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Blog - Page 383

  • Perdre, trouver

     

    Ce qui est bien avec une contrainte d'écriture, c'est qu'elle dispense du pourquoi et permet de se consacrer au comment. C'est un mode d'écriture qui fait échapper à la prise de tête.

    Le Sens, le Message ? Il se délivreront d'eux-mêmes, émergeront du texte comme émerge la forme du bloc de pierre si le ciseau s'efforce à autant d'habileté qu'il peut. Ou bien ils n'émergeront pas, et qu'importe.

    Le texte n'aura peut être, sinon aucun sens, du moins pas de projet quant à son message. Il se contentera d'offrir, à qui l'écrit, à qui le lit, un petit moment de jeu avec les mots, qui feront entendre ce qui viendra, comme ça viendra.

    La contrainte a ses lettres de noblesse, en poésie particulièrement. Elle est une muse de fort bon conseil, et plus encore de fort bonne compagnie.

    Elle est aussi, la contrainte, une madone objet d'un culte empressé dans tout atelier d'écriture qui se respecte. Et ce n'est que justice. Quelle autre divinité peut vous faire créateur avec si peu de chose ?

     

    Parmi les contraintes d'écriture figure en bonne place le lipogramme. Du grec leipein = enlever, et gramma = lettre, il consiste comme le nom l'indique à bâtir un texte en excluant une lettre du matériel alphabétique dont nous disposons.

    L'exemple le plus connu pour la littérature française est le roman de Georges Perec (1936-1982) intitulé La Disparition, construit sur lipogramme du E, lettre de loin la plus fréquente en français.

    Perec fut un oulipien, un fervent adepte donc de la contrainte.

    NB oulipo = ouvroir de littérature potentielle. Autres membres célèbres Queneau, Calvino, Roubaud. Ils ont conçu des contraintes souvent à la fois poétiques (option surréalisme) et mathématiques.

     

    Comme cela a été souligné par les commentateurs, c'est en excluant de sa fiction le E que Perec signe la poursuite de sa propre histoire, après la disparition d'eux, son père tué à la guerre, sa mère exterminée à Auschwitz.

    Ainsi La Disparition, outre rendre baba devant la virtuosité et l'inventivité de son auteur, révèle une propriété de la contrainte : sa simple formulation peut suffire, si on sait la lire, à donner le sujet d'une histoire.

     

    Les 26 mini-histoires qui vont suivre dans ce blog sont construites par lipogrammes déclinant l'alphabet. (Il n'aura pas échappé à l'éventuel lecteur par hypothèse assidu que je suis férue d'abécédaires et autres lexiques, sans me vanter j'aurais fait un bon dictionnaire).

    Chaque formule d'exclusion de la lettre a amené, par le fait, le thème que je me donne à explorer dans chaque narration.

    Ainsi le premier texte, que vous découvrirez la prochaine fois, est né de la formule « sauf A ».

     

     

     

     

  • Le cri des paons (8/8)

     

    2 juillet. Discuté avec Chantal. J'ai compris un truc, enfin deux. Chantal elle est en train d'admettre qu'elle vieillira un jour. « C'est la vie, il peut y avoir du bon, tu sais, à chaque saison. Il faut accepter, faire confiance.Tu sais, au Club, il y a des jours je vois bien qu'ils sont encore heureux, vraiment heureux. »

    Elle est aveugle ou quoi ? Elle voit pas la différence entre sa peau douce, son corps plein de sève, et les vieux débris qui se pissent dessus ? Elle a envie qu'on lui remette un cordon de fœtus, un jour, elle a envie qu'on lui hurle dans l'oreille : « Allez Mémé Francord, on va prendre ses médicaments bien sagement ... » ?

    Et puis avant : devenir une espèce de chose sèche comme la Carogne qui a plus pour seul plaisir que de mener son monde à la baguette ? Ou se faire copine avec le groupe des trois pipelettes, là, toujours à épier les uns ou les autres ?

    Ou Maman. Des soucis de mère, des soucis de fille. Et elle ? Son printemps il est loin, tellement loin. Ça lui crève pas les yeux, à Chantal ?

    Le deuxième truc c'est que moi tout ça je l'admets pas. Et je l'empêcherai. Je ferai ça pour elle. Il est juste temps : elle est en train de se résigner.

     

    10 juillet. Voilà. C'est prêt. Trouvé des gouttes à Mémé. Elle sera à moitié endormie, elle sentira rien. Faut pas la laisser devenir ça. Il est temps, il  faut le faire. Maintenant. Demain matin. Près du bassin on doit se voir. Sûr qu'au fond elle est d'accord. Chantal, t'iras jamais finir dans une quelconque Quatre Saisons.

    Maxime te donne ton printemps pour toujours.

     

    11 juillet.

    Mémé est dans l'Hiver la faute à Alzheimer

    ça fait beaucoup de peine la faute à l'ADN

    Chantal elle est par terre la faute à Alzheimer

    et Maxime a la haine la faute à l'ADN

    Maxime Sauveterre la faute à Alzheimer

    il sait que tout s'enchaîne la faute à l'ADN

    ADNADNADNADNADN

     

    Christine Sauveterre referma le cahier.

    « Je ne sais pas pourquoi je vous ai lu ça, Agathe. Je me suis dit que peut être vous comprendriez … En tous cas il fallait que je le lise à quelqu'un.

    - Bien sûr, Madame Sauveterre. Merci. Il y a votre maman aussi, elle a écouté, vous savez.

    - Pauvre Maman ! Qu'est-ce que tu as bien pu entendre de tout ça ? Ne t'inquiète pas. Je suis là ... »

     

    Elle lui caressa la joue. Un paon cria, derrière le taillis. Christine sursauta. Une lueur était passée dans le regard de la vieille femme. Elle ouvrit la bouche. Mais au lieu de l'horrible cri, ce fut un murmure qui s'en échappa, léger, paisible.

     

    Agathe se leva : « On peut y aller, maintenant » dit-elle.

     

     

  • Le cri des paons (7/8)

     

    30 octobre. Demandé à Chantal ce qu'elle foutait avec tous ces vieux. OK faut bien gagner sa vie mais quand même. Paraît qu'elle se sent utile et aussi que c'est pas si triste : ils sont encore rudement accrochés à la vie, elle trouve. Justement, c'est ça qui va pas. Mémé, ils l'ont passée à l'Eté.

                                                                                                                                 ***

    « Ils s'embrassaient, derrière le bassin, Chantal et le petit Maxime. Un bien joli couple. Ils se sont rencontrés, oh guère après que Mme Carogne elle a embauché Chantal. Il fallait une animatrice, qu'elle a dit. Elle a vu ça dans les autres centres. Par exemple à l'Étoile ils ont un club de loisirs aussi. Elle veut pas que nous aux Saisons on soit moins bien. C'est normal remarquez.

    Vous connaissez l'Étoile, un peu plus loin sur la nationale ? C'est bien aussi, sauf l'entretien de leur parc c'est pas pour dire. Et puis ils ont pas la volière, le bassin, tout ça. N'empêche ils ont pas eu de morts. Enfin je veux dire ce genre de morts. Des gens, pas des pensionnaires.

    Pauvre petite ! Le jeune homme à mon avis elle lui a tapé dans l'œil tout de suite. Après vous savez ce que c'est, se rencontrer par hasard. Le Maxime, je le voyais guetter, assis à côté du fauteuil de Mme Moricier. Le plus rigolo c'est que sa mère, la fille à Mme Moricier, elle s'était aperçue de rien ... »

                                                                                                                                                              ***

    5 février. Mémé marche plus du tout. Elle arrêtait pas de se casser la gueule, du coup ils l'ont mise en fauteuil, et dans l'Automne, ils font des regroupements comme ça. À part ça elle a l'air d'avoir à peu près le moral. Ils la shootent avec des tas de produits. C'est mieux pour tout le monde.

    Elle prend Maman pour sa mère, elle lui raconte des tas de trucs, on comprend que dalle, elle dit un mot pour un autre. C'est drôle, au final. Chantal ça la fait rigoler, Maman apprécie pas. Moi oui, Chantal quand elle rit, elle est irrésistible. J'ai tout le temps envie de l'embrasser. En voilà une qui est pas faite pour être vieille.

                                                                                                                                  ***

    « Venu ce matin ? Maxime ? Mais pourquoi il me l'a pas dit ?

    - Je ne sais pas, Madame. Apparemment, d'après les témoignages que j'ai recueillis, il avait un rendez-vous.

    - Un rendez-vous ? Avec qui ?

    - Avec la victime. Votre fils serait la dernière personne à l'avoir vue vivante, si l'on excepte M. Bouilloux, naturellement. C'est donc notre principal témoin, et c'est à ce titre que je souhaite l'interroger.

    - Attendez ! Principal témoin, ça veut dire quoi, ça exactement ? Vous n'allez quand même pas soupçonner Maxime ! Vous n'imaginez pas ? …

    - Mon métier n'est pas d'imaginer, Madame. »

                                                                                                                                  ***

    11 juin. C'est vraiment le printemps. Le buisson de genêt de la volière est tout fleuri. Ce que ça sent bon ! Chantal s'en est mis un brin derrière l'oreille. Elle est tellement belle, tellement vivante. Quand c'est qu'on arrête de vivre dans l'odeur du genêt, le chant des oiseaux, le goût de la mer, la brûlure des rochers dans la garrigue l'été ?

    Quand c'est qu'on se met à vivre juste pour pas mourir ?

     

    25 juin. Maintenant quand on va chercher Mémé dans sa chambre, elle est chaque fois en train de crier. D'ailleurs dans l'Hiver ils crient presque tous. Je croyais pas que ça pourrait lui arriver à elle. Mémé. Je sais pas si c'est d'entendre les paons. C'est le même cri. Horrible. Il faudrait que quelqu'un la fasse taire.

                                                                                                                                                                  ***

    Maxime Sauveterre se taisait, le visage fermé. Elles avaient dit vrai, les Trois Parques. La lumineuse beauté de ses traits de tout jeune homme, auréolés d'une chevelure que le soleil d'été blondissait encore. Pour le reste aussi : le regard qu'il fixait sur le mur était d'une effrayante tristesse. Une tristesse dure et sans concession. Accusatrice.

    « Vous savez que ce n'est pas votre intérêt, de refuser de témoigner. On peut interpréter cela comme un aveu. Ou si vous cherchez à protéger quelqu'un, cela entre dans le cadre de la complicité. »

    Maxime jeta un bref regard au policier. Il eut un ricanement amer:

    « Des complices … Y a que ça … ». Et, à nouveau, silence.

    « Bon, je vous informe que de toutes façons une analyse d'ADN est en cours. Vous pouvez aller, maintenant. »

    Christine attendait son fils devant la porte.

    « Le coup de l'ADN », dit-il. « Ils sont tous d'accord. »

     

    A suivre.