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Le blog d'Ariane Beth - Page 173

  • Staël l'impartiale (9/14) Par l'intérêt d'une haine commune

    « L'esprit de parti unit les hommes entre eux par l'intérêt d'une haine commune, mais non par l'estime ou l'attrait du cœur (…) l'on n'établit les relations d'attachement et de reconnaissance qu'entre les personnes du même avis : la limite de son opinion est aussi celle de ses devoirs (…)

    Les grandes qualités d'un homme qui n'a pas la même religion politique que vous ne peuvent être comptées par ses adversaires ; les torts, les crimes mêmes de ceux qui partagent votre opinion, ne vous détachent pas d'eux. »

    Germaine de Staël (De l'esprit de parti)

     

    Il est troublant de constater combien ces remarques peuvent s'appliquer aujourd'hui au mécanisme de morcellement tous azimuts à l'œuvre dans la société.

    En politique, passer dans l'opposition après une élection équivaut à mener une guérilla constante contre le pouvoir. Histoire de justifier leur réflexe pavlovien d'opposition, certains s'emploient même à répandre le soupçon d'illégitimité non seulement sur leurs concurrents, mais sur les procédures du suffrage démocratique, pour la raison qu'il les a évincés.

    Gageons que s'ils se trouvent un jour élus selon ces procédures, ils revendiqueront sans vergogne leur absolue légitimité ...

     

    Mais les dégâts de cet esprit de parti exacerbé dépassent le cadre des structures politiques. Aux deux extrêmes si l'on peut dire. La religion politique utilise en certains cas la religion tout court, et l'esprit de parti se mue en idéologies que certains caractérisent comme de nouveaux fascismes.

    Mais aussi, et de manière plus fondamentale encore peut être, l'esprit de parti se met à imprégner tous les rapports sociaux.

    Les divergences d'opinion et d'intérêts ne travaillent plus guère à se résoudre dans un débat régulé, argumenté, fondé sur le double garde-fou de la rationalité et de la réalité. Les différences font l'objet d'absurdes partitions quasi-ethniques dans la recherche d'une identité victimaire*.

    Sur les réseaux dits sociaux** l'on voit gagner la viralité des phénomènes pulsionnels d'adhésion ou d'exclusion, au détriment du débat, ou simplement de l'échange et du dialogue.

    Ce n'est pas (seulement) ici scrogneunisme ronchon d'une sexagénaire. Je renvoie aux analyses de jeunes adultes de la génération internet***. Réconfort en les lisant : si jeunesse et vieillesse savent ensemble, elles pourront ensemble.

     

    *cf l'analyse (et l'expérience) de Caroline Fourest dans Génération offensée (Grasset 2020)

    **expression d'Éric Sadin (Le règne de l'individu tyran. Grasset 2020) Pour ma part je dis carrément les résasociaux.

    ***La société du sans contact (François Saltiel Flammarion 2020)

    J'ai vu naître le monstre (Samuel Laurent Les Arènes 2021)

    Le populisme au secours de la démocratie ? (Chloé Morin Gallimard le Débat 2021)

     

     

  • Staël l'impartiale (8/14) Les vrais enthousiastes

    L'aliénation provoquée par l'esprit de parti est présentée, par une G de Staël déjà freudienne, comme le passage sous l'emprise d'une illusion.

    « (Le) but tel que cette passion le fait concevoir (est) un but qui n'a jamais rien de réel, de jugé, ni de connu, et l'imagination (le) revêt de toutes les illusions dont la pensée est susceptible ;

    la démocratie ou la royauté sont le paradis de leurs vrais enthousiastes ; ce qu'elles ont été, ce qu'elles peuvent devenir, n'a aucun rapport avec les sensations que leurs partisans éprouvent à leur nom ;

    à lui seul il remue toutes les affections ardentes et crédules dont l'homme est susceptible. »

    Germaine de Staël (De l'esprit de parti)

     

    Le but poursuivi par chacun des partis, établir la démocratie ou rétablir la monarchie, s'il est envisagé en mode esprit de parti, déborde le cadre de la pensée rationnelle, ainsi que les limites des contingences réelles.

    L'esprit de parti prend littéralement possession du partifié (ainsi vais-je désormais le nommer). Alors, selon une pensée de type magique, les mots se font incantation, produisent une sorte d'état de transe. Tel est l'enthousiasme qu'elle pointe ici.

     

    Un diagnostic qui n'est pas sans évoquer celui-ci :

    « La foule est soumise à la puissance véritablement magique de mots qui peuvent provoquer dans l'âme des foules les plus formidables tempêtes et les calmer. »

    (Freud. Psychologie des foules et analyse du moi chap.2)

    Dans cet article Freud analyse une similitude : entre une foule qu'il nomme primaire, réunie pour un temps limité d'action (par ex une manifestation), ou agrégée spontanément mais fortement labile (par ex une émeute), et une « foule » secondaire, s'étant dotée d'une organisation, il donne en exemple l'église et l'armée.

    Il n'est pas absurde d'y ajouter le parti.

     

    G. de Staël en effet s'interrogera sur la proximité entre l'enthousiasme qui remue la foule révolutionnaire, et les ressorts pulsionnels, affectifs à l'œuvre dans les assemblées pourtant structurées, et les clubs, comités, tribunaux.

    Fanatisés par « leur » orateur, les participants y furent parfois partifiés jusqu'à l'emportement radical de la pulsion de mort.*

    « Il y a une époque de la Révolution de France (la tyrannie de Robespierre) dont il me paraît impossible d'expliquer tous les effets par des idées générales, ni sur l'esprit de parti, ni sur toutes les autres passions humaines.

    Ce temps est hors de la nature, au-delà du crime ; et, pour le repos du monde, il faut se persuader que nulle combinaison ne pouvant conduire à prévoir, à expliquer de semblables atrocités, ce concours fortuit de toutes les monstruosités morales est un hasard inouï dont des milliers de siècles ne peuvent ramener la chance. »

     

    Optimisme de femme des Lumières ... Qu'aurait-elle dit des atrocités du XX°s et de notre XXI° qui se débrouille déjà pas mal ma foi en ce domaine.

     

    *cf à ce propos La chute : les derniers jours de Robespierre (Jacques Ravenne. Perrin/Plon 2020)

     

  • Staël l'impartiale (7/14) Cet emportement de la pensée

    « L'esprit de parti est une sorte de frénésie de l'âme qui ne tient point à la nature de son objet. C'est ne plus voir qu'une idée, lui rapporter tout, et n'apercevoir que ce qui peut s'y réunir :

    il y a une sorte de fatigue à l'action de comparer, de balancer, de modifier, d'excepter, dont l'esprit de parti délivre entièrement ;

    les violents exercices du corps, l'attaque impétueuse qui n'exige aucune retenue, donnent une sensation physique très vive et très enivrante ;

    il en est de même au moral de cet emportement de la pensée qui, délivrée de tous ses liens, voulant seulement aller en avant, s'élance sans réflexion aux opinions les plus extrêmes. »

    Germaine de Staël (De l'esprit de parti)

     

    Cet emportement de la pensée évoque le terme de raptus qui désigne un état psychique, où, sans perte de conscience au sens strict, on perd la notion des limites de son individualité (d'où passages à l'acte suicidaires ou meurtriers).

    On n'est alors plus qu'une force qui va, tel l'Hernani de Hugo. Germaine en donne comme exemple les états-limites connus en effet dans certains sports ou certains actes de guerre.

    La sensation très vive et très enivrante est à rapporter à la sécrétion d'hormones qui les accompagnent.

    Sensation parfois augmentée par quelques substances psychotropes destinées à soutenir l'élan en question.

     

    Pour la guerre évoquons les drogues dispensées par le régime nazi aux soldats allemands, par l'oncle Sam aux marines au Viêt-Nam (et ailleurs depuis), ou même le coup de gnôle du Poilu avant d'escalader la tranchée. Pour le sport, on sait la part du dopage dans le dépassement des limites physiologiques (avec les dégâts induits sur la santé et l'espérance de vie des sportifs).

    On peut ajouter à ces exemples l'emportement de l'extase religieuse. Éventuellement soutenue elle aussi par quelque substance. À Delphes une vapeur enveloppait la Pythie sur son trépied. Dans la nef de Compostelle, l'encensoir géant ajoute son imprégnation parfumée aux endorphines du pèlerin recru de fatigue et d'émotion.

     

    G de Staël, en caractérisant ainsi l'esprit de parti comme une drogue, une addiction, touche un point fondamental.

    Il procède d'une passivité qui fait fuir la fatigue de l'action de comparer, de balancer. Adopter l'esprit de parti n'est pas, avec ce que ça suppose de réflexion, prendre parti.

    C'est se laisser prendre dans un parti, sur le mode de l'adhésion sectaire.

    C'est consentir à une aliénation.