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Le blog d'Ariane Beth - Page 202

  • (10/21) Du côté de Narayama

     

    Le plus gros dégât collatéral de la vieillesse est la dépendance.

    Quand on est comme on dit seul dans la vie, on est amené à dépendre de tiers étrangers, ce qui n'est pas une perspective agréable. Mais infliger la prise en charge de sa dépendance à son compagnon ou pire à ses enfants me paraît encore plus terrible.

    Charge en temps, souci, charge financière, limite éventuelle à leurs projets personnels, eux qui ont encore une vraie vie devant eux.

    Faut espérer que dans le risque d'imposer une telle charge, le corps sache programmer l'accélération de sa fin, ou l'inconscient concocter un bon acte manqué fatal.

    (Mais bon faut encore plus espérer pouvoir mener jusqu'au bout son petit bonhomme de chemin sans avoir à peser sur quiconque).

     

    Ce que je veux dire en fait (et je m'y autorise en tant que vieillissante), c'est que la question de fond pour un individu comme une société me paraît être de veiller à ne pas inverser les priorités. 

    « Il nous fâche que (nos enfants) nous marchent sur les talons, comme pour nous solliciter de sortir. Et, si nous avions à craindre cela, puisque l'ordre des choses porte qu'ils ne peuvent, à dire vérité, être, ni vivre qu'aux dépens de notre être et de notre vie, nous ne devions pas nous mêler d'être pères.

    (Montaigne Essais II,8 De l'affection des pères aux enfants)

     

    Voilà qui m'évoque un film japonais (pas de première jeunesse non plus) La ballade de Narayama (Shohei Imamura 1983*).

    Narayama est un endroit dans la montagne où l'on abandonne les vieillards en bout de course, faute de pouvoir continuer à les nourrir, improductifs (contexte d'un village fort pauvre). Évidemment la plupart résistent, se débattent, il faut les obliger à sortir, comme dit Montaigne.

     

    Une mère vieille mais encore bien vaillante, choisit, elle, de libérer son fils de sa charge, lui demandant de l'emmener à Narayama.

    Film poignant et dur (le moyen qu'elle trouve pour convaincre son fils est digne d'un samouraï) mais qui finit au total sur une image de paix.

     

     

    *Les cinéphiles le savaient sans doute, mais moi j'ai découvert en vérifiant la date qu'en fait il s'agit d'un remake d'un film de Keisuke Kinoshita (même titre 1958)

     

  • (9/21) A l'aigre et au moisi

    « C'est assez avoir vécu pour autrui, vivons pour nous au moins ce bout de vie. Ramenons à nous et à notre aise nos pensées et nos intentions.

    Ce n'est pas une légère partie que de faire sûrement sa retraite ; elle nous empêche assez sans y mêler d'autres entreprises.

    Puisque Dieu nous donne le loisir de disposer de notre délogement, préparons-nous y ; plions bagage ; prenons de bonne heure congé de la compagnie ; dépêtrons-nous de ces violentes prises qui nous engagent ailleurs et nous éloignent de nous. »

    (Montaigne Essais I,39 De la solitude)

     

    Pour le dire moins élégamment chacun sa merde maintenant, il est temps d'être une vieille dame indigne (ou un vieux monsieur).

    Quoique indigne : pas forcément. Ce retrait n'est pas qu'égoïsme, c'est un service à rendre à la société quand la vieillesse fait de vous quelque chose d'inutilisable.

    Disons quand baisse le rapport qualité/prix de votre contribution à la société.

    « Il est temps de nous dénouer de la société, puisque nous n'y pouvons rien apporter. Et qui ne peut prêter, qu'il se défende d'emprunter. » (I,39)

     

    Mais le retrait, même confortable, même bien accepté, comporte un piège.

    « En cette chute, qui le rend inutile, pesant et importun aux autres, qu'il se garde d'être importun à soi-même, et pesant, et inutile. Qu'il se flatte et se caresse, et surtout se régente, respectant et craignant sa raison et sa conscience, si qu'il ne puisse sans honte broncher en leur présence. » (I,39)

    Comment entendre et surtout se régente ?

    Se défaire du côté pesant du surmoi social, puisqu'on n'a plus grand chose à faire avec (et surtout pour) la société, se dorloter un peu (et apprendre à le faire si on n'a jamais su, il n'est jamais trop tard), est nécessaire pour adoucir les rigueurs de son dernier temps.

    « Il faut retenir à tout nos dents et nos griffes l'usage des plaisirs de la vie, que nos ans nous arrachent des poings, les uns après les autres. » (I,39)

     

    Mais il n'est pas question pour autant de lâcher sur raison et conscience, au prétexte qu'il faut bien se dédommager d'être vieux.

    Physiquement, en vieillissant on se tasse, on se ratatine, on a tendance à perdre des centimètres (perso je lutte par la gym vu que je ne pars pas de très haut).

    Mais pas question de s'avachir moralement, en devenant égoïste, râleur, et scrogneugneu. En un mot vieux con.

    Et ça c'est pas gagné.

     

    « Outre une sotte et caduque fierté, un babil ennuyeux, ces humeurs épineuses et inassociables, et la superstition, et un soin ridicule des richesses lors que l'usage en est perdu, j'y trouve (dans la vieillesse) plus d'envie, d'injustice et de malignité.

    Elle nous attache plus de rides en l'esprit qu'au visage ; et ne se voit point d'âmes, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent à l'aigre et au moisi. »

    (Essais III,2 Du repentir)

     

  • (8/21) Le temps de perdre

     

    En un sens vieillir est inhérent à vivre dès le début, il en est un acte consubstantiel, le seul ininterrompu, quoi que nous fassions ou ne fassions pas, quelque tour que prenne notre vie.

     

    Tous ces deuils que la face vieillissement de notre vie nous amène à vivre, nous les considérons d'abord avec légèreté, sans vraiment y prêter garde.

    Tant que vivre est grandir, se former, se projeter dans un avenir. Quand on choisit un métier, qu'on commence à l'exercer, qu'on trouve un compagnon, une compagne, qu'on devient parents, l'élément dynamique de construction domine le tableau.

    Il faut faire des choix parfois frustrants, renoncer à rêver certaines choses, mais il s'en présente tant d'autres.

     

    Et puis à un moment, vivre n'est plus que décliner. Plus ou moins vite, plus ou moins visiblement, plus ou moins crucialement. Mais irrémédiablement.

    « Ce que je serai dorénavant, ce ne sera plus qu'un demi être, ce ne sera plus moi. Je m'échappe tous les jours et me dérobe à moi. »

    (Montaigne Essais II,17 De la présomption)

     

    Sur quoi alors s'appuyer pour bien vieillir ? Il y a un gain possible en liberté et en vérité. La perte des ancrages et des obligations sociales est une déliaison, on ne sait plus à quoi se raccrocher. Mais c'est aussi, en même temps, une libération, une relaxe.

    La perte narcissique, surtout pour les femmes ayant intégré la nécessité d'être gentilles et plaisantes, peut ouvrir sur une autre liberté, celle de ne plus avoir à faire bonne figure.

    Au sens concret comme au sens moral. Je plais, je conviens, tant mieux. Je ne suis pas comme il faut, tant pis.

     

    Bien entendu, ces libertés ne sont accessibles qu'à ceux et celles qui d'une part restent à peu près en santé. Et d'autre part ont accès à une vie décente, ont une subsistance assurée. Car à tout âge la pire disgrâce est la pauvreté qui asservit.

    C'est ici qu'arrivent les interrogations sur le volet social. Bien vieillir est impossible pour des vieux pauvres, sans la sollicitude, le soin à la fois affectif et matériel, dispensés par la collectivité.

    D'où recherche de scénarios soutenables pour l'ensemble du corps social dans une société nettement vieillissante, confrontée de surcroît à un chômage non négligeable.

    Lesquels ? Bonne question.

    À laquelle je n'ai pas de réponse.