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Blog - Page 385

  • Le cri des paons (3/8)

     

    « C'est maintenant que vous me prévenez, Nathalie ?

    - Un petit retard, avec la circulation à la sortie de la ville …

    - Ce n'est pas un petit retard ! Je la paie pour trois heures, moi ! Si elle s'amuse à rabioter comme ça chaque fois …

    - C'est la première fois qu'elle est en retard, Madame …

    - Justement ! Ferait beau voir qu'elle en prenne l'habitude. Gérard ? Gérard, allez donc voir sur le parking s'il y a la voiture de Melle Francord, le petit truc jaune, vous savez ... »

    La voiture était sur le parking depuis un bon moment déjà, d'après le jardinier qui arrosait la pelouse. Aux dires de Juliette la concierge, Chantal Francord avait franchi la grille vers neuf heures moins le quart.

    «  Mais où elle a pu passer alors ? Gérard faites un peu le tour, c'est pourtant pas jour d'animations personnalisées. Allez quand même voir au Printemps. »

    Chantal n'était ni au Printemps ni dans une autre saison. Tout le personnel fut réquisitionné pour la chercher. La directrice s'y mit aussi, en maugréant. Décidément si elle ne faisait pas tout, avec cette bande de bras cassés. Quant à la petite garce, elle perdait rien pour attendre.

     

    Ce fut un cri du côté du bassin qui les alerta. Un cri rauque et ininterrompu : qui avait laissé M. Bouilloux tout seul ? (Heureusement il était sanglé dans son fauteuil). En hochant la tête, il laissait sortir sa plainte machinale, le regard accroché à la forme blanche affaissée au bord du bassin. Il ne hurlait pas d'effroi devant le cadavre. C'était plutôt comme si le corps de la jeune fille était venu matérialiser la terrifiante mélodie qui hantait le chaos de sa mémoire engloutie.

                                                                                                                                                                     ***

    2 novembre. Vu Mémé aux 4 S. M'a appelé Jeune Homme tout le temps. Elle a pleuré quand on s'est dit au revoir. Maman a pleuré aussi dans la voiture tout le long. Impossible de parler d'autre chose, de moi par exemple. Elle m'avait promis qu'on ferait une méga teuf demain pour mon anniv. Mais si elle est toujours dans ce trip ma-pauvre-maman-à-moi … Qu'est-ce que j'y peux, moi ?

                                                                                                                                                                    ***

    « Asphyxie. Noyade dans le bassin. On lui a probablement maintenu la tête sous l'eau le temps nécessaire. Elle a dû être surprise. Aucune trace de lutte. Voyez les galets sont pas déplacés, ni les roses trémières brisées. On l'a guettée, et hop ! »

    Le policier occupé aux relevés, il avait l'air plutôt cool : on aurait dit qu'il se foutait de tout. Quant à l'enquêteur : le portrait du croque-mort tel qu'on se l'imagine.

    Agathe en était là de ses pensées quand ledit croque-mort se retourna brusquement vers elle :

    « C'est vous qui avez découvert le corps ?

    - Non, c'est Léon, notre jardinier.

    - Oui c'est moi. Je venais de finir l'arrosage des pensées de l'Automne, juste derrière …

    - L'arrosage de quoi ?

    - La bordure de pensées, voyez là derrière. Ah c'est des fleurs que si on veut qu'elles restent belles faut être aux petits soins, vous savez …

    - Léon, Monsieur se fiche de vos pensées, ce qu'il veut ce sont des précisions sur le corps, des détails que vous auriez remarqué, enfin tout ça ... »

    Le flic toisa la directrice. Il voyait bien le tableau ici, et sa mesquine autorité sur ses employés.

    Le bassin n'était visible d'aucun des bâtiments. Personne n'avait donc pu voir la scène. « Y avait juste M. Bouilloux ici et il n'aurait pas dû être là ! La petite a dû avoir la lubie de l'amener ici, va savoir pourquoi. Il devait aller au club avec les autres.

    - Interrogeons donc ce M. Bouilloux. Faites le venir. »

    Agathe, Nathalie et la directrice échangèrent un regard. Celle-ci se chargea d'expliquer au policier que la maladie était à un stade avancé. Il ne parlait plus, sa vue avait beaucoup baissé. Et puis cloué au fauteuil, il n'avait pu en aucun cas interférer sur … l'action.

    « C'est un témoin inutilisable, raison pour laquelle sans doute le meurtrier ne s'est pas donné la peine de l'éliminer. Heureusement, d'ailleurs : sa famille l'aurait mal pris. Vous savez, il sont apparentés au député Bouilloux-Cardan, qui est parmi nos plus généreux membres bienfaiteurs ».

    À suivre

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Le cri des paons (2/8)

     

    « Bonjour Mme Moricier ! On a passé une bonne nuit ? Joseph m'a dit que vous aviez mieux dormi. » Agathe, comme tout le personnel des Quatre Saisons, avait pris l'habitude de s'adresser aux pensionnaires en hurlant sur un ton enjoué.

    De temps en temps, elle s'entendait parler faux. Le haut niveau sonore était nécessité par la surdité plus ou moins profonde des vieux. Mais ce ton de bonimenteur ?

    On cherchait à leur vendre quoi, aux vieux gagas ? Ils n'avaient plus le choix de rien.

    Alors elle reprenait doucement, avec une fraîche gentillesse, comme petite fille elle disait « Mamie, tu veux que j'aille te les chercher, tes lunettes ? » La vieille femme fit un geste vague de la tête.

    Elle savait encore obscurément qu'il fallait envoyer un signe pour que les choses continuent, et que tout signe était valable, ce n'était plus une question de sens.

    Agathe l'aida à gagner la salle de bain. C'était le moment le plus pénible de la journée : enlever la chemise de nuit, découvrir le corps flasque, marbré des stases violettes du sang sous la peau.

    La pompe cardiaque continuait son aveugle noria, mais chaque jour avec moins de vigueur, et, de plus en plus souvent, avec des ratés, des pauses. Le sang avait beau se désépaissir, il se mettait à stagner, comme une rivière au flux sans vigueur qui finissait par se perdre dans un fatras de broussailles et de pierres.

    Agathe ôta la couche souillée, nettoya avec précaution l'entre-jambes chauve et rabougri. Là se concentrait l'horreur de la décrépitude.

    Cette femme avait été belle, ça se voyait encore. Finesse de la peau, moue de la bouche gardant quelque chose de fier, d'insolent presque, dessin pur du profil, un je ne sais quoi d'impérieux dans le regard absent. Ce sexe aujourd'hui humilié par la vieillesse avait dû être tellement désiré, glorifié …

    La vieille souriait d'une béatitude organique, tentant de boire à petites lampées l'eau de la douche, ce qu'il fallait à tout prix empêcher pour éviter une fausse route fatale. Depuis six mois elle n'était plus nourrie qu'avec une sonde gastrique car la maladie avait atteint jusqu'au réflexe de déglutition. Deux fois, déjà, il avait fallu expurger les poumons.

    « On va se faire belle aujourd'hui, Mme Moricier, votre fille va venir, vous irez faire un tour dans le jardin, voir les paons. En attendant je vous amène à la salle du club, d'accord ? »

    Comme on fait aux bébés, Agathe caressa la commissure des lèvres pour obtenir un sourire réflexe en réponse à sa proposition. Mais dans sa nuit mentale, zébrée d'images télescopées surgies de zones aléatoires du passé, que pouvait bien signifier pour la vieille femme une séance au club de loisirs ?

    Agathe était identifiée tantôt comme la mère, tantôt comme la sœur, toutes deux mortes. Parfois comme la fille, celle-ci étant prise pour l'infirmière.

    Enfin ça c'était il y a encore quelques semaines, quand Mme Moricier produisait encore des mots un peu articulés, qu'on pouvait interpréter comme Maman, Claudine ou Christine

    Ayant calé un oreiller contre le dossier du fauteuil roulant, Agathe dirigea son paquet de chair humaine vers la salle du club, où d'autres vieux attendaient sagement sous la garde d'une autre aide-soignante.

    «  Ah Nathalie ! Pardon, on est un peu à la bourre !

    - De toute façon tu vois Chantal est pas encore là. Étonnant, d'ailleurs, c'est pas son genre d'être en retard. Puisque t'es là, je te les laisse et je vais aux nouvelles, OK ? »

                                                                                                                               ***

    24 septembre. Mémé est entrée ce matin dans la maison pour vieux, les 4 saisons ça s'appelle. On ira dimanche. Maman faisait une sale tête en revenant.  J'avais pas le choix, elle a dit. C'est clair. Mais quand même si on avait pu éviter que ce soit le jour de son anniversaire …

     

    À suivre.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Le cri des paons (1/8)

     

    « Cette nuit j'avais les cheveux tout blancs. C'était pas un rêve angoissant, mais je sentais que c'était comment dire déplacé. ».

    Agathe secoua la tête pour appuyer sa déclaration. Non, c'était pas encore le moment. Déplacé. Il y a un temps pour tout, et elle avait encore du temps, avant. Avant ça.

    Le matin en arrivant, Agathe prenait le café avec l'équipe de nuit. Elle suçotait le sucre qu'elle avait trempé dans le liquide très noir. Joseph passa la main dans sa crinière

    « Moi l'autre jour j'en ai trouvé un, de cheveu blanc. Ça vient plus vite que tu crois. C'est déjà là, tu sais. 

    - Si c'est pour me déprimer de bon matin, j'aime encore mieux aller bosser. Elle a passé la nuit comment, Mme Moricier ?

    - Plus calme. Mais je te conseille d'aller la voir en premier, quand même.

    - J'y vais. Vous direz à Arlette que je commence par la 4. Alors à ce soir. »

    En traversant le patio qui menait aux chambres de l'aile 4, Agathe s'attarda à regarder les paons qui occupaient la pelouse à côté du bassin.

    Il y en avait un, blanc, au milieu des autres, qui faisait la roue. La roue c'était un tour chacun, on aurait qu'ils se relayaient histoire de ne pas trop se fatiguer.

    Ou bien il y avait parmi la petite colonie une hiérarchie, une étiquette, un code qu'elle ignorait.

    Il ne fallait pas trop s'attarder cependant et traverser avant que l'un d'eux ne lance son cri. Depuis dix ans qu'elle travaillait aux Quatre Saisons, Agathe ne s'était toujours pas habituée à ce son de trompette nasillarde. La laideur, mais pas seulement. Le cri était un appel, un appel mal articulé comme celui du rêveur qui appelle dans le vide de la nuit.

    Ce qu'elle ne supportait pas surtout, ce que personne ici ne supportait, c'était que les vieux attachés à leur fauteuil ou à leur lit, en dernière phase de leur maladie, ils criaient du même cri que les paons, certains pendant des heures, en proie à un cauchemar qui ne finirait qu'avec la vraie nuit, la nuit sans réveil.

     

    Mme Moricier occupait la chambre 47 de l'Hiver. Le nom des bâtiments ressemblait à une mauvaise plaisanterie. Le centre s'appelant les Quatre Saisons du nom du lieu-dit voisin, la directrice avait trouvé opportun de baptiser chacune des parties du bâtiment d'un nom de saison.

    « Mais quand même », lui avait dit Agathe une fois, « bâtiment 1 pour les plus valides : Printemps. Été pour ceux plus atteints du 2, et ainsi de suite la dégringolade jusqu'au bout du 4 … Heureusement qu'à partir de la fin de l'Été, ceux du bout du couloir, ils ne se rendent plus vraiment compte.

    - Je ne vous le fais pas dire. Et puis tout le monde sait bien à quoi s'en tenir sur le parcours. C'est la condition humaine, n'est-ce pas. J'ai choisi l'organisation la plus rationnelle. L'aile 4 pour le terminal, la plus petite, la plus proche de la salle de soins intensifs. C'est logique. »

    Le logement de fonction de la directrice se trouvait, lui, dans un coin retiré du parc, que les employés entre eux appelaient les Champs Elysées.

                                                                                                                     ***                                                                                                                 

    11 juillet. Passé chez Mémé fêter mon bac. Depuis un moment j'y étais plus allé. Carrément glauque : elle a lâché côté ménage et tout ça. Et puis elle était fringuée fallait voir comment. Maman a dit en repartant : l'aide ménagère ça suffit plus, il faut trouver une autre solution maintenant. En tous cas Mémé était contente de me voir, sauf qu'elle m'a appelé tout le temps Joël. Il avait mon âge à peu près quand il est mort, l'oncle Joël. C'est tout ce que je sais vu que personne en parle jamais. Sur les photos je lui ressemble pas, je trouve. Si : la voix, a dit Maman. Et les cheveux blonds.

    À suivre.