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Le blog d'Ariane Beth - Page 168

  • La passion de la raison (10/22) Point de fléau politique plus redoutable

    « L'on ne se sert jamais de la connaissance de soi pour s'aider à deviner un autre.

    On dit qu'il faut humilier, contraindre, punir, et l'on sait néanmoins que de pareils moyens ne produiraient dans notre âme qu'une exaspération irréparable. 

    On voit ses ennemis comme une chose physique qu'on peut abattre, et soi-même comme un être moral que sa volonté seule doit diriger. »

    (G de Staël. De l'envie et de la vengeance)

     

    La dernière phrase pointe la mauvaise foi qui « justifie » la violence dans ses pires excès. Un des ressorts du racisme, de l'antisémitisme : les Noirs, les Juifs, sont des sous-hommes, quasi des animaux, bref pas aussi humains que nous.

    Ils sont une chose physique qu'on peut abattre. Qu'on doit abattre avant qu'elle ne nous abatte.

     

    Les premières phrases convoquent le bon sens : la vengeance c'est méchant bien sûr, mais c'est surtout bête, contre-productif.

    En particulier « il n'est point de fléau politique plus redoutable. »

    Elle va de pair avec l'esprit de parti* qui pervertit le débat constructif entre opinions en affrontement stérile et indéfini entre ennemis irréconciliables. Jusqu'à la lutte à mort, ce qui amène le chapitre Du crime.

    « Le crime appelle le crime (…) on ne peut guère comparer cet état qu'à l'effet du goût du sang sur les bêtes féroces. »

    Sauf que « c'est la nature qui a créé le tigre et c'est l'homme qui s'est fait criminel.** L'animal sanguinaire a sa place marquée dans le monde, et il faut que le criminel le bouleverse pour y dominer. »

     

    « Peut être faut-il avoir été témoin d'une révolution pour comprendre ce que je vais dire sur ce sujet ».

    En effet le trauma de la Terreur inspire ce chapitre.

    Germaine y présente, de la personnalité de Robespierre et ses complices, une analyse clinique que n'aurait pas reniée Freud.

    Elle observe leurs gestes symptômes : « des mouvements convulsifs dans les mains, dans la tête ; on voyait en eux l'agitation d'un constant effort. »

    Elle relève le mécanisme de décompensation paranoïaque sur une personnalité hautement morale (tels Robespierre, Saint-Just) : on est déçu de ne pas être à la hauteur de son idéal du moi, on en projette le ressentiment sur autrui, et c'est lui que l'on en punit.

    « Il hait, dans les autres, l'opinion que, sans se l'avouer, il a de son propre caractère. »

     

    Ce qui aboutit à pervertir le projet de liberté et de démocratie en tyrannie sanguinaire. Et la boucle est bouclée avec notre première citation.

    « Les hommes sont là pour craindre, s'ils ne sont pas là pour aimer ; la terreur qu'on inspire flatte et rassure, isole et enivre, et, avilissant les victimes, semble absoudre leur tyran. »

     

    *je n'y reviendrai pas davantage ici, on peut se rapporter à la précédente lecture Staël l'impartiale.

    **conception rousseauiste implicite : le mal n'est pas « naturel » à l'homme.

  • La passion de la raison (9/22) Préférer l'égalité de l'enfer

    « Il est des passions qui n'ont pas précisément de but (…) elles agissent sur l'existence sans la diriger et l'on sacrifie le bonheur à leur puissance négative (…) De ce nombre, mais avec des nuances différentes, sont l'envie et la vengeance. »

    (G de Staël. De l'envie et de la vengeance)

     

    Puissance négative. L'envie est une sorte d'édifice de destructivité.

    Dont le maître d'oeuvre est, paradoxalement, une impuissance : ne pas pouvoir se contenter d'être juste qui on est.

    Passion toute de tristesse dirait Spinoza, toute de ressentiment dirait Nietzsche. « De l'amertume seule elle s'alimente » dit Germaine.

    « La passion de l'envie n'a point de terme, parce qu'elle n'a point de but. »

    Bel aphorisme, fort juste. La grande force du non-défini est qu'on n'y est jamais. Si bien que l'on carbure à l'énergie inépuisable de l'insatisfaction.

     

    Remarquons cependant que l'absence de but précis peut produire aussi du positif.

    Par exemple dans le domaine de la création artistique, ou encore de la recherche fondamentale, où souvent l'on ne sait pas ce qu'on cherche. Et où souvent l'on ne trouve que grâce à cette ignorance, selon le mot fameux de Picasso.

     

    « L'envie prend sa source dans ce terrible sentiment de l'homme qui lui rend odieux le spectacle du bonheur qu'il ne possède pas, et lui ferait préférer l'égalité de l'enfer aux gradations dans le paradis. »

    L'égalité selon ce mode infernal est une perversion du sentiment de justice. (Comme on sait l'enfer est pavé de bonnes intentions).

     

    Cette perversion du désir de justice et aussi une source de la vengeance.

    « Il n'est personne qui, dans diverses circonstances de sa vie, n'ait ressenti l'impulsion de la vengeance* ; elle dérive immédiatement de la justice.»

    Mais ce n'est pas une raison pour y céder, au contraire la raison commande de limiter les dégâts.

    «C'est à combattre les mouvements involontaires qui entraînent vers un but condamnable, que la raison est particulièrement destinée ;

    car la réflexion est autant dans la nature que l'impulsion. »

    Trait spinoziste encore que cette non-opposition de la nature et de la raison.

     

    Et toute la noblesse de cette raison (non sans un peu d'orgueil aussi, disons un noble orgueil) se voit dans cet argument pour renoncer à la vengeance :

    « Vous rendez à votre ennemi, par votre vengeance, une espèce d'égalité avec vous ; vous le sortez de dessous le poids de votre mépris. »

     

    *pas nécessairement pour se venger soi, mais un proche, par exemple son enfant victime d'injustice. Ce à quoi on se résignerait pour soi, on ne s'y résigne pas pour eux.

     

  • La passion de la raison (8/22) En avant de tout ce qui nous manque

    « L'amour de la gloire se fonde sur ce qu'il y a de plus élevé dans la nature de l'homme ;

    l'ambition tient à ce qu'il y a de plus positif (de concret) dans les relations des hommes entre eux ;

    la vanité s'attache à ce qui n'a de valeur réelle ni dans soi, ni dans les autres, à des avantages apparents, à des effets passagers ; elle vit du rebut des deux autres passions. »

    (G de Staël. De la vanité)

     

    Irréalité, apparence, éphémérité : toute l'inconsistance de la vanité au sens classique. Le sens moderne de fatuité s'y mêle dans ce chapitre.

    Germaine commence ainsi par quelques portraits à la manière de La Bruyère.

    Damon le snob qui « n'a qu'un but dans l'existence, c'est de vous parler des grands seigneurs avec lesquels il a passé sa vie. »

    Licidas qui, comme dirait Brel, voudrait bien avoir l'air mais qu'a pas l'air du tout.

    Cléon le mytho qui se croit le centre du monde, « et cette crédulité dans son propre mérite a bien quelques-uns des avantages de tous les cultes fondés sur une ferme croyance. »

    Puis l'humour de la caricature cède la place à des considérations beaucoup moins drôles.

    La vanité est un « égoïsme qui détruit la possibilité d'aimer ; il n'y a point de but plus stérile que soi-même ; l'homme n'accroît ses facultés qu'en les dévouant en dehors de lui (…)

    La vanité, l'orgueil, donnent quelque chose de stationnaire à la pensée, qui ne permet pas de sortir du cercle le plus étroit. »

    La vanité est ici caractérisée comme narcissisme absolu. Le vaniteux reste en arrêt, stationnaire, tel Narcisse fasciné par son reflet inscrit dans le cercle étroit de la fameuse mare.

    Dans une vision du monde ainsi circonscrite à son ego, un mouvement centrifuge, un élan libidinal en dehors de soi, vers l'autre, a du mal à s'initier.

     

    Après tout pourquoi pas, pourrait-on dire cyniquement. Sauf que du point de vue du bonheur qui intéresse Germaine, la vanité travaille surtout à ulcérer les blessures narcissiques, et renvoie à un insondable vide intérieur.

    « La vanité est bien plus active sur les succès dont on doute, sur les facultés dont on ne se croit pas sûr ; l'émulation excite nos qualités véritables (car les qualités d'autrui interrogent la réalité des nôtres);

    la vanité se place en avant de tout ce qui nous manque. »

     

    Elle analyse pour finir deux cas particuliers*.

    La vanité féminine, faite de coquetterie et de rivalité des femmes entre elles, est en fait à son avis le dommage collatéral sur le deuxième sexe de la vanité première du macho moyen qui « comme Pygmalion, ne se prosterne que devant sa propre image. »

     

    Le concours de frime dans les assemblées révolutionnaires, « l'envie de surpasser l'orateur précédent, de se faire applaudir après lui. »

    Mais, espère-t-elle, le fonctionnement solide d'une juste république une fois établi, « le besoin de jouer un rôle n'existera peut être plus en France. »

    Quoique ? « Cette espérance est peut être une chimère. »

    Peut être, oui.

     

    *trop circonstanciés l'un et l'autre pour que je les détaille ici, mais j'y renvoie la lectrice-teur.