Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le blog d'Ariane Beth - Page 201

  • (13/21) L'ombre de ton chien

     

    « J'ai donné un nom à ma douleur et je l'appelle chien. »

    (Le Gai savoir 312)

     

    Nietzsche émouvant dans sa fragilité et son humilité.

    Aucune théâtralisation, aucun exhibitionnisme de sa douleur.

    Pas de lutte non plus, juste la notation de sa présence d'animal de compagnie.

    Il l'a apprivoisée, dressée, il en est le maître, mais un maître compréhensif, amical.

    Cette phrase m'évoque l'énigmatique toile de Goya intitulée Le Chien. Je crois qu'elle dit la même chose.

     

    Le vieillissement aussi peut se voir comme un animal de compagnie.

    À vos côtés se tient désormais un vieux chien moche, perclus, ralenti, au regard amati. Il s'est mis à vous suivre comme votre ombre.

     

    C'est qu'en fait, il l'est, votre ombre. Il fut le jeune chiot jouant d'un rien, il fut le chien agile et endurant qui vous accompagnait dans vos plus longues courses. Il fut le chien de garde qui montrait les dents devant les menaces.

    Aujourd'hui c'est ce vieux clébard fatigué aux pattes amollies et aux griffes usées. Il est toujours votre ombre. C'est juste que vous êtes devenu l'ombre de vous-même.

     

    Je n'ai rien contre les chiens.

    (Enfin (presque) plus rien : ma phobie canine s'estompe. Je ne sais d'où elle était venue, je ne sais pourquoi elle s'en va. Qu'importe pourvu qu'elle me lâche).

    Je n'ai rien contre les chiens, mais si je devais donner un nom à mon vieillissement, je l'appellerais plutôt escargot.

    Mais non, pas pour la lenteur (ni pour la bave, quand même j'en suis pas là).

     

    Pour la coquille où l'on peut se réfugier.

     

  • (12/21) En repos et à part

    « Dernièrement (...) je me retirai chez moi, délibéré autant que je pourrai, ne me mêler d'autre chose que de passer en repos et à part ce peu qui me reste de vie ... » (Montaigne Essais I,8 De l'oisiveté)

     

    Ce passage de Montaigne me revient souvent ces temps-ci, depuis qu'il s'est imposé à moi lors de l'épisode confinement au printemps dernier*.

     

    Passer en repos et à part ce peu qui me reste de vie. En repos je l'entends au sens fort. Montaigne à mon avis ne parle pas ici de souffler un peu, genre faire un break. Il s'agit de cesser toute agitation.

    Non seulement au plan de l'agir réel, mais plus encore au plan psychique.

    Il vise un état semblable au calme plat d'une mer étale, quand le navire est en panne. C'est désagréable quand on a une route à faire, un port à atteindre (éventuellement une course à gagner).

    Or précisément ce n'est plus le cas. Plus assez de vie devant soi pour se lancer dans un tour du monde, ou même dans de plus modestes navigations.

    On a franchi une ligne (la dead line c'est le cas de le dire).

     

    Freud définit le principe de plaisir (de façon contre-intuitive pour notre sens commun) comme la tendance psychique à rechercher la perturbation nulle. Autrement dit à supprimer la tension qui va avec le désir.

    Le franchissement de ligne dont je parle, c'est de se sentir peu à peu délivré(e), simplement, en douceur, non du vouloir, mais de ses tensions.

     

    À part. Une vie retirée, à l'écart. Une vie où se défont les liaisons qui sont le fait de la libido (Freud encore cf fin de Malaise dans la culture).

    Ce n'est pas qu'on n'a plus de relations, c'est juste qu'elles se vivent dans une distance croissante, réelle souvent, mais plus encore psychologique.

     

    Passer en repos et à part ce peu qu'il me reste de vie n'est pas a priori un propos positif, dynamique. Montaigne le présente pourtant comme un projet : délibéré autant que je pourrai, résolu autant que possible.

    Ce qu'il vise, c'est se ménager pour la fin du parcours un chemin tranquille.

    Arrive un âge où il n'y a plus d'enjeu à repousser le calme plat du plaisir. Plus d'en-je. Plus besoin de se projeter pour exister. Arrive un âge où l'existence consiste au seul être-là.

     

    La suite de la citation (mais je trouve qu'au rebours, faisant le cheval échappé …) montre cependant que Montaigne n'est pas encore à cet âge.

    Pour moi je crois que je commence à m'en approcher.

     

    *cf Du virus (5/8) 17 mai 2020

     

  • (11/21) Au bout

     

    « Au jugement (= ici observation, leçon tirée, plutôt qu'évaluation morale) de la vie d'autrui, je regarde toujours comment s'en est porté le bout ;

    et des principaux études de la mienne, c'est qu'il se porte bien, c'est à dire quiétement et sourdement. »

    (Montaigne Essais I,19 Qu'il ne faut juger de notre heur qu'après la mort)

     

    Quiétement et sourdement : sans agitation ni angoisse, sans bruit superflu.

    Je ne sais si, comme le dit (l'espère) ici Montaigne, c'est affaire d'étude, de ce qu'on appellerait aujourd'hui travail sur soi.

    J'ai tendance à penser que c'est plus facile quand la mort arrive au grand âge. Au passage, remarquons l'ineptie, l'inadéquation de cette expression.

    Au contraire à un certain point d'avancée en âge tout rapetisse : le corps se ratatine, l'espace se restreint (du lit au fauteuil et puis du lit au lit), le temps s'effiloche en lambeaux de passé de plus en plus difficiles à recoudre ensemble.

    Le grand âge émousse ainsi les sensations comme les sentiments, estompe les souvenirs et floute même le présent, dilue la pensée dans le seul être-là du corps animal.

    Alors peut être laisse-t-on la vie vous quitter simplement, naturellement, comme fait un chien qui se couche.

    Il arrive même, un exemple familial me l'a montré, que se porter au bout quiètement et sourdement soit donné, étonnamment, à la fin d'une existence travaillée de tristesse et de lassitude de vivre.

    Comme si, sous les turbulences de surface, un flux de quiétude, une petite rivière de paix n'avait cessé de couler, imperceptible, dans les profondeurs d'une mer traversée de tant de courants tumultueux.