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Le blog d'Ariane Beth - Page 197

  • Et quand personne (4/17) C'est un skeletos

    « Je m'étudie plus qu'autre sujet. C'est ma métaphysique, c'est ma physique. »

    (Montaigne Essais III,13 De l'expérience)

     

    Ma métaphysique, ma physique : genre sans me vanter mon nombril est le centre du monde et même de l'univers, soit dit sans mégalomanie.

    Exemple d'un humour pince sans rire fréquent dans les Essais, une discrète ironie pas toujours décelable à la lecture superficielle.

    Car en fait, il l'a dit d'emblée au lecteur (cf 1/17), l'égotisme de Montaigne ne vise pas à une complaisance narcissique, au contraire il s'observe avec la sèche objectivité d'un clinicien.

     

    « Je m'étale entier : c'est un skeletos (un écorché) où, d'une vue, les veines, les muscles, les tendons paraissent, chaque pièce en son siège. »

    (II,6 De l'exercitation)

     

    Métaphore évoquant le célèbre exergue des Confessions de Rousseau Intus et in cute (à l'intérieur et sous la peau).

     

    La plus belle et forte formulation de cet état d'esprit est à mon goût celle-ci :

    « J'ose non seulement parler de moi, mais parler seulement de moi ; je fourvoie quand j'écris d'autre chose et me dérobe à mon sujet.

    Je ne m'aime pas si indiscrètement (sans discernement) et ne suis si attaché et mêlé à moi que je ne me puisse distinguer et considérer à quartier, comme un voisin, comme un arbre. »

    (III,8 De l'art de conférer)

     

    Une volonté d'objectivité qui conjoint le plan physique et le plan moral :

    « Quoi qu'il en soit, veux-je dire, et quelles que soient ces inepties, je n'ai pas délibéré de les cacher, non plus qu'un mien portrait chauve et grisonnant, où le peintre aurait mis non un visage parfait, mais le mien.

    Car aussi ce sont ici mes humeurs et opinions ; je les donne pour ce qui est en ma créance, non pour ce qui est à croire. »

    (I, 26 De l'institution des enfants)

     

    (L'objectivité consiste dans cette dernière phrase à revendiquer la subjectivité de sa parole) (paradoxe constitutif du livre cf 1/17).

     

    Mais j'ai gardé le meilleur pour la fin :

     

    « Je ne puis tenir registre de ma vie par mes actions : fortune les met trop bas ; je le tiens par mes fantaisies. Si ai-je vu un gentilhomme qui ne communiquait sa vie que par les opérations de son ventre (…)

    Ce sont ici, un peu plus civilement, des excréments d'un vieil esprit, dur tantôt, tantôt lâche, et toujours indigeste. »

    (III,9 De la vanité)

     

    Savoureux, non ? (Si j'ose dire).

     

  • Et quand personne (3/17) Consubstantiel à son auteur

    « Moulant sur moi cette figure, il m'a fallu si souvent dresser et composer pour m'extraire, que le patron s'en est fermi et aucunement (d'une certaine façon) formé soi même.

    Me peignant pour autrui, je me suis peint en moi de couleurs plus nettes que n'étaient les miennes premières.

    Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre m'a fait, livre consubstantiel à son auteur, d'une occupation propre, membre de ma vie ; non d'une occupation et fin tierce et étrangère comme tous les autres livres. »

    (Montaigne Essais II,18 Du démentir)

     

    Ces phrases denses rendent compte à la fois du processus de création et de son incidence sur le créateur.

    Livre consubstantiel à son auteur.

    C'est souvent le cas, particulièrement dans l'autobiographie où l'être réel de l'auteur est le matériau de la création.

    Mais ce que Montaigne remarque en outre c'est que dans ce processus d'écriture à la première personne, a lieu entre l'énonciateur de la parole, être virtuel, et l'auteur, être réel de chair et d'os, disons (pardon, Montaigne à la plume subtile), un effet feed-back.

    Cet aller-retour continu finit par produire une assimilation intime de l'auteur et de son œuvre. C'est pourquoi la plus juste façon de nommer Montaigne est à mon sens Monsieur des Essais.*

     

    À propos de substance, je complète avec ceci :

    « Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre. » (Au lecteur)

    J'entends dans cette phrase la polysémie du mot matière.

    Il s'agit de matière concrète (comme dans la métaphore du sculpteur ci-dessus), de son être de chair (corps et psychisme), mais il s'agit en même temps de soi comme matière d'étude.

    Seulement la notion d'étude peut renvoyer à un aspect disons universitaire (pédantesque dirait Montaigne) du titre Essais, entendu comme exposition de thèses.

    C'est pourquoi Monsieur des Essais met les points sur les i dans de nombreux passages, dont le plus explicite est à mon sens celui-ci.

     

    « Ce n'est pas ci ma doctrine (enseignement), c'est mon étude (recherche) ; et ce n'est pas la leçon d'autrui, c'est la mienne. Et ne me doit-on savoir mauvais gré pourtant, si je la communique. Ce qui me sert, peut aussi par accident servir à un autre.

    Au demeurant, je ne gâte rien, je n'use que du mien. Et si je fais le fol, c'est à mes dépens (à mes frais) et sans l'intérêt de personne (sans qu'il en coûte à personne). »

    (II,6 De l'exercitation)

     

     

    *cf publié sous mon nom réel : Montaigne antistress Ed de l'Opportun 2014.

    Antistress est le nom de la collection, j'ai pas eu le choix de mon titre (sans compter autres désagréments) (mais bon je suis pas là pour régler de vieux comptes) (quoique ?)

     

  • Et quand personne (2/17) Ai-je perdu mon temps

    « Voire mais on me dira que ce dessein de se servir de soi pour sujet à écrire serait excusable à des hommes rares et fameux qui, par leur réputation, auraient donné quelque désir de leur connaissance (…)

    Cette remontrance est très vraie, mais elle ne me touche que très peu : je ne dresse pas ici une statue à planter au carrefour d'une ville, ou dans une église, ou place publique.»

    (Montaigne Essais II,18 Du démentir)

     

    Comme je l'ai déjà noté (cf ma lecture du chap De l'art de conférer note 14/14 du 9-07-20), pour sincères que soient de telles assertions chez Montaigne, elle ont un petit côté prétérition, style « je dis pas ça pour ça, mais bon je le dis quand même ».

     

    En outre un des sens possibles de l'idée de démentir, titre du chapitre, serait déni, voire dénégation.

    La dénégation c'est quoi ? Cette femme dans mon rêve n'est pas ma mère, c'est sûr, dit le patient, convaincu qu'il dit vrai.

    Mais Freud : au contraire c'est sûr que c'est sa mère, et sa dénégation lui permet de (se) le cacher. Reste à savoir pourquoi, ce que l'analyse du rêve nous dira (peut être).

     

    Dans ce chapitre Montaigne essaye de se convaincre lui-même le premier de ce qu'il avance. En ce qui concerne le sujet de notre parcours :

    « Et quand personne ne me lira (et même si personne ne me lisait), ai-je (aurais-je) perdu mon temps de m'être entretenu tant d'heures oisives à pensements si utiles et agréables ? (...)

    Combien de fois m'a cette besogne diverti de cogitations ennuyeuses (attristantes) ! Et doivent être comptées pour ennuyeuses toutes les frivoles. » (II,18)

     

    La fin est très vraie à mon goût, la frivolité a tendance à me déprimer grave (attention je dis bien frivolité, pas légèreté) (les deux n'ont rien à voir).

     

    Quant à la première phrase, j'y trouve quelque consolation dans l'aquoibonisme qui me saisit parfois devant l'inanité de mes cogitations zé élucubrations (mais non je dis pas ça pour qu'on me dise mais non) (quoi dénégation ?).

     

    Une phrase qui fait diptyque avec le propos connu de Montesquieu :

    « Je n'ai jamais eu de chagrin qu'une heure d'étude ne m'ait ôté ».