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Le blog d'Ariane Beth - Page 379

  • Théorème

     

    Théo vit sa vie hors affect positif. Il a, sinon la haine, à coup sûr la grogne, la hargne. C'est un renfrogné chronique. Pourquoi on sait pas.

    Une histoire qui traîne, un truc pas réglé depuis l'enfance, genre un oedipe qui lui reste sur le cœur, à cause d'un père sadique et d'une génitrice abusive ?

    Dirait je suppose un psychanalyste freudien, ou lacanien, ou freudo-lacanien. Théo on s'en doute n'est pas du genre à consulter un psychanalyste. À l'instar de tous les chieurs, il préfère rester dans son caca.

    Et en faire profiter le populo autour. Avec grand jeu d'hystérisation théâtrale si possible.

    À propos : côté théâtre, outre le prince danois célèbre pour son oedipe irrésolu et son caractère itou, Théo évoque Alceste. Vous savez, le type peu porté à apprécier ses congénères.

    Cependant, au contraire de Théo le grognon, ces deux-là, nonobstant leur caractère négatif, ont su préserver une certaine urbanité (sur les planches en tous cas. Pour le reste leur vie privée ne nous regarde pas).

    Bref Théo a conçu pour ses congénères une indicible ... euh non une effroyable haine. C'est un effet de projection dû à son caractère paranoïaque qui lui donne une certaine niaque.

    Préciserait sans doute le psychanalyste que nous avons convoqué plus haut (se révélant ici lacanien par le jeu sur les signifiants).

    Théo a vite fait de classer les gens dans la catégorie raseur, voire épilateur définitif. L'ennui c'est que la vie oblige souvent à fréquenter les infréquentables, à écouter les raseurs horripilants sans trop se hérisser. C'est un principe de réalité.

    C'est ce que Théo a de la difficulté à accepter. La réalité. Et c'est alors fort à propos qu'un psychanalyste de toute obédience parlerait de névrose.

    Le principe de réalité est la continuation du principe de plaisir.

    Ceci est un des postulats freudiens les plus utiles dans la vie courante. Un truc de bon sens et de jugeote. Un truc qui n'ingère pas de pain. Pas besoin de vivre plus de quatre-vingts ans à l'instar de Freud ou de Lacan pour en faire l'expérience.

    On en déduira, à l'inverse, que si Théo est en délicatesse avec la réalité, qui lui enjoint de prendre les autres tels qu'ils viennent, c'est qu'il est avant tout en délicatesse avec le plaisir, avec la vie, avec le plaisir de vivre. 

     

     

     

  • Présent de Noël

     

    Comme ce mois de décembre était doux ! Une éternité qu'on n'avait pas vu tant de douceur en début d'hiver. C'était bon à prendre. Peut être qu'on couperait au froid, au gris, au temps pourri cette année ?

    Beaucoup s'angoissaient à propos du réchauffement atmosphérique. Mais pour de vieux os, davantage de chaud, eh bien ça aidait.

    On était en période de préparation des fêtes. Ce qui signifiait période de courses, d'achats, de recherche forcenée des cadeaux qu'on se sentait tenu de faire aux uns et aux autres. Tenu. Cette pression gâchait tout.

    Faire des cadeaux était une joie, une façon de dire son amour, son amitié. Des cadeaux, des présents : une façon de faire attention aux autres. En cherchant pour chacun d'eux à tomber juste en matière de goûts, de besoins. Oui, chercher des présents qui marqueraient une attention, ça, c'était une bonne chose.

    Mais tout se gâtait à cause du fric.

    En avoir ou pas, déjà. Pour marquer une attention digne de ce nom, un minimum d'argent était nécessaire. Conséquence évidente d'un système bâti sur un paramètre unique : vendre, monnayer, chercher à fourguer. À gagner un max de pognon ou au moins à ne pas en perdre.

    Ainsi, dans ce fonctionnement des sociétés, pour qui n'était pas riche ni même aisé (et c'était son cas), on ne pouvait atteindre que des choses bas de gamme. Ou des choses dont personne n'avait à vrai dire rien à faire. Très démotivant.

    Car à quoi bon offrir un truc qui ne sorte pas du quotidien ? Au contraire, ce qui pouvait être désiré, (chacun, en transposant sa propre expérience, son propre ressenti, pouvait voir cette évidence), était ce que, même sans souci d'argent, on hésitait à se payer.

    En se disant ce n'est pas urgent, c'est sans usage immédiat, je n'en ai pas vraiment besoin. Un truc tentant mais pas sérieux. Mais tentant.

    Et même pour qui avait assez d'argent, restait qu'on pouvait contester une participation automatique au système marchand. On pouvait au contraire préférer échapper à cette servitude, qui perdurait en soi dans un vague assentiment, jamais vraiment questionné.

    Cette période des fêtes incitait mieux qu'une autre à ce questionnement. Un présent de 25 décembre cette année, ce serait, ce pourrait être, se mettre à inventorier une zone inédite de non-fric.

    Depuis une éternité on n'avait pas vu tant de douceur en début d'hiver. Cette année gratuité serait son nom, à Noël.

     

     

     

     

     

  • Un capitaine canon

     

    L'abordage fut rapide. Le galion avait perdu ses haubans dans la bataille, il dérivait. Le bastingage était gravement endommagé, l'équipage décimé.

    Les assaillants n'avaient pourtant que de vieux mousquets, mais on aurait dit que leurs armes se rechargeaient automatiquement, comme par enchantement.

    Le capitaine, songeur, se disait qu'il aurait aimé vivre trois siècles plus tard et disposer d'armes vraiment performantes, de fusils d'assauts plus ou moins russes.

    Et à la place de son vieux canon, il aurait bien aimé pouvoir utiliser un lance-roquettes. Voire des missiles sol air comme sauraient en fabriquer les manufactures du royaume dans ce temps futur.

    On les vendrait à tous ces chefs de bande qui s'affrontaient dans des contrées à moitié désertiques, ce serait excellent pour la balance commerciale du royaume.

    Pourquoi donc ces guerres incessantes, au fait ? Des légendes couraient, des trésors enfouis dans le sous-sol, une sorte d'or inconnu, noir et liquide.

    Mais tout cela n'était pour l'heure que du rêve, hélas, cet âge d'or noir n'était pas encore venu. Alors, sans attendre l'invention du sous-marin à propulsion nucléaire qui lui aurait à coup sûr permis d'envoyer par le fond le vaisseau-pirate le temps de dire ouf, il fit mettre les canots à la mer.

    Tandis que les pirates grimpaient à bâbord, les canots furent descendus à tribord. L'évacuation fut menée à bien dans l'ordre et le calme.

    Les matelots faisaient preuve d'un sang-froid qui devait beaucoup aux exercices d'entraînement de la Marine Royale : simulation de catastrophe naturelle, répétition de plan Orsec, anticipation d'attaque terroriste biologique.

    En outre l'un d'eux, rescapé du Titanic, maintenait le moral de ses camarades en leur assurant que la rencontre d'un iceberg en pleine mer des Caraïbes était totalement exclue.

    Le capitaine, pourtant lecteur assidu des rapports du GIEC, préféra ne pas aborder la notion de réchauffement climatique : les circonstances appelaient l'action immédiate plutôt que le débat de fond, surtout si l'on voulait éviter d'y sombrer.

    Au bout d'une heure, le canot suffisamment loin du navire et des hurlements des pirates, on n'entendit plus, sur l'onde et sous les cieux, que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence les flots harmonieux.

    Le capitaine sentit une grande paix l'envahir, et murmura pour lui-même :

    « Ô temps suspends ton vol ».

    Au-dessus d'eux, un albatros passa.