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  • Petit dico (2) Nonchalance

    « Pourquoi la défiance envers l'appellation de dictionnaire amoureux ? » Interroge Surmoi dans une feinte naïveté (parce que bon je lui ferai dire, en fait de soupçon sur l'amour, il n'est pas le dernier) (mais je ne vais pas ergoter sinon on n'est pas rendu).

    « Eh bien, amour, haine sont des affects forts. Fortement affectifs. Affectants. Affectés. Des affects quoi ... » réponds-je, car la moindre référence vaguement spinoziste a le don de faire battre Surmoi en retraite.

    « Or il me semble que ce dont j'ai besoin, en ce moment, serait plutôt de me désaffecter »

    « et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d'elle, et encore plus de mon jardin imparfait. »*, poursuis-je mon raisonnement, dans le tropisme montaignien qui régulièrement polarise mes pensées, avec en général le même effet sur le même Surmoi.

    Me désaffecter, je précise (car le mot peut prêter à confusion pour les oreilles lacaniennes) cesser de prendre les choses à cœur.

    Enfin je parle des choses méchantes, bêtes, laides. Parce que prendre les belles et bonnes choses à cœur, celles qui lui font chaud à lui, là on peut s'en donner à … euh cœur joie.

    Or il se trouve que le méchant bête laid à tenir loin du coeur n'est pas en rupture de stock : politiques minables, guerres interminables, violences abominables, conneries inépuisables (j'ignore qui est en charge de gérer la production, mais c'est du bon boulot chapeau).

    Par conséquent ou bien je raccroche tout de suite mon clavier (et quelle perte pour la littérature universelle) (je ne te le fais pas dire, lecteur), ou bien je dis le seul mot qui convienne : praf.

    « Praf ? » (sursaute Surmoi) « tu es sur la pente régressive je veux bien (enfin non j'aimerais mieux pas tu me connais), mais de là à t'exprimer en langue néandertalienne ...»

    « PRAF, vénéré Surmoi, je t'apprendrai que ça veut dire plus rien à faire**. Pourquoi mon dico ne serait-il pas un dico prafiste, dégoûté, désabusé, désenchanté, blasé … Oui voilà, c'est pile mon état d'esprit ! 

    -Vas-y, c'est ça, complais-toi dans la négativité gratuite. Fais gaffe, je vais tout cafter à Spinoza ... »

    (Oups !) … « Non Surmoi, mon petit Surmoi chéri, fais pas ça j'aurais trop la honte …

    -Bon alors tu m'écoutes un peu.

    -Oui oui.

    -OK je t'autorise la distance, le détachement, mais tu gommes l'aigreur, le ressentiment.

    -Dictionnaire indifférent ?

    -Trop plat.

    -Désintéressé ?

    -Ça va prêter à confusion pour un éventuel contrat d'édition ...

    -Nonchalant ? Oui voilà nonchalant ! Du verbe chaloir. Tout cela peu me chaut, en termes modernes ça ne me fait ni chaud ni froid. C'est exactement en ce sens que Montaigne l'emploie dans la phrase que j'ai citée.

    -Alors, si c'est Montaigne qui le dit, qui sommes-nous pour le contredire ... »

     

    *Essais I,20 Que philosopher c'est apprendre à mourir.

    **cf Brice Teinturier Plus rien à faire, plus rien à foutre sous-titré La vraie crise de la démocratie (Robert Laffont 2017).

     

  • Petit dictionnaire de n'importe quoi (1) Opportunisme

    Depuis quelque temps les éditeurs ont trouvé un nouveau filon. On voit se multiplier sur les présentoirs des librairies, en guise de têtes de gondole, des dictionnaires amoureux de tout et de rien, d'Untel ou Untel (plus rarement Unetelle il me semble mais sans doute manqué-je d'impartialité).

    Filon facile d'exploitation, d'un bon rapport bénéfice/investissement à la fois pour les éditeurs et les auteurs sollicités. Les premiers font appel à des noms connus qui leur garantissent un minimum de ventes assurées, les seconds peuvent pondre le machin sans trop se fouler en puisant dans leurs fonds de tiroirs.

    « N'y a-t-il pas dans tes propos comme un soupçon de jalousie envers les écrivains consacrés et bankable (comme on dit en bon français), toi qui n'as publié qu'un petit livre chez un petit éditeur » (Petit s'entend de l'envergure de la maison, pas de sa mesquinerie – quoique).

    Ainsi parle mon Surmoi, genre je suis le gardien de ta lucidité et de ta conscience éthique. Ma lucidité ça va, Surmoi, et quant à la conscience éthique, à propos du business de l'édition, excuse-moi.

    (Oui je règle mes comptes) (et j'emmerde mon Surmoi).

    Cependant mon propos n'est pas, malgré les apparences, de jeter la pierre à ces braves gens. À leur place sans doute ferais-je pareil. L'opportunisme éditorial fait somme toute moins de dégâts que l'extraction d'énergies fossiles, par exemple.

    Quoique ? ... Non non je laisse tomber les réflexions philosophiques. Après des semaines de Spinoza à haute dose, il nous faut un break, n'est-ce pas lecteur ?

    En fait le truc c'est que dictionnaire amoureux, je trouve la formulation inepte (au sens latinisant où l'emploie Montaigne : in-aptus, qui ne convient pas). Car d'un dictionnaire je ne sais pas vous mais pour ma part je n'attends pas qu'il déclare son amour à qui ou quoi que ce soit. Ses affects, vous voulez que je vous dise, c'est comme ceux de Surmoi, je m'en fiche.

    Tout ça pour dire que j'ai envie d'écrire mon dictionnaire moi aussi y a pas de raison na. Un petit dico de tout de rien et surtout de n'importe quoi.

    Même si je n'ai pas une tête de gondole, je peux encore ramer avec la mienne.

     

  • 48 nuances (32) Les hommes que gouverne la raison

    « Toutes les actions qui suivent des affects se rapportant à l'Esprit en tant qu'il comprend, je les rapporte à la Force d'Âme (fortitudo), que je divise en Vaillance (animositas) et Générosité (generositas).

    Par Vaillance, j'entends le Désir par lequel chacun s'efforce de conserver son être sous la seule dictée de la raison. Et par Générosité, j'entends le Désir par lequel chacun, sous la seule dictée de la raison, s'efforce d'aider les autres hommes et de se les lier d'amitié.

    Et donc les actions qui visent uniquement l'utilité de l'agent, je les rapporte à la Vaillance, et celles qui visent aussi l'utilité d'autrui, je les rapporte à la Générosité »

    (Spinoza Éthique scolie proposition 59 partie 3)

     

    Vaillance, animositas, formé sur animus = souffle. L'animositas de chacun est sa façon propre d'avoir du souffle, ce qui l'anime profondément, l'énergie qu'il déploie à exister.

    Oui mais sous la seule dictée de la raison : inattendu, non ? En quoi la vaillance à vivre est-elle du ressort de la raison ? Quant à être de son ressort exclusif, sous sa seule dictée ... Voilà une proposition à première vue contre-intuitive.

    Le mot utilité nous éclaire : la raison dont il s'agit procède d'un calcul, de l'établissement du ratio bénéfice/risque.

    Cela peut entre autres se reformuler en termes freudiens. La vaillance spinoziste n'obéit pas au principe de plaisir, mais au principe de réalité. Ce qui est au demeurant logique vu la place fondamentale du concept de réalité dans l'Éthique. De plus rappelons que Freud n'oppose pas principe de plaisir et de réalité, mais les articule : le principe de réalité est la continuation du principe de plaisir par d'autres moyens.

    « Conserver son être » c'est à dire satisfaire à son conatus, passe en mode primaire par le principe de plaisir, qui très vite rencontre ses limites. Alors l'énergie du conatus enclenche automatiquement le moteur secondaire du principe de réalité. La vaillance n'a d'autre choix que réaliser la synthèse des motions de plaisir sous le primat du principe de réalité (dit Freud), donc oui « sous la seule dictée de la raison ».

    « Donc la Frugalité, la Sobriété (s'opposant à gourmandise et ébriété cf 30), la présence d'esprit dans les dangers (cf 26), etc., sont des espèces de Vaillance ; et la Retenue (ou humanité cf 28), la Clémence (antidote de la vengeance cf 24), etc., des espèces de Générosité. » (scolie prop 59 partie 3)

    Generositas appartient à la famille de genus = genre, espèce. La générosité correspond donc, non plus à la logique de survie ou de désir d'un individu pris isolément, mais à celle de l'ensemble humain. On voit plus immédiatement ici le rapport à la dictée de la raison.

    A priori on se dit pas besoin d'être un génie tel Spinoza pour comprendre que l'humanité ne peut survivre que par l'aide mutuelle entre ses membres. Quoique, visiblement il y en a beaucoup qui n'ont pas vraiment saisi le concept.

    C'est qu'il y a un pas décisif à franchir, le pas proprement politique. Comprendre que vaillance et générosité ne tiennent l'une et l'autre qu'à condition d'aller dans le même sens. Les deux sont en synergie ou ne sont pas.*

    « À l'homme donc, rien de plus utile que l'homme. (…) D'où il suit que les hommes, que gouverne la raison, c'est à dire les hommes qui cherchent leur utile sous la conduite de la raison, n'aspirent pour eux-mêmes à rien qu'ils ne désirent pour les autres hommes, et par suite ils sont justes, de bonne foi et honnêtes. » (Scolie proposition 18 Partie 4)

    On note que l'éthique de Spinoza ne fait pas appel à un idéalisme sacrificiel, mais à la rationalité et au réalisme. On deviendra meilleurs (et accessoirement on évitera le suicide collectif de l'humanité) en résistant au tropisme de la connerie, celle que l'on constate en soi déjà, et celle à laquelle on se heurte chez autrui.

    Pas gagné je crains. Car soit dit sans casser l'ambiance, pas sûr que la connerie perde beaucoup de parts de marché en ce moment.

     

    *Enjeu vraiment actuel, crucial pour nos démocraties. Voir, particulièrement dans sa troisième partie, le livre de Raphaël Glucksmann La grande confrontation s/s titré « comment Poutine fait la guerre à nos démocraties » (Allary éditions 2023). Livre d'un véritable penseur, véritablement démocrate. Aussi documenté qu'argumenté, alliance vibrante de rationalité et de flamme, il est littéralement édifiant.