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  • 48 nuances (28) Humanité

    « XLIII. L'Humanité (humanitas) ou Retenue (modestia) est le Désir de faire ce qui plaît aux hommes et de s'abstenir de ce qui leur déplaît. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Cet affect rapporte le désir de chacun, ce qui le constitue en propre, à son appartenance au genre humain en général. Il est une sorte de mise aux normes du désir individuel pour qu'il soit conforme à une certaine idée de l'humanité (modestia = ce qui fait qu'on garde la mesure).

    Spinoza a développé cette idée plus haut dans cette partie 3. Cela commence par l'énoncé de la proposition 57 :

    « N'importe quel affect de chaque individu discorde de l'affect d'un autre autant que l'essence de l'un diffère de l'essence de l'autre. »

    Démonstration :

    « Tous les affects se rapportent au Désir, à la Joie ou à la Tristesse, comme le montrent les définitions que nous en avons données. Or le Désir est la nature ou essence même de chacun ; donc le Désir de chaque individu discorde du Désir d'un autre autant que la nature ou essence de l'un discorde de l'essence de l'autre. »

    Et le scolie de préciser :

    « De là suit que les affects des animaux que l'on dit privés de raison (car que les bêtes sentent, nous ne pouvons absolument plus en douter à présent que nous connaissons l'origine de l'Esprit*) diffèrent des affects des hommes autant que leur nature diffère de la nature humaine. Cheval et homme, c'est vrai, sont tous les deux emportés par la Lubricité de procréer ; mais pour l'un c'est une lubricité de Cheval, et l'autre, d'homme. »

    Ce passage permet je trouve de rapprocher l'humanité/retenue de la phrase de Camus : « Un homme, ça s'empêche. »

    Le scolie pour finir nous met devant le problème crucial :

    « Quoique donc chaque individu vive satisfait de la nature qui est la sienne et s'en contente (…) le contentement de l'un discorde en nature du contentement de l'autre autant que l'essence de l'un diffère de l'essence de l'autre. »

    Ce qui bien sûr implique des différences de toutes sortes, en particulier des différences d'intérêts, sources d'oppositions si fortes qu'elles mettent en danger la cohésion de l'humanité elle-même (ce que l'actualité nous démontre tous les jours).

    La question, question vitale, question de survie, est donc de pallier la discorde des désirs par un désir de concorde, de convergence dans la conception de l'être humain.

    De subordonner ce qui me plaît à moi-individu, à ce qui en moi doit satisfaire à l'humanité en général. Du coup reste la question essentielle : comment ?

    La réponse de Spinoza, j'y viendrai à la fin de ce parcours (bientôt donc) (qui a dit ouf ?).

     

     

    *à présent que nous connaissons : sous entendu parce que je l'ai démontré (dans la partie 2 d'Éthique). Quant à l'insistance sur les affects des animaux, c'est la contestation explicite de la thèse cartésienne des « animaux machine ».

  • 48 nuances (27) Consternation

    « XLII. La Consternation (consternatio) se dit de celui dont le Désir d'éviter un mal est réprimé par l'admiration d'un mal qui lui fait peur. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Rappelons-nous d'abord que l'admiration, telle que la définit Spinoza, consiste à rester fixé sur un objet, car elle suspend un moment le mécanisme du déterminisme, l'enchaînement incessant des causes et des effets (cf 4).

    On comprend alors que le fait d'admirer un mal qui fait peur correspond à la sidération traumatique.

    C'est le trauma que note le latin consternatio : panique, épouvante.

    Mais là où le latin assortit l'effroi d'agitation, de mouvement pour y échapper, l'acception actuelle en français du mot consternation fait pencher la balance du côté de la désolation, de l'accablement : c'est bien de sidération qu'il s'agit.

    « On peut donc la définir commodément comme la Crainte qui arrête l'homme stupéfait ou flottant de telle sorte qu'il ne peut éloigner le mal. » (Explication de la définition 42)

    Cet affect évoque une fois de plus la théorisation freudienne.

    Freud observe l'incapacité à échapper à la sidération, avec pour conséquence la répétition du traumatisme, chez des soldats de 14-18 revenus du front. Malgré la douleur que cela provoque, il ne peuvent s'empêcher de revenir à l'horreur du moment traumatique : choc de la blessure, panique intense et fuite éperdue sous les obus, échange de regards à portée de baïonnette avec l'ennemi où l'on reconnaît sa propre peur, et puis la honte d'avoir tué ce semblable et de se réjouir que ce ne soit pas lui qui vous ait tué …

    Tout cela les soldats le revivent, malgré eux, sous forme de rêves et d'hallucinations récurrentes.

    « De telles observations (…) nous encouragent à admettre qu'il existe effectivement dans la vie psychique une compulsion de répétition qui se place au-dessus du principe de plaisir. »

    (Au-delà du principe de plaisir chap 3)

    Si l'on revient à la définition ci-dessus, on peut dire que le désir d'éviter un mal correspond au principe de plaisir, qui est suppression autant que possible de toute perturbation. Et la consternation est l'affect qui force le passage vers le principe inverse, un au-delà du principe de plaisir où Freud reconnaît la pulsion de mort.

    La consternation, définie comme fixation incoercible sur la souffrance et le mal, est ainsi dans le schéma spinoziste l'envers absolu du conatus perseverare in suo esse, l'effort (la tendance, la programmation vitale) à persévérer dans son être 

     

  • 48 nuances d'affects (26) Coeur de lion

    « XL. Le Courage (audacia) est le Désir qui incite quelqu'un à faire quelque chose en courant un danger auquel ses égaux craignent de s'exposer.

    XLI. La Lâcheté (pusillanimitas) se dit de celui dont le Désir est réprimé par la peur d'un danger auquel ses égaux ont le courage de s'exposer. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Un mot retient l'attention, intrigue même, dans ces définitions : égaux.

    De quelle égalité s'agit-il ? Spinoza ici ne le dit pas, dommage ça m'aurait arrangée. Dans ce cas, c'est qu'il considère l'avoir dit avant : ou bien mon lecteur a retenu, ou bien tant pis pour lui qu'il aille chercher en amont dans le texte. « Je n'écris pas pour les feignasses que cela soit dit une fois pour toutes. »

    OK Chef oui Chef : je relis plus haut et en effet je trouve ceci qui peut éclairer cette histoire d'égalité. « Nul n'envie la vertu d'un autre, sauf d'un égal. » (Corollaire 2 proposition 55 partie 3)

    « ? ? Sans vouloir être désagréable, Ariane, ça n'éclaire rien du tout », dira le lecteur-trice.

    Oui attends c'est pas fini, lecteur-trice, y a une démonstration :

    « L'homme ne s'efforce de rien faire ni ne désire rien faire qui ne puisse suivre de la nature qu'il a (oui jusque là on y va) ; donc l'homme ne désirera pas qu'on affirme de lui aucune puissance d'agir ou (c'est la même chose) aucune vertu qui soit propre à la nature d'un autre, et étrangère à la sienne ; et par suite son Désir ne peut être réprimé, c'est à dire il ne peut être attristé, du fait de contempler une vertu chez quelqu'un qui n'est pas semblable à lui, et par conséquent il ne pourra non plus l'envier, mais il enviera son égal, que l'on suppose de même nature que lui. »

    Ouais c'est un peu plus clair, égal égale semblable, de même nature. Mais du coup on se demande quelle nature ? La nature humaine en général ? Ou juste la « nature » du mec, autrement dit son caractère, sa personnalité ?

    « Quand (…) nous vénérons un homme du fait que nous admirons sa prudence, sa bravoure, etc., cela vient (…) de ce que nous imaginons ces vertus comme des propriétés lui appartenant à titre singulier, et non pas commune à notre nature, et par suite nous ne les lui envierons pas plus qu'aux arbres la hauteur, et aux lions la bravoure etc. » (scolie de la démonstration du corollaire)

    D'accord c'est ça, le caractère individuel (ce que Spinoza appelle la manière d'être).

    Ainsi je ne dirai pas un alpiniste courageux, ni moi lâche parce que je ne m'attaque pas comme lui au K2. C'est juste que l'alpinisme et moi ça fait deux, je ne suis donc pas l'égale de l'alpiniste.

    En revanche à propos de tous ceux qui sont capables, pour la liberté, la vérité, la justice, de courir le danger suprême de mourir, là je parle de courage.

    Nous sommes égaux au sens où nous partageons non seulement la nature humaine mais les valeurs de l'humanisme (auxquelles je tente de référer ma manière d'être).

    Mais, exposée aux dangers qu'ils affrontent, serais-je leur égale en courage ?