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Le blog d'Ariane Beth - Page 171

  • La passion de la raison (1/22) Le bonheur tel qu'on peut l'obtenir

    « Quelle époque ai-je choisie pour faire un traité sur le bonheur des individus et des nations ! » s'exclame Germaine de Staël* en commençant De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations

    (1796. Dans cet ensemble d'essais est inclus De l'esprit de parti qu'on vient de lire).

     

    Ce titre ne peut manquer d'évoquer le mot célèbre de Saint-Just Le bonheur est une idée neuve en Europe.** Pour en admettre la pertinence, il faut à mon avis le compléter : le bonheur pour tous.

    En fait l'idée neuve à cette époque, c'est plutôt l'égalité. C'est au nom de l'égalité que Saint-Just et ses copains n'ont pas hésité à couper court au bonheur de pas mal de monde …

     

    « Avant d'aller plus loin, l'on demanderait, peut être, une définition du bonheur » (oui bonne idée)

    « le bonheur, tel qu'on le souhaite, est la réunion de tous les contraires ;

    c'est, pour les individus, l'espoir sans la crainte, l'activité sans l'inquiétude, la gloire sans la calomnie, l'amour sans l'inconstance, (…) le bien de tous les états, de tous les talents, de tous les plaisirs, séparé du mal qui les accompagne »

    (De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations. Introduction)

     

    Autrement dit le beurre, l'argent du beurre, et le sourire de la Suissesse. Souhait rarement exaucé pour un individu, Germaine en a su quelque chose pour son compte, elle le dira.

     

    Quant au plan collectif

    « Le bonheur des nations serait aussi de concilier ensemble la liberté des républiques et le calme des monarchies, l'émulation des talents et le silence des factions, l'esprit militaire au dehors et le respect des lois au-dedans »

    Voilà qui évoque les questions que soulèvera Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique.

     

    Bref si l'on résume la situation « le bonheur, tel que l'homme le conçoit, c'est ce qui est impossible en tout genre »

    Mais ce n'est pas une raison pour y renoncer. Faut juste y travailler un peu :

    « le bonheur, tel qu'on peut l'obtenir, le bonheur sur lequel la réflexion et la volonté de l'homme peuvent agir, ne s'acquiert que par l'étude de tous les moyens les plus sûrs pour éviter les grandes peines. C'est à la recherche de ce but que ce livre est destiné. »

    Voyons donc.

     

    *Encore ? Ben oui en fait j'ai eu envie de rester encore un peu en sa compagnie. Et de l'écouter nous parler aussi d'autre chose que de politique (qui a dit ouf ?)

    **Allusion au « droit au bonheur » inscrit dans la toute jeune Constitution des Etats-Unis.

     

  • Staël l'impartiale (14/14) Peu d'hommes assez forts

    « Il y a, dans la Révolution, des hommes dont la conduite publique est détestable, et qui, dans les relations privées, s'étaient montrés plein de vertus.

    Je le répète, en examinant tous les effets du fanatisme, on acquiert la démonstration que c'est le seul sentiment qui puisse réunir ensemble des actions coupables et une âme honnête (...)

    Quel supplice que la situation qui permet à un homme estimable de se juger, de se voir ayant commis de grands crimes ! C'est d'une telle supposition que les Anciens ont tiré les plus terribles effets de leurs tragédies ; ils attribuent à la fatalité les actions coupables d'une âme vertueuse (…)

    La main de fer du destin n'est pas plus puissante que cet asservissement à l'empire d'une seule idée, ce délire que toute pensée unique fait naître dans la tête de celui qui s'y abandonne ;

    c'est la fatalité pour ces temps-ci que l'esprit de parti, et peu d'hommes sont assez forts pour lui échapper. »

    Germaine de Staël (De l'esprit de parti)

     

    Homme de loi, honnête, amoureux de la démocratie, tel était Robespierre en 1789. Il est l'exemple le plus frappant du phénomène par lequel l'esprit de parti réunit ensemble des actions coupables et une âme honnête. L'esprit de parti, cette machine à produire le fanatisme, la polarisation guerrière de la société.

    La question est, comme souvent : où est la poule où est l'oeuf ?

    Dans le cas de Robespierre, la lutte (réelle et acharnée) des anti-progrès, des anti-révolutionnaires, contre les efforts de construction d'une nouvelle société est-elle la seule cause de ce qu'il faut bien nommer une décompensation de type paranoïaque, cet asservissement à l'empire d'une seule idée, ce délire  ?

    Mais peut être en fait cette tendance préexistait-elle en lui ? Difficile de trancher (si l'on ose dire).

    (Telle est entre autres la question de Marcel Gauchet dans son passionnant Robespierre, l'homme qui nous divise le plus. Gallimard 2018)

     

    Germaine y voit une fatalité. Parler de fatalité, c'est interpréter selon le prisme tragique. Dans les temps de crise historique majeure comme fut la Révolution, les mécanismes à l'œuvre peuvent s'emballer jusqu'à produire un chaos (cf 13/14). Chaos d'événements contradictoires, chaos pour les cœurs et les intelligences (et aussi les corps qui s'y trouvent broyés).

    Alors, comme dans la tragédie antique, les protagonistes semblent d'une certaine manière devoir être exemptés de leur culpabilité individuelle, emportés qu'ils sont par le cours d'une fatalité à la force surhumaine.

    Et peu d'hommes sont assez forts pour lui échapper. Pour maintenir leur humanité à travers des temps déshumanisants.

    Peu d'hommes oui, mais quelques-uns heureusement.

    Sans oublier beaucoup de femmes.

    En particulier l'une d'elles, qui a voulu et su rester lucide, responsable, authentiquement démocrate, malgré la tentation aliénante de l'esprit de parti.

    Une femme nommée Germaine de Staël.

     

  • Staël l'impartiale (13/14) Les mots les plus nobles déshonorés

    « L'homme le plus impartial, témoin d'une révolution, finit par ne plus savoir comment retrouver le vrai, au milieu des tableaux imaginaires où chaque parti croit montrer la vérité avec évidence.

    Les géomètres rappellent à eux la certitude par des moyens assurés ; mais dans cette sphère d'idées où les sensations, les réflexions, les paroles mêmes s'aident mutuellement à former le corps des vraisemblances,

    quand les mots les plus nobles ont été déshonorés, les raisonnements les plus justes faussement enchaînés, les sentiments les plus vrais opposés les uns aux autres,

    on se croit dans ce chaos que Milton* aurait rendu mille fois plus horrible, s'il l'avait pu représenter dans le monde intellectuel, confondant aux yeux de l'homme le juste et l'injuste, le crime et la vertu. »

    Germaine de Staël (De l'esprit de parti)

    *Paradise Lost 1667

     

    Comment retrouver le vrai au milieu des tableaux imaginaires : voilà bien notre question, en temps de fake news et autres vérités alternatives.

    Germaine pointe ici les deux faces complémentaires de la perversion du débat. L'embrouille est d'abord intellectuelle et logique.

    Au plan des contenus, le vraisemblable prend le pas sur le vrai, faute de vérification. Au plan de la méthode et des procédures de réflexion, beaucoup de biais* peuvent gauchir un raisonnement.

    La logique et la vérité sont fragiles, à manier avec rigueur et circonspection, sous peine de les dégrader.

    Ainsi le technicien de police scientifique manie selon des procédures strictes l'élément relevé sur la scène de crime, pour ne pas risquer de détériorer le précieux segment d'ADN qui tracera une piste.

     

    Cette dégradation intellectuelle induit alors la perversion du débat sous sa face éthique.

    De la falsification du vrai résulte la confusion du juste et de l'injuste, du crime et de la vertu. C'est que, dit Germaine,

    les sensations, les réflexions, les paroles mêmes s'aident mutuellement à former le corps des vraisemblances.

    Remarquable formule, qui revient sur la liaison intellect-affect (point-clé de sa réflexion politique cf 1/14). Liaison qui joue pour le meilleur et le pire (comme nous en avertit Spinoza).

    Le pire, Germaine le caractérise de sa plume romantique par l'oxymore quasi hugolien les mots les plus nobles déshonorés. Pouvoir des mots : à nouveau Freud (cf 8/14). Ils sont le pivot du mécanisme d'interaction affect-intellect. Ou pour le dire mieux :

    « Notre intelligence (communication) se conduisant par la seule voie de la parole, celui qui la fausse trahit la société publique.

    C'est le seul utile moyen par lequel se communiquent nos volontés et nos pensées, c'est le truchement de notre âme : s'il nous faut (fait défaut), nous ne nous tenons plus, nous ne nous entre-connaissons plus.

    S'il nous trompe, il rompt tout notre commerce et dissout les liaisons de notre police (société).

    (Montaigne Essais II,18 Du démentir)

     

    *affectifs souvent, mais pas seulement : il résultent aussi de la paresse à penser (cf 7/14)