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Le blog d'Ariane Beth - Page 383

  • Atelier au sofa

    Un petit félin roulé en boule sur le pouf. Une bibliothèque : thrillers, fictions, poésie. Cerise sur le pudding, quelques thèses brochées. Des livres non tous lus, disons-le vérité oblige, des livres simplement présents. Des mots qui veillent.

    Tel est son lieu de vie, le lieu où il crée depuis si longtemps. Il y peint de jour en jour des toiles où s'exprime de mieux en mieux ce qu'on peut nommer comment ? Son génie ?

    Une dextérité, du moins (il reste modeste) : il est fort pour trouver une composition, unir les couleurs, silhouetter un sujet, rendre le concret d'une étoffe, le teint d'un modèle.

    Justement elle doit venir, son modèle : on est lundi, le rendez-vous est pour trois heures. C'est toujours un moment-clé, le premier coup d'œil sur un modèle inconnu. Il doit se décider vite, d'instinct, sur son emploi.

    L'emploi optimum de ses formes pour le projet qu'il forme. Oh oh il est poète en plus, disons rhétoriqueur (pour rester modeste), joueur de mots comme de couleurs.

    Voyons, étendue sur une indienne rouge, négligemment froissée sur le sof... euh le lit. Ou plutôt debout, guerrière ? Et l'expression ? Jocondesque et mystérieuse c'est toujours bien. Le public s'y retrouve. Côté fric c'est bon.

    Eh oui, qui peut vivre de clopinettes, hein ? Créer, c'est une chose, une option. Bouffer, c'est obligé. Hors public prêt à investir dans ton œuvre ou hors solide sponsor t'es mort.

    Même pour les génies, c'est itou. Style Vincent et frérot. L'ennui c'est que les mécènes ne courent plus les rues (les ont-ils courues un jour ?) Oui OK : des entreprises sont mécènes, ou feignent de l'être, pour optimiser leur impôt …

    Il ne risque guère de les intéresser. Seul et hors système comme on dit, oui c'est tout lui. Libre. C'est l'essentiel.

     

    Euh bon bref : elle doit se pointer bientôt, il est trois heures moins une ...

    Tiens on sonne. Pile poil. Précise, un bon point pour elle. (Et pour qui invente cette histoire, donc !)

    « Entrez. Merci d'être si ponctuelle. Je me présente : Pol Cézone. Oui. Bon. Mes vieux ont trouvé le truc rigolo. Ou bien celle qui écrit : j'vous jure être un sujet d'histoire, ce n'est nullement une sinécure. En plus du coup zéro choix, peintre ou rien. Dur, hein ? Et vous, votre nom ?

    - Atala … Oh là lààà ! Vous êtes tout pâââle ! Aaallons, aaallons, allongez-vous sur le sofa, voilààà. Ça vaaa ?

    - Stop stop ! Et pitié : pour ce meuble ici dites un lit, une couche éventuellement, sinon je ne réponds plus de rien. Et puis je vous renomme, je suis obligé. Otolo ?»

     

     

     

     

  • Perdre, trouver

     

    Ce qui est bien avec une contrainte d'écriture, c'est qu'elle dispense du pourquoi et permet de se consacrer au comment. C'est un mode d'écriture qui fait échapper à la prise de tête.

    Le Sens, le Message ? Il se délivreront d'eux-mêmes, émergeront du texte comme émerge la forme du bloc de pierre si le ciseau s'efforce à autant d'habileté qu'il peut. Ou bien ils n'émergeront pas, et qu'importe.

    Le texte n'aura peut être, sinon aucun sens, du moins pas de projet quant à son message. Il se contentera d'offrir, à qui l'écrit, à qui le lit, un petit moment de jeu avec les mots, qui feront entendre ce qui viendra, comme ça viendra.

    La contrainte a ses lettres de noblesse, en poésie particulièrement. Elle est une muse de fort bon conseil, et plus encore de fort bonne compagnie.

    Elle est aussi, la contrainte, une madone objet d'un culte empressé dans tout atelier d'écriture qui se respecte. Et ce n'est que justice. Quelle autre divinité peut vous faire créateur avec si peu de chose ?

     

    Parmi les contraintes d'écriture figure en bonne place le lipogramme. Du grec leipein = enlever, et gramma = lettre, il consiste comme le nom l'indique à bâtir un texte en excluant une lettre du matériel alphabétique dont nous disposons.

    L'exemple le plus connu pour la littérature française est le roman de Georges Perec (1936-1982) intitulé La Disparition, construit sur lipogramme du E, lettre de loin la plus fréquente en français.

    Perec fut un oulipien, un fervent adepte donc de la contrainte.

    NB oulipo = ouvroir de littérature potentielle. Autres membres célèbres Queneau, Calvino, Roubaud. Ils ont conçu des contraintes souvent à la fois poétiques (option surréalisme) et mathématiques.

     

    Comme cela a été souligné par les commentateurs, c'est en excluant de sa fiction le E que Perec signe la poursuite de sa propre histoire, après la disparition d'eux, son père tué à la guerre, sa mère exterminée à Auschwitz.

    Ainsi La Disparition, outre rendre baba devant la virtuosité et l'inventivité de son auteur, révèle une propriété de la contrainte : sa simple formulation peut suffire, si on sait la lire, à donner le sujet d'une histoire.

     

    Les 26 mini-histoires qui vont suivre dans ce blog sont construites par lipogrammes déclinant l'alphabet. (Il n'aura pas échappé à l'éventuel lecteur par hypothèse assidu que je suis férue d'abécédaires et autres lexiques, sans me vanter j'aurais fait un bon dictionnaire).

    Chaque formule d'exclusion de la lettre a amené, par le fait, le thème que je me donne à explorer dans chaque narration.

    Ainsi le premier texte, que vous découvrirez la prochaine fois, est né de la formule « sauf A ».

     

     

     

     

  • Le cri des paons (8/8)

     

    2 juillet. Discuté avec Chantal. J'ai compris un truc, enfin deux. Chantal elle est en train d'admettre qu'elle vieillira un jour. « C'est la vie, il peut y avoir du bon, tu sais, à chaque saison. Il faut accepter, faire confiance.Tu sais, au Club, il y a des jours je vois bien qu'ils sont encore heureux, vraiment heureux. »

    Elle est aveugle ou quoi ? Elle voit pas la différence entre sa peau douce, son corps plein de sève, et les vieux débris qui se pissent dessus ? Elle a envie qu'on lui remette un cordon de fœtus, un jour, elle a envie qu'on lui hurle dans l'oreille : « Allez Mémé Francord, on va prendre ses médicaments bien sagement ... » ?

    Et puis avant : devenir une espèce de chose sèche comme la Carogne qui a plus pour seul plaisir que de mener son monde à la baguette ? Ou se faire copine avec le groupe des trois pipelettes, là, toujours à épier les uns ou les autres ?

    Ou Maman. Des soucis de mère, des soucis de fille. Et elle ? Son printemps il est loin, tellement loin. Ça lui crève pas les yeux, à Chantal ?

    Le deuxième truc c'est que moi tout ça je l'admets pas. Et je l'empêcherai. Je ferai ça pour elle. Il est juste temps : elle est en train de se résigner.

     

    10 juillet. Voilà. C'est prêt. Trouvé des gouttes à Mémé. Elle sera à moitié endormie, elle sentira rien. Faut pas la laisser devenir ça. Il est temps, il  faut le faire. Maintenant. Demain matin. Près du bassin on doit se voir. Sûr qu'au fond elle est d'accord. Chantal, t'iras jamais finir dans une quelconque Quatre Saisons.

    Maxime te donne ton printemps pour toujours.

     

    11 juillet.

    Mémé est dans l'Hiver la faute à Alzheimer

    ça fait beaucoup de peine la faute à l'ADN

    Chantal elle est par terre la faute à Alzheimer

    et Maxime a la haine la faute à l'ADN

    Maxime Sauveterre la faute à Alzheimer

    il sait que tout s'enchaîne la faute à l'ADN

    ADNADNADNADNADN

     

    Christine Sauveterre referma le cahier.

    « Je ne sais pas pourquoi je vous ai lu ça, Agathe. Je me suis dit que peut être vous comprendriez … En tous cas il fallait que je le lise à quelqu'un.

    - Bien sûr, Madame Sauveterre. Merci. Il y a votre maman aussi, elle a écouté, vous savez.

    - Pauvre Maman ! Qu'est-ce que tu as bien pu entendre de tout ça ? Ne t'inquiète pas. Je suis là ... »

     

    Elle lui caressa la joue. Un paon cria, derrière le taillis. Christine sursauta. Une lueur était passée dans le regard de la vieille femme. Elle ouvrit la bouche. Mais au lieu de l'horrible cri, ce fut un murmure qui s'en échappa, léger, paisible.

     

    Agathe se leva : « On peut y aller, maintenant » dit-elle.