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Le blog d'Ariane Beth - Page 175

  • Staël l'impartiale (3/14) Une sorte de fermentation

    « Il faut avoir vécu contemporain d'une révolution religieuse ou politique pour savoir quelle est la force de cette passion (l'esprit de parti). Elle est la seule dont la puissance ne se démontre pas également dans tous les temps et dans tous les pays.

    Il faut qu'une sorte de fermentation, causée par des événements extraordinaires, développe ce sentiment, dont le germe existe toujours chez un grand nombre d'hommes, mais peut mourir avec eux sans qu'ils aient jamais eu l'occasion de le reconnaître. »

    Germaine de Staël (De l'esprit de parti)

     

    Ce passage m'en évoque fort logiquement un autre :

    « Le temps où s'ordonne un État est, comme celui où se forme un bataillon, l'instant où le corps est le moins capable de résistance et le plus facile à détruire. On résisterait mieux dans un désordre absolu que dans un moment de fermentation, où chacun s'occupe de son rang et non du péril. »

    (J.J. Rousseau Du Contrat social II,10)

     

    Je m'arrête au mot de fermentation que Rousseau emploie dans un contexte tout à fait similaire. Est-ce chez G de Staël un écho explicite à sa pensée ? Ou tout simplement le mot s'impose-t-il de lui-même, dans sa richesse métaphorique ?

    Fermentation dans le processus de vinification, de levée de la pâte à pain. La fermentation révolutionnaire veut produire une nouvelle nourriture pour le corps social, plus équilibrée, plus saine. Mais la fermentation a ses ratés. Le vin peut aigrir, la pâte retomber, la nourriture se faire pourriture.

    Ce sont ces ratés qui interrogeront Germaine. Et elle y verra l'effet du mauvais germe de l'esprit de parti.

    Je précise d'emblée qu'elle entend le terme au sens fort. Non comme le simple fait de se reconnaître d'un parti, d'une opinion, mais une sorte de fanatisme. En tous cas ici sa caractérisation en virus présent à l'état endémique dans le corps social, et que les circonstances font s'exprimer : voilà un rapprochement qui ne peut que nous parler (doublement).

     

    S'occuper de son rang et non du péril est bien le signe que le ver est dans le fruit de l'élan collectif (tant qu'on y est, multiplions les métaphores). Pour défendre ou conquérir ce rang on se situera selon une logique de rivalité et non de coopération. Le germe endémique est clairement là : désir de pouvoir, de se faire une place.

    S'il n'est pas réservé au domaine politique, et existe toujours chez un grand nombre d'hommes dit Germaine à juste raison, il est en politique, si l'on y songe, d'un illogisme scandaleux, une contradictio in terminis.

    Les partis oui, l'esprit de parti non : telle pourrait être la devise de l'organisation démocratique.

    Faute de quoi, la rivalité pour le pouvoir produit l'impuissance, rendant impossible la communauté d'action nécessaire à la construction et à la vie du corps social.

     

  • Staël l'impartiale (2/14) La quadrature de l'agora

    Régir les passions de l'ordre politique avec les mêmes principes d'analyse et d'éthique que dans l'ordre individuel, très bien en théorie. Mais en pratique ?

    « Une grande différence existe entre le système du bonheur de l'individu et celui du bonheur des nations :

    c'est que, dans le premier, on peut avoir pour but l'indépendance morale la plus parfaite, c'est à dire l'asservissement de toutes les passions, chaque homme pouvant tout tenter sur lui-même ;

    mais que, dans le second, la liberté politique doit toujours être calculée d'après l'existence positive et indestructible d'une certaine quantité d'êtres passionnés, faisant partie du peuple qui doit être gouverné. »

    (G de Staël De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations Introduction)

     

    L'indépendance morale la plus parfaite, c'est à dire l'asservissement de toutes les passions : formule frappante autant que spinoziste du combat éthique*.

    Quant à chaque homme pouvant tout tenter sur lui-même pour maîtriser ses passions : optimiste, non ? Quoique : tenter, dit-elle. Obligation de moyens, pas de résultats ...

     

    Le défi démocratique, la quadrature de l'agora, est de construire du commun, de la république, à partir de l'hétérogénéité des situations, caractères, valeurs de chaque individu. Point décisif donc que le rapport des enjeux individuels à la totalité (cf Rousseau que sa compatriote genevoise a beaucoup lu)**.

    Seulement il faut compter avec une certaine quantité d'êtres passionnés, en risque donc d'être dé-raisonnables, plus prompts à prendre leurs désirs pour des réalités qu'à admettre la réalité telle qu'elle est, étape nécessaire pour la transformer. Et en risque d'être ir-rationnels, incapables d'apprécier le ratio gain/perte d'une situation.

     

    Or la démocratie est aussi logiquement soumise à la loi des grands nombres que disons par exemple au hasard une épidémie.

    Et du coup le gros hic démocratique serait que la quantité de passionnés-irrationnels (disons crûment de cons***) ne devienne carrément une masse critique.

    Ce qui pourrait se produire si sait-on jamais le règne abêtissant, débilitant, des passions, des pulsions dans leur puissance d'immédiateté, (au détriment des médiations rationnelles et temporelles) disposait de moyens de diffusion à grande échelle.

    Mais je ne vois pas ce qui me fait dire ça ...

     

    *cf titres des parties 4 et 5 d'Éthique. De la servitude humaine, autrement dit de la force des affects. De la puissance de l'intellect, autrement dit de la liberté humaine.

    Je n'ai pas vu d'allusion à Spinoza dans ses écrits (bon j'ai pas tout lu non plus). Mais en tout cas les grands esprits se rencontrent en justesse et justice.

    **Elle a publié Lettres sur les écrits et le caractère de JJ Rousseau (1788)

    ***cf Maxime Rovère (spinoziste revendiqué, lui) « Que faire des cons ? (pour ne pas en rester un soi-même) » Flammarion 2019

  • Staël l'impartiale (1/14) Pour saluer Germaine

    Les écrits de philosophie politique de Germaine de Staël (1766-1817) sont d'un intérêt égal à ceux de Tocqueville, voire de Rousseau (normal pour la fille de Necker éduquée en citoyenne genevoise).

    Pourtant on ne voit généralement en elle que la femme de lettres qui a écrit des romans d'amour. Moyennant sa double culture, elle a ouvert en France la voie au romantisme, ce nouveau mouvement qui naissait en Allemagne.

    Mais bon : littérature, romantisme, sentiments, des trucs de bonne femme, non ? Alors que penser, philosopher, qui plus est en politique, voilà une affaire qui mérite d'être préemptée par les hommes.

     

    Précisément Germaine revendique de penser la politique, d'en faire, à égalité avec les hommes. Mais pas comme la plupart de ceux qu'elle a vus à l'œuvre (ou à la destruction), enflammés d'ambition* et d'esprit de parti*.

    « Je ne sais pourquoi il serait plus difficile d'être impartial dans les questions de politique que dans les questions de morale : certes, les passions influent autant que les gouvernements sur le sort de la vie, et cependant, dans le silence de la retraite, on discute avec sa raison les sentiments qu'on a soi-même éprouvés ;

    il me paraît qu'il ne doit pas en coûter plus, pour parler philosophiquement des avantages ou des inconvénients des républiques et des monarchies, que pour analyser avec exactitude l'ambition, l'amour, et telle autre passion qui a décidé de notre existence. »

    (De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations.Introduction)

     

    Elle va ainsi affirmer l'enjeu radicalement éthique de la démocratie moderne. Malgré son implication dans les événements, elle a su trier le bon grain de l'ivraie dans la Révolution de France. Ce que peu ont su faire à chaud, dans le feu de l'action.

    Révolutionnaire aussi convaincue que lucide, elle considère que la mise en place d'une démocratie juste, efficace et pérenne est le cadeau de progrès que la Révolution peut et doit faire à l'humanité. Pour cela il faut arriver selon son expression à la terminer, à lui donner la forme la plus accomplie possible.

    Ce qui suppose de la débarrasser de deux dangers aussi mortels l'un que l'autre, dont elle fait tout au long de ses écrits ressortir la similitude en miroir.

    D'un côté le sectarisme des terroristes, répudiant une république de débat et de compromis au profit d'une dictature d'auto-proclamés représentants exclusifs du peuple.

    De l'autre la psycho-rigidité, l'esprit anti-progrès des royalistes accrochés à l'idée réactionnaire de restauration.

     

    De fait, si la Révolution dérape avec la terreur et la dictature des Comités, c'est surtout (pas seulement) parce que les royalistes deviennent de plus en plus réactionnaires. Ultras contre ultras, faucons contre faucons, on connaît toujours cela.

    Au milieu, pris en étau, des modérés, dont Germaine de Staël, cherchant une démocratie apaisée et vraiment participative.

     

    *Titre de deux de ses essais. La lecture de l'esprit de parti est précisément l'objet de ce parcours.