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  • 48 nuances (31) Pas tant l'acte que le désir

    « XLVIII. La Lubricité (libido) est également Désir et Amour de s'accoupler aux corps. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    S'accoupler aux corps : mépris des corps, à tout le moins défiance ? On peut répondre clairement non. Au contraire Spinoza est aussi éloigné que possible du dualisme (platonicien ou autre), assorti de hiérarchisation, qui oppose corps et esprit.

    « L'esprit est d'autant plus apte à percevoir adéquatement plus de choses que son corps a plus de choses en commun avec les autres corps. » (Éthique corollaire prop 39 partie 2)

    De plus il faut noter que son concept de corps est très extensif, il s'agit de corps vivants, humains et animaux, mais aussi de toute forme de chose existante.

    Si bien que l'esprit ne peut penser (être ce qu'il est) adéquatement qu'en se situant dans sa communauté, sa solidarité (au sens systémique) avec l'ensemble de l'existant dont il est une partie.

     

    Puis, revenant sur ces différents affects « désir+amour », gourmandise, ivrognerie, avarice, et lubricité donc, Spinoza précise :

    « ces affects, absolument parlant, ne concernent pas tant l'acte même de manger, de boire, etc., que l'Appétit et l'Amour même. On ne peut donc rien opposer à ces affects, sinon la Générosité et la Vaillance, dont nous parlerons dans la suite. »

    Précision intéressante, qui montre bien où est le danger éthique : dans le dérèglement du désir. Et donc, il faut en peser la conséquence : ce n'est pas (en tous cas pas directement et pas seulement) la prescription ou l'interdiction de certains actes qui fait le bon comportement, qui donne un critère du bien ou du mal.

    On fera (du) bien dans la mesure où le désir ne sera pas immodéré, autrement dit trouvera son adéquation avec la modestia caractérisant l'humanité. (cf 28)

    Une humanité dont la mise en œuvre passe par ces deux concepts de Générosité et Vaillance.

    C'est avec eux que je terminerai le parcours la prochaine fois.

     

  • 48 nuances (30) Immodéré

    « XLV. La Gourmandise (luxuria) est le Désir immodéré (immoderata), ou même l'Amour, de manger (convivandi).

    XLVI. L'Ivrognerie (ebrietas) est le Désir immodéré et l'Amour de boire.

    XLVII. L'Avarice (avaritia) est le Désir immodéré et l'Amour des richesses. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    En facteur commun dans ces définitions : immodéré. Même idée de perdre la mesure qu'avec « immodique » la dernière fois.

    Pourquoi alors Spinoza n'emploie-t-il pas le même mot ? Perso je dirais bien que c'est juste le hasard : les définitions 44 et 45 n'ont pas dû être rédigées à la suite. Spinoza s'est interrompu pour se faire un café, sortir poster une lettre, s'entraîner en vue du marathon d'Amsterdam. Et quand il s'est remis au travail, c'est un autre mot qui lui est tombé sous la plume.

    Bon le lecteur conséquent, la lectrice logique, me diront que parler de hasard chez Spinoza, chantre du déterminisme, c'est limite. OK vous l'aurez voulu.

    Les deux mots latins sont de sens très proches. Immodicus (dixit Gaffiot who else) c'est « démesuré, excessif, sans retenue ». Immoderatus c'est plutôt « sans bornes, infini ».

    La nuance, s'il faut en voir une, est dans la différence d'accent. Immodicus met l'accent sur le côté incoercible de la pulsion, et immoderatus sur l'étendue de ses effets, son invasion du territoire subjectif et, par conséquent, de la vie du sujet.

    En tous cas les deux parlent de l'emprise addictive, de cette incontrôlable obsession qui devient le seul filtre du rapport au monde. Et quand Spinoza parle d'amour ici, c'est assez loin de ce qu'il en a dit plus haut l'amour comme joie, affect actif (cf 6). Ici il s'agit en fait de passion, c'est à dire de passivité, d'impuissance.

    Mais ces définitions nous posent encore d'autres questions sémantiques.

    Luxuria traduit par gourmandise : étonnant, non ? C'est que luxuria est un faux ami. On est tenté de le rapprocher du sens actuel de luxure, mais en fait il s'agit de luxuriance, de surabondance. Plutôt que gourmandise on aurait pu dire goinfrerie.

    Ensuite convivare veut dire manger, oui, mais manger en compagnie, partager un repas. S'agirait-il de désigner un excès de convivialité ? (Dont on se demande d'ailleurs comment il se manifesterait : genre le film de Marco Ferreri La grande bouffe ?)

    Quoique. Il y a bien une chose qui peut jeter le soupçon sur la convivialité, c'est lorsqu'elle s'assortit d'une exclusion. Quand certains mangent à leur faim et davantage, alors que d'autres manquent du nécessaire.

    Si l'on interprète ainsi la gourmandise au sens politico-social, on se dit : oui c'est vrai l'appétit immodéré des uns est une atteinte à la simple sustentation des autres. Que ce soit à l'échelle d'un pays, quand le fonctionnement social manque de justice. Que ce soit à l'échelle mondiale, géopolitique, quand des pays préemptent à leur profit les richesses mondiales, en général par le canal de firmes transnationales.

    Qui elles se gavent au détriment de tout le reste du monde.

    Du coup on voit le rapport avec l'avarice et l'ivresse (dont les plus destructrices sont celles de l'avoir et du pouvoir).

     

  • 48 nuances (29) Ambition

    « XLIV. L'Ambition (ambitio) est le Désir excessif (immodica) de gloire. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Notons que ce désir « immodique » va à l'encontre de la modestia, du fait d'être modicus, mesuré, dans la définition précédente (cf 28).

    Spinoza précise dans l'explication que, par la mécanique de l'imitation des affects,

    « L'Ambition est un Désir par lequel tous les affects se trouvent alimentés et renforcés ; et par là cet affect peut à peine être surmonté. Car aussi longtemps qu'un Désir tient l'homme, elle aussi nécessairement le tient. 'Les meilleurs sont au plus haut point menés par la gloire' dit Cicéron. 'Même les philosophes, en tête des livres qu'ils écrivent pour inciter à mépriser la gloire, inscrivent leur nom' etc.» 

    Les grands esprits se rencontrent, car Montaigne cite lui aussi ce passage de Cicéron (Essais I,41 De ne communiquer sa gloire). En outre il ironise sur Épicure soi-même, qui n'était pas si détaché qu'on le croirait du souci de reconnaissance par la postérité (II,16 De la gloire).

    Mais Montaigne ne serait pas Montaigne s'il n'admettait à plusieurs reprises, en particulier dans De la vanité (III,9) ne pas être lui-même exempt de ce genre d'ambition.

    Et l'on peut facilement de même imaginer le sourire d'auto-dérision de Spinoza quand il ajoute à la fin de la citation ce narquois « etc. »

    On voudrait que tous les ambitieux contemporains soient capables de la même distance.

    Mais je crains que la plupart ne soient du style d'ambitieux qui « a besoin de la première, de la seconde, de la dernière place dans l'ordre du crédit et du pouvoir, et se rattache à chaque degré, cédant à l'horreur que lui inspire la privation absolue de tout ce qui peut combler, ou satisfaire, ou même faire illusion, à ses désirs. » (G. de Staël De l'ambition)