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Le blog d'Ariane Beth - Page 376

  • Sous la plage un pavé

     

    Pour ses congés, Ursule cette année est allée à la mer. Une rupture avec ses habitudes. Car elle passe systématiquement son mois de repos annuel à la montagne.

    Parce que la montagne, précisément, c'est reposant. L'été, bien sûr. À la saison du ski, au contraire, la montagne, elle la fuit. Car Ursule n'a pas la fibre panurgique.

    « Être obligé de s'entasser, de faire la queue, de subir la proximité de gens bruyants, pas toujours polis, bref s'exposer à manquer des égards minimaux qu'on est censé attendre des autres dans une société digne de ce nom : pas pour moi. » se dit-elle.

    « D'ailleurs », s'ajoute-t-elle, « à considérer les choses sous cet angle, on peut énoncer un axiome sociologique. Il y a permutation des désagréments et agréments de la montagne ou de la mer entre saison chaude et saison froide.

    À la montagne l'été, à condition de contourner les itinéraires les plus courus, on peut toujours dénicher le coin où profiter en toute quiétude des bienfaits de l'altitude, de la solitude au calme de l'alpage. Là il y a des moutons mais sans Panurge.

    À la mer c'est le contraire. Des moutons à Noël, et Panurge au quinze août. »

    Alors pourquoi diable Ursule a-t-elle choisi la mer cet été, au détriment de sa sérénité ? À cause de la sienne. De mère.

    « Le mois prochain je t'emmène en congé, Maman, si ça te dit.

    - Quoi ? Me changer ? Tu n'aimes pas ma robe ?

    - Non : con-gé Maman. Aller en congé toutes les deux.

    - Congelée ? Oui il fait froid ici. Emmène-moi quelques jours au soleil, sur la Côte d'Azur, là où nous allions, tu te rappelles ? »

    C'est ainsi qu'Ursule a atterri ici, allongée sur le sable, ayant conquis de haute lutte la surface minimale où poser les draps de bain, entre papiers gras et mégots.

    Faisant abstraction de l'ambiance sonore (haute teneur en décibels garantie grâce aux enfants du drap limitrophe), s'abritant tant bien que mal, de son bras replié, du chien accouru s'ébrouer près d'elle (elle y peut rien les animaux l'adorent), Ursule tente de se détendre.

    Sa mère, elle, est toute contente. Elle se hâte pour aller à l'eau, dans une joie d'enfant. Ursule sourit. Allons, elle n'aura pas sacrifié la paix de la montagne pour rien. Et elle la suit du regard, tendrement.

    Mais tout à coup, boum, elle est tombée ! Ursule se précipite. Sa mère a buté sur un galet. Non, pas un galet. Ursule n'y croit pas : sous le sable de la plage, un … Pas possible !

    « Emportons-le, ma chérie, je le mettrai sur ma table de nuit, ça me rappellera mes nuits de mai à la Sorbonne, mes jeunes étudiants ... »

     

     

  • La sangsue et la mordue

    « Aime-t-elle Beethoven ? » En sept lettres.

    Margot adore les mots croisés. Elle ne sait dire la motivation ni l'origine exacte de cette passion (frôlant l'addiction elle l'admet volontiers).

    Mais chose certaine, cette activité (est-ce le mot ?) a le don de désamorcer sa machine à gamberges, de la détendre, d'éviter la cigarette (enfin disons de retarder la prochaine, si l'on désire être vraiment précis).

    Les mots croisés installent dans le rapport avec les mots un climat comment dire : bon enfant. Voilà, bon enfant.

    Les mots croisés, c'est plein de petites vannes faciles à éventer, de feintes à trois balles. Même, et davantage en fait, dans le cas de grilles soi-disant complexes, nécessitant paraît-il des connaissances, de la finesse.

    Elle fait le rapprochement avec le poker. Dans la partie de poker, la force objective des cartes n'a rien de déterminant (sans être totalement négligeable d'accord). Compte essentiellement l'art de laisser l'adversaire imaginer, s'interroger.

    L'art de laisser croire, de faire croire. L'art de faire semblant. 

    De même, les grilles dites difficiles le sont en fait, si on les analyse, par la mise en condition préalable. Point barre. Des renommées assises, mais mensongères.

    C'est comme avec la philo finalement, les math, ces savoirs dits abstraits. Certains les abordent avec sentiment d'incompétence, dans l'inhibition. Trop dommage.

    Les grands hommes (et femmes) et les grandes choses sont simples. Elle le sait, ça n'a pas nécessité longtemps de le savoir. Mais la simplicité effraie, là est le hic.

    Et ça, Margot a mis longtemps à l'admettre …

    Allons allons, éviter la gamberge on a dit.

    « Aime-telle Beethoven ?» Décidément : bon enfant. Clin d'œil, second degré en toc dont on sait ne tromper personne. Mais on l'ose par simple plaisir de la connivence.

    Comme ces charades idiotes dont Margot se délecte pareil. Exemple « Mon premier est dans la mer, mon second dans le verger, et l'ensemble le nom d'un grand roi de France ».

    Le genre de choses à la faire rire encore et encore. Dans sa tête elle a cinq ans. Maxi. Et elle rigole avec sa grille de mots croisés comme on rigole avec sa bonne copine à la récré ...

    Alors, voyons après y a ... En 4 lettres : « Il paresse mais il s'accroche ».

     

     

     

     

     

     

     

  • Piano forte

     

    Le piano va arriver aujourd'hui. Enfin. Frédéric l'a commandé il y a plusieurs semaines, il commence à piaffer pour de bon. Il lui semble avoir des colonies de fourmis dans les phalanges.

    Bien sûr il s'exerce quand même chaque jour sur son vieux machin à moitié désaccordé. Une façon de ne pas perdre la main. Mais ça s'appelle à peine jouer. Avec un engin pareil, où chercher le plaisir, le souffle, l'envol dans la musique ?

    Il préfère encore fredonner pour lui-même, ruminer la mélodie, faire vibrer les accords au niveau de son plexus solaire. « Je suis à moi-même mon propre piano ».

    D'ailleurs son professeur, ce génie qu'il ne remerciera jamais assez, lui prodigue sans cesse la même consigne : Frédéric, vous ne devez pas jouer la musique, vous devez la vivre. Vous devez la laisser s'inscrire dans vos fibres comme dans votre âme.

    Qu'elle vous imprègne, vous noie, puis vous en émergerez : là, vous jouerez.

    « Un peu allumé » a pensé Frédéric à leur premier rendez-vous, la première fois que le professeur lui a servi son discours. Il n'aime pas le flou, ne jure que par bosser, bosser, encore bosser. Sans blabla superflu.

    Puis il a essayé, il a admis d'avoir confiance dans le bonhomme. Il a vu. Ça marche.

    À peine Frédéric reprend-il son exercice qu'on sonne. Voilà les livreurs.

    « Bonjour Messieurs, alors venez voir, le piano je pense le placer ici.

    - Euh pas facile : ça risque de coincer au passage du chambranle, là.

    - Vous ne pouvez pas le passer par ailleurs ? Si j'ouvre la baie ?

    - Ah ouais OK, on va essayer par là. On va prendre l'appareil pour surélever. Ça va aller, ça va le faire, vous bilez pas ».

    La mise en place du piano a lieu, non sans mal, sous le regard préoccupé de Frédéric. Ce nouveau piano sera désormais son compagnon fidèle, son ami, son frère, celui à qui se confier jour après jour.

    Pourvu qu'il ne souffre pas, qu'il n'écope pas d'une éraflure sur son bois. Ou pire, quelque chose qui vienne fausser sur le clavier lui-même une blanche, une noire.

    Le piano auquel il rêve depuis ... son Pleyel …

    Alors Frédéric pousse un cri.

    « Messieurs, messieurs ! Il y a une erreur ! Vous ne m'avez pas livré le bon piano, j'avais commandé un Pleyel … Mais là, regardez … »

    Frédéric va défaillir, les yeux élargis d'horreur.

    Le livreur regarde son bordereau.

    « Ah, merde ! On a confondu avec la livraison d'après, le Steinway ! »