettre, il consiste à bâtir un texte en excluant une lettre du matériel alphabétique dont nous disposons.

    L'exemple le plus connu pour la littérature française est le roman de Georges Perec (1936-1982, grand oulipien*) La Disparition, construit sur lipogramme du E.

    Comme cela a été vu par les commentateurs, c'est en excluant de sa fiction le E que Perec signe la poursuite de sa propre histoire, après la disparition d'eux, son père tué à la guerre, sa mère assassinée à Auschwitz.

    Ainsi La Disparition, outre rendre baba devant la virtuosité, l'inventivité de son auteur, révèle une propriété de la contrainte : sa simple formulation peut suffire, si on sait la lire, à donner le sujet d'une histoire.

     

     

    *oulipo : ouvroir de littérature potentielle. Autres membres célèbres Queneau, Calvino, Roubaud. Ils ont conçu des contraintes souvent à la fois poétiques (option surréalisme) et mathématiques.