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Le blog d'Ariane Beth - Page 498

  • Chapitre 5

    Que vous attendez avec impatience, j'en suis sûre ...

    A propos je rappelle que le chapitre 1 et la table des matières sont dans l'entrée "pour varier les plaisirs".

     

    Chapitre 5 : Quels sont les meilleurs gestes déménagistes ?

     

    De la méthode faisons table rase.

    René des Dés : Méditations aléatoires

     

    Toute procédure logique, pour parvenir à un effet concret sur la substance de la chose, doit nécessairement rendre présente l'essence de cette même chose, comme le formula clairement Spinoza lors de son propre déménagement d'Amsterdam à La Haye. Ainsi, quoique le déménagement ait pour cause de soi une affectation de l'intellect, elle-même déterminée par des éléments divers de fortune tels que herem majeur du rabbinat ou dénichage d'une jolie petite maison, il nécessite une action. Qui dit action dit gestes. Pour Spinoza les gestes furent simples et en nombre limité, simplicité et limite proportionnelles à la faible quantité de ses possessions, autant qu'à la grandeur de son âme. Il soutenait d'ailleurs que les deux sont nécessairement liées. Mais je vous rassure, cela fut infirmé par nombre de philosophes par la suite. Et de fait, on ne peut que reconnaître la forte éthique humaniste des spéculateurs financiers internationaux : il semblerait donc que Spinoza se soit sur cette question laissé entraîner à quelque irrationalité.

     

    Bref une fois démonté le lit hérité de son père (qui fort heureusement se présentait en kit car Papa Spinoza était un homme pratique, ce qui prouve bien que les chiens ne font pas des chats), il ne lui resta plus qu'à emballer ses vêtements dans une valise. Pour ses livres, n'ayant pas encore publié tous les siens, un seul carton lui suffit, sur lequel il inscrivit tout simplement livres, car c'était un homme épris de vérité et plein du courage nécessaire à affronter la vindicte d'un déménageur. Il faut dire que la profession n'existait pas à l'époque, ceci soit dit sans déprécier sa grandeur d'âme.

    A ce propos je suis obligée de signaler que le mot exact que Spinoza inscrivit sur ledit carton ne fut pas livres bien sûr car il ne parlait pas français. Mais ce ne fut pas non plus le mot néerlandais. Que j'ignore évidemment, sinon je l'aurais écrit histoire d'impressionner mon lecteur, car l'Ambition est un Désir par lequel tous les affects se trouvent alimentés et renforcés (…) Même les philosophes, dit Cicéron, en tête des livres qu'ils écrivent pour inciter à mépriser la gloire, inscrivent leur nom. Il inscrivit le mot latin, libri, parce que ça ressemble à liberi qui veut dire libres. Car Spinoza croyait – tous les grands esprits ont leur naïveté – que la liberté découlait de la pensée, et vice-versa. Il faut dire que pour constituer sa bibliothèque il avait préféré l'oeuvre du bon vieux Descartes à celle d'autoproclamés nouveaux philosophes, ceci explique peut être cela.

     

    En tous cas il ressort, aussi bien de l'exemple de Spinoza par lequel j'ai éclairé ici mon propos, que du chapitre précédent, que l'on déménage d'autant mieux qu'il y a moins de choses à déménager. Par conséquent les bons gestes sont ceux qui visent à réduire la quantité de substance déménageable, autrement dit ils mènent tout droit à la décharge la plus proche. Le déménagement est en effet un moment de prise de conscience aiguë de l'encombrement de sa vie par un tas de choses inutiles, ou laides, ou les deux à la fois, dont on peut se demander par quelle aberration éthico-esthétique on a pu d'abord les acheter et/ou se les laisser fourguer, puis, surtout, leur faire si longtemps place en son chez soi.

     

    • C'est quoi ce truc ? Dis-je en brandissant un objet assez indescriptible, en tous cas semblable à rien d'enregistré dans ma mémoire pragmatique.

    • Euh attends que je regarde … Ah oui c'est le bidule de rechange pour l'appareil à faire les tartines qui retombent toujours du bon côté.

    • Tu crois ? On dirait plutôt l'étui du machin à couper les cheveux en quatre.

    • Mais non, ça je viens de le ranger dans le carton bricolage.

    • L'étui ou le machin ?

    • L'étui.

    • Oui mais si on sait pas où est le machin, tu crois que garder l'étui, ça peut servir à quelque chose ? M'insurgeai-je alors dans une interrogation d'un cartésianisme incontestable.

    • Premièrement est-on sûr de savoir quoi que ce soit de l'utilité de quoi que ce soit, sachant le nombre de paramètres à considérer : les cours de la Bourse, le changement climatique, la variabilité de nos humeurs et consécutivement de nos désirs etc. Me répondit Axel du tac au tac en lecteur conséquent de Montaigne. Et deuxièmement le machin lui-même je l'ai vu pas plus tard qu'hier en fermant un carton de livres.

    • Ah bon ? Mais pourquoi tu l'as pas jeté tout de suite ?

    • Premièrement parce que le jeter sans son étui eût été une erreur de méthode qui nous eût conduits à regretter notre geste si par hasard nous retrouvions l'étui, or la probabilité n'en était pas nulle, la preuve. Deuxièmement tu l'avais mis en marque-page dans l'Ethique, ce qui m'a conduit à inférer de son utilité adéquate sur cette substance en acte précisément. Mais bon si ça t'amuse, t'as qu'à ouvrir le carton et tu le jettes, le machin. Je me contente de te faire remarquer qu'après il faudra que tu recommences l'Ethique à zéro, du coup on prendra du retard à l'emballage, du coup tu vas stresser, crise de nerfs-larmes-foi en toi, et je te rappelle que tu as déjà emballé tes mots croisés force 8.

     

    Reculant devant la fatigue d'avoir à ouvrir les cartons bricolage et Spinoza 2, à en extraire simultanément le machin et son étui pour les jeter ensemble, ce qui du point de vue logique aurait été satisfaisant, mais bon, nous conclûmes : « OK on jettera à l'arrivée ». Ce qui d'un point de vue logique était plus contestable. Mais bon.

     

    N'empêche cela nous amena à la prise de conscience sus mentionnée, si bien que nous jetâmes sans états d'âme la lampe cassée de la tante Adèle que nous n'avions jamais réparée (la lampe, car les réparations de Tante Adèle sont prises en charge par son chirurgien plastique remboursé par la sécu), le ventilateur dont les collègues de bureau d'Axel avaient vanté l'efficience en le lui offrant pour son départ à la retraite, mais qui était si lourd que rien que l'idée de le déplacer nous donnait des suées, le vieux tatami à sumo, coup de coeur d'un jour de désoeuvrement que nous emplîmes en arpentant un vide-greniers, les cartons du déménagement précédent qui moisissaient à la cave, et tous les vêtements jamais remis de saison en saison qui squattaient nos armoires.

     

    Et pourtant beaucoup des miens avaient survécu à tant de déménagements, tel un manteau rouge de mes trente ans, désormais immettable avec ses épaulettes extravagantes des années 80, ou un autre, rouge encore, de mes quarante ans, râpé, déformé, décousu. Ils étaient là, entassés sur mon lit avec le reste. Des pantalons trop serrés désormais malgré la gymnastique et la raison pratique alimentaire : c'est fou je me trouvais toujours trop grosse mais j'entrais là-dedans ! Des robes où je fus paraît-il désirable mais qui aujourd'hui accusaient sans pitié le flétrissement de la peau, le ramollissement des chairs, la ternissure du teint … J'avais gardé toutes ces fringues toutes ces années, de déménagement en déménagement, de cartons en cartons, pourquoi ?

    Bonne question, dont voici la réponse, qui m'apparut en une illumination : ceux-ci n'étaient pas des vêtements. C'étaient des talismans déguisés en vêtements. Je les gardais avec la pensée magique autant qu'inavouée que tant qu'ils seraient là, dans la pénombre de la penderie, mon passé ne serait pas tout à fait passé, mon énergie pas trop amortie, et ma beauté pas complètement amatie. Mais ce jour-là enfin je les entassai dans un carton, sur lequel je barrai vêtements d'un feutre décidé, et du même feutre aussi décidé, inscrivis : nostalgie. Que je fis suivre d'une flèche, elle-même suivie du mot décharge. Ensuite, sur une impulsion, je saisis un autre carton, que je fermai sans rien y mettre. Au moment d'écrire l'étiquette pour les déménageurs, je compris que Spinoza ne racontait pas que des conneries, parce que le mot qui me vint à écrire c'est Joie.

     

    Le voyage vers la décharge – que l'on appelle plutôt déchetterie je ne sais pourquoi il faudra que je demande à Pequeno Roberto, peut être est-ce encore un de ces parmétons qui jalonnent notre vie quotidienne - est donc un des bons gestes qui assurent la réussite du déménagement. On y joint parfois l'utile à l'agréable. Il est généralement admis que les déchetteries sont le premier maillon de la chaîne du recyclage grâce à laquelle nos sociétés ont quelque chance premièrement de ne pas mourir étouffées sous leurs déchets, deuxièmement de limiter l'exploitation des ressources à la stricte nécessité spéculative. L'utilité apparaît d'ailleurs de façon immédiate dès le début de la chaîne, puisque les déchetteurs (déchettistes ? déchettards ?) recyclent d'emblée et avec raison tout ce qui est en bon état. Nous nous sommes ainsi assuré un beau succès d'estime aussi réconfortant qu'inattendu le jour où nous avons apporté certains sacs.

    • Et là, y a quoi ?

    • Des liv's.

    • Des quoi ?

    • Des liv's.

    • Des lièvres ? Morts ?

    • Non, des LIVRES, finis-je par articuler distinctement, avec le même courage que le samouraï son banzaï. On les met au container papier ?

    • Attendez, faites voir, parce que ça dépend … Ah c'est des livres de classe, ils sont tout neufs dites donc, vous êtes sûrs que vous voulez les jeter ?

    • Ben c'est à dire on aurait voulu les donner plutôt, mais à Emmaüs ils sont pas trop chauds parce que les livres ce n'est pas ce que les gens achètent, ou alors vraiment pas chers, après ça les encombre …

    • Oui c'est sûr les livres ça sert pas, mais ceux-là c'est pas pareil, les livres de classe ça sert un peu quand même normalement.

    • En fait c'est que je me suis dit, et j'ai proposé au centre social à côté de chez nous pour leur soutien scolaire, mais ils ont dit que ça les intéressait pas …

    • Du soutien scolaire ? Attendez j'appelle mon collègue.

     

    Je dois dire que je fus impressionnée par le degré de spécialisation des déchettologues auxquels nous avions affaire, et du cartésianisme militant dont on pouvait les créditer. En fait c'était un peu moins cartésien et un peu plus existentiel. Le collègue en question avait une fille en 6°. En classe de 6°, naturellement, je ne parle pas de son rang dans la fratrie considérée qui premièrement ne nous regardait pas, et deuxièmement était dépourvu d'incidence réelle sur le cours des événements.

    • Regarde : toi qui cherches des bouquins pour faire travailler ta fille …

    • Super ! En plus ils sont tout neufs !

    • Oui, intervins-je, afin d'ajouter à leur positivité actuelle un affect de même sens, ainsi propre à accroître encore leur puissance d'exister, et en plus ce sont les nouveaux programmes de grammaire.

    • Ah bon, les programmes ils ont encore changé ?

    Le débat dut malheureusement s'arrêter là pour cause d'embouteillage devant les containers papier. C'est dommage j'aurais eu beaucoup de choses à dire à ce sujet.

     

    Je ne voudrais pas cependant terminer ce chapitre sans éclaircir mon propos concernant les compagnons d'Emmaüs, dont la mention de leur peu d'enthousiasme à l'égard des livres ternirait à tort leur réputation auprès de mes lecteurs qui par définition s'enthousiasment, eux, pour les livres, particulièrement les miens puisqu'ils sont toujours là. Devant nous défaire de notre cuisinière quasiment neuve (notre précédent déménagement datant de même pas trois ans) nous la leur avons proposée.

    • Oui d'accord, une équipe passera la chercher.

    • Bon, on dira aux déménageurs de vous la descendre sur le trottoir.

    • On peut monter la chercher, vous savez.

    • Y a quatre étages quand même, ils auront le monte-charge.

    • Bon OK.

     

    Le jour dit, c'est à dire J, les cartons de livres ayant été déblayés, les déménageurs en vinrent à la cuisine.

    • Bon, là, tout part ?

    • Oui, sauf la cuisinière, elle est pour Emmaüs.

    • Mais elle est en super état ! Vous préférez pas la vendre ?

    • Bof, c'est plus simple comme ça, et ça sera bien pour eux. Normalement ils vont pas tarder, et puis s'ils sont pas là quand vous avez fini, vous l'emporterez et vous en ferez ce que vous voudrez.

    • Ah oui super ! Espérons qu'ils vont pas se pointer trop tôt.

     

    Mais Emmaüs n'a qu'une parole et le sens de la ponctualité, car la sonnette sonna à ce moment précis. Je les vis chercher vainement une place dans la rue obstruée par le camion de déménagement, et se résoudre à se garer deux rues plus loin.

    • Voilà, c'est cette cuisinière.

    • Oh elle est belle !

    • Ça va être lourd, non ? Vous savez, vous pouvez mettre la camionnette devant la grille du parking, pour cinq minutes …

    • Non, non, on veut pas gêner, vous inquiétez pas on a l'habitude.

     

    On veut pas gêner. Phrase suffisamment rare dans la bouche de nos contemporains pour que je m'y arrête et la salue comme il se doit. Elle ne viendrait, par exemple, à nul automobiliste garé en triple file devant le distributeur de billets, et méprisant la place qui l'obligerait à faire 50 mètres à pied, pas plus qu'à tel passager de train, de car ou de bus, hurlant dans son portable tandis que ses voisins tentent de dormir ou de lire, et même pas peut être à des déménageurs n'ayant pas fait l'effort de serrer un tant soit peu leur camion contre le trottoir, histoire de ne pas obliger chaque imprudent engagé dans la rue à une hasardeuse marche arrière.

     

     

  • Bonne année, bons essais

     

    De notre coach des Essais, un conseil pour 2013.

     

    A demain les affaires est le titre du chapitre 4 livre II des Essais.

     

    Les affaires, les choses à faire, l'agenda, ce à quoinous nous affairons avec les affres afférentes. Oui mais, se demande Montaigne, ces affaires sont-elles vraiment nos oignons ? Et sont-elles vraiment les affaires du jour, de ce jour-ci ? Ne gagneraient-elles pas à être remises à demain ?

     

    Remarquons que le chapitre précédent, Une coutume de l'île de Cea, examine devinez quoi la question de la validité et des motivations possibles du suicide. Ce qui donne une radicale gravité aux affaires en question, les ramenant à la grande affaire de l'existence : to be or not to be, comme il se dit les jours de déprime chez les princes danois.

     

    Au dernier plan d'Autant en emporte le vent, cette pauvre Scarlett O'Hara, finalement jetée par Rhett Butler et sa fringante moustache, s'écroule au bas de l'escalier, son beau déshabillé s'étalant artistiquement sur les marches. Il y a de quoi avoir un petit coup de mou, quand on vient de se taper (sans avoir pris une ride, Hollywood oblige) la bagatelle de 4h de pellicule, la Guerre de Sécession soi-même, la mort de pas mal de proches et d'illusions, l'incendie d'Atlanta, et plusieurs déménagements …

    Alors lui revient un nom : Tara, qu'il lui suffit de prononcer pour qu'elle reprenne force, tel Antée touchant terre. Car Tara, ou plutôt le désir de Tara, fut son viatique durant les aléas des 4h de pellicule. Et elle se relève sur les mots immortels Demain est un autre jour.

     

    Pourquoi à demain les affaires ? Parce que demain est un autre jour. Autre, nouveau, ouvert.

    A chacun ses affaires, à chacun son Tara, à chacun son demain. Bonne année !

  • Chapitre 4 dans la foulée

     

    Chapitre 4 : Y a-t-il un bon profil pour déménager ?

     

    Quelle était cette chose vague ? Poserait-elle la question ? Il lui semblait qu'elle devait faire vite qu'il était déjà, peut être, trop tard.

    Margot du Raz : Fukushima mon amour

     

    La réponse est oui. Non seulement il y a un bon profil, mais il n'y en a même qu'un seul. Toutes les études concordent sur ce point : votre déménagement sera une totale réussite si vous êtes un homme, japonais, illettré.

    Ici le lecteur normalement constitué, épris de liberté, d'égalité et de fraternité, ne pourra manquer de sursauter et de s'écrier : 

    « Quoi ? Pourquoi ? Comment ? Par où ? Par quel hasard ou par quel parméton ? Est-ce à dire que de la déménagerie seraient exclus certains membres de la communauté internationale et/ou humaine ? » Exclus non, certes, n'importe qui peut essayer, c'est une compétition open, mais pour remporter le titre, c'est une autre paire de manches. Le réalisme cartésien nous oblige à le conclure, et je m'en vais le démontrer de cette page.

     

    a) Pourquoi un homme est meilleur déménageur qu'une femme.

     

    Un homme est un être humain pourvu, entre autres organes, d'un cerveau. (La femme aussi direz-vous. Certes, bien que la question de savoir si ce cerveau contient une âme reste encore débattue ici et là, tandis que la femme est battue, ce qui simplifie parfois le débat lorsque c'est au point que, lasse de sa soumission à l'empire du mâle, elle préfère jeter l'éponge et rendre son âme).

     

    Le cerveau masculin présente une masse supérieure à celle du cerveau féminin, la femme étant davantage consommatrice de produits allégés et pratiquante de gymnastique, tandis que l'homme préférera un saucisson bien gras accompagné d'une canette de bière (sauf si sa religion lui interdit le porc, l'alcool, le football ou même la télé).

    Mais, le paramètre quantitatif, ici comme ailleurs, n'est pas décisif. En l'occurrence, ce qui est décisif est le mode de fonctionnement du cerveau. L'on sait depuis les travaux de Bill Gates que le cerveau est grosso modo comparable à un ordinateur, sauf que le disque dur y est remplacé par une sorte de sphère molle.

     

    La mémoire s'organise selon des programmes complexes emboîtés les uns dans les autres en fonction de multiples variables, emboîtement comparable, si l'on voulait en chercher une image métaphorique, à celui des subordonnées dans une phrase proustienne, ce qui permet au passage d'expliquer scientifiquement ce fait massif que les lecteurs groupies de Proust ont tendance, assez généralement, à être des lectrices, dans la mesure où une femme ouvrira simultanément plusieurs fichiers de son disque dur – soit qu'elle oublie de les refermer au fur et à mesure (ce qui accréditerait alors l'idée que les femmes sont des têtes de linottes), soit (et c'est l'option à laquelle je me range) qu'elle ait la sensation de percevoir ainsi le monde de manière plus panoramique, et ainsi de pouvoir faire jouer la synesthésie des perceptions et des pensées, seule configuration apte, pense-t-elle, à lui faire saisir les événements dans leur globalité spatio-temporelle, ainsi précisément que le fit Proust dans sa propre recherche.

     

    Alors que l'homme, lui, n'ouvre qu'un fichier à la fois dans son disque dur, en fonction de l'opération qu'il se propose de réaliser.

    Ainsi, dans la configuration de déménagement, l'homme traitera d'abord le fichier : préavis départ agence.doc, qu'il refermera dès la réponse de ladite agence. Puis il ouvrira le fichier réservation entreprise déménageurs.doc, qu'il refermera sitôt une date trouvée. Il gérera ensuite selon la même procédure les fichiers emballage cartons.doc, changement adresse administration.doc, etc.etc. Jusqu'au dernier, la veille du jour J, programmer réveil.dodoc.

    Pendant ce temps-là, la mémoire vive du cerveau féminin présentera un embrouillamini de fichiers interconnectés. Estcequel'agencenousretiendralacaution.doc, que vient recouvrir fautquejefasseleménageàfondçaferameilleureimpression.doc, que vient recouvrir à son tour jepariequelapostevaencorefoirersurlanouvelleadressecommeladernièrefois.doc, lui-même recouvert par jevaisfairedescartonshiveretdescartonsété.doc, lui-même recouvert par jesuisquandmêmeobligéedegarderdesdeuxsouslamainenavrilonsaitjamais-non?.doc. Finalement, à une certaine stratification de fichiers, d'un coup ça bugue. Car même un cerveau féminin a ses limites.

    Le bug d'un cerveau féminin se traduit généralement par des crises de larmes, de nerfs, et de foi en ses compétences. La femme devient alors une sorte de zombie qui ne se recompose un peu que moyennant son accroche à une grille de mots croisés au moins force 8. Car ce n'est qu'en ordonnant des mots qu'elle trouve remède aux maux qui la hantent, contrairement à l'homme pour qui parler d'un souci c'est l'augmenter. Bref elle n'est plus bonne à rien dans le contexte qui nous occupe.

     

    b) De l'utilité d'être japonais.

     

    Le Japon, comme chacun sait, est un pays de forte sismicité. Qui dit sismicité dit tectonique des plaques, qui en est la cause essentielle, jointe à l'activité volcanique. Or une éruption volcanique vaut minimum 40 déménagements. Calcul. La lave sort du volcan à une température moyenne de très beaucoup, en tous cas pas moins d'à peu près disons 4000°C. Lors d'un incendie moyen, la température de combustion déployée est de beaucoup mais quand même moins, en tous cas pas plus de disons 200°C. La température d'éruption est donc égale à 4000/200 = 20 fois celle d'incendie. Or deux déménagements valent un incendie. Donc une éruption vaut 20x2 = 40 déménagements. CQFD.

    Quant à tectonique, Piccolo Bobi nous informe que le mot vient du grec charpentier. On peut donc voir la tectonique des plaques comme une activité particulièrement cohérente avec les travaux de toiture ou autres qui peuvent intervenir après le tremblement de terre et/ou le déménagement. Premier point. Deuxième point, quand le séisme est monté trop haut sur l'échelle de Richter, la maison est détruite de fond en comble. Alors appeler le charpentier ne serait qu'emplâtre sur jambe de bois, la seule solution est de déménager. Or le Japon est un pays peuplé de samouraïs qui mettent l'honneur très haut, il connaît en conséquence des séismes plutôt du haut de l'échelle. Sa maison étant ainsi régulièrement détruite, tout Japonais déménage tout aussi régulièrement.

     

    Donc, même si le tremblement de la terre ne provoque ni stupeur ni tremblement dans l'âme trempée, telle la lame de son sabre, du samouraï, il doit quand même se coltiner pour le déménagement ses meubles, ses estampes du Mont Fuji et ses geishas. Les estampes ne posent pas de problème particulier, étant en papier de riz très léger qu'il suffit d'enrouler proprement, il en tient facile une bonne quarantaine dans le moindre carton. Les geishas n'en posent pas tellement non plus en soi, étant formées à la souplesse et soumission. En revanche leurs obis et kimonos en soie ne doivent pas être trop froissés, eux. Mais comme ce sont elles qui font les cartons et qui repassent, après tout …

    Le vrai problème du japonais réside donc dans l'adaptation de son mobilier au séisme. Raison pour laquelle il a opté depuis des siècles pour une esthétique dépouillée évitant les buffets Louis XIII et les lits à baldaquins, pour l'assise sur ses talons le dispensant de la nécessité des chaises, fauteuils et autres canapés – outre qu'elle entretient la souplesse des articulations (bien utile pour le sauve qui peut), et pour la réduction de sa batterie de cuisine à quelques bols servant pour le riz comme pour le thé ou le saké.

    Résultat : le Japonais reste à ce jour le champion incontesté du déménagement zen. Et ceci même dans un contexte particulièrement éprouvant – quoique improbable - comme une catastrophe nucléaire. En tous cas c'est là un cas qu'il est inutile d'envisager pour nous Français, heureux citoyens du pays nucléarisé le plus sûr au monde.

     

    c) Les atouts de l'illettrisme.

     

    Quiconque a, au moins une fois en sa vie, eu l'occasion de frayer avec des déménageurs n'a pu manquer de noter un comportement caractéristique. Le déménageur présente très généralement une force d'âme congruente à sa force musculaire. Rien ne parvient à bousculer son impavidité de samouraï lors de la découverte de votre mobilier, fût-ce la table en noyer massif 16 couverts héritée de votre Mémé, ni votre arche de Noé en bronze constituée de couples d'animaux en taille réelle (pour laquelle vous avez eu le coup de coeur lors d'un vide-grenier), ni même votre combiné centrale de repassage-percolateur-lave-linge-lave-vaisselle-karcher, si pratique parce que d'un seul tenant et facile à caser dans la buanderie.

     

    Mais vient-il à déchiffrer sur l'un de vos cartons le mot livres, que son mâle visage se décompose instantanément. Et si par malheur il découvre, malgré vos efforts pour les disséminer parmi ceux de vêtements ou de linge de maison, qu'il a affaire à toute une colonie de congénères dudit carton livresque, la sidération première se muera en agressivité teintée de mépris.

    • Tout ça c'est des livres ?

    • Euh, oui, mais il y a pas mal de livres de poche, vous savez …

    • Là quand même Montaigne 1, Montaigne 2, critique littéraire, Freud/Lacan, Descartes/Spinoza c'est vraiment du poche ? Dira-t-il et vous l'entendrez penser qu'il faudrait pas qu'on le prenne pour un con quand même.

     

    Alors vous ferez profil bas de façon à ce qu'il ne remarque pas, en plus, les dix cartons planqués derrière le buffet, sur lesquels les étiquettes art renaissance, Van Gogh, Caravage, Hokusai etc. sont décidément trop voyantes. Pourquoi n'avoir pas choisi pour l'étiquetage l'encre de Chine au lieu de ces gros feutres fluo ? Naturellement vous savez bien qu'en fin de compte il vous les déménagera vos cartons de livres, mais, héritage de quelle culpabilité allez savoir, vous ne pouvez supporter l'agressivité d'un déménageur sans crise de nerfs, larmes etc.

    A vrai dire il suffit, pour que cette pénible expérience confinant au trauma soit épargnée au déménageant, que le mot livres n'apparaisse sur aucun carton. Il y a pour cela trois solutions.

     

    Solution 1 : ne pas étiqueter les cartons. Franchement c'est une solution que je vous déconseille, comme étant cause certaine, lors de la phase de déballage, de recherche haletante de divers objets tels qu'assiette, ouvre bouteille, boîte de sardines, recherche aboutissant à la découverte d'un vieux maillot de bain que vous croyiez pourtant avoir jeté, de la petite tortue en pâte à sel qui est votre talisman d'écriture (avec aussi votre coquille d'escargot mais impossible de remettre la main dessus). Comme la scène a lieu vers minuit une heure au terme d'une journée harassante, avec ventre vide depuis six heures du matin, et déficit de nicotine pour cause de pas le temps de fumer faut avancer le boulot, ça se termine en bug de cerveau féminin avec crises de nerfs larmes et foi, ou en pragmatisme masculin : « La prochaine fois on étiquettera au moins les cartons pour la cuisine ». Sauf bien sûr si, en votre qualité d'autiste de génie, vous avez enregistré sans mal la présence de l'ouvre bouteille dans tel carton au milieu de telle pile dans le quart gauche de la deuxième chambre.

     

    Solution 2 : étiqueter les cartons de livres de vocables plus consensuels mais qui pourront faire illusion en termes de masse et de poids, du type lingots d'or, parpaings, kalachnikovs, sabres japonais etc. Mais c'est une solution qui, si elle peut vous valoir l'estime de beaucoup de nos contemporains, déménageurs ou pas, ne s'apparente pas moins à un honteux reniement de votre être profond. Et ça, vous aurez encore plus de mal à vous en remettre que de vous coucher le ventre vide, fût-ce à même le matelas puisque vous n'aurez pas retrouvé les draps non plus.

     

    Solution 3 : user de périphrases sibyllines propres à noyer le poisson, du type assemblage sémantique aléatoire, ou encore chevilles rhétoriques, résidus corticaux, signifiants interstitiels, etc. C'est cette solution qui me paraît la plus appropriée, comme pouvant laisser supposer à votre déménageur que vos hobbies consistent en d'innocents bricolages et non en l'abandon corps et âme à d'effarantes perversions telle la lecture des oeuvres complètes de Spinoza en édition bilingue latin/français.

     

    Mais nous nous accorderons sur le fait qu'il ne s'agit là que d'un pis aller, l'idéal étant bien sûr de n'avoir pas de livres, et par conséquent d'être plus ou moins illettré. Quoique je me doute qu'ici les plus cartésiens d'entre mes lecteurs ne manqueront pas de faire remarquer qu'on peut ne pas avoir de livres mais premièrement savoir lire, de la même façon qu'on sait que la terre tourne autour du soleil sans en avoir grand usage dans la vie pratique, et deuxièmement lire des tas d'autres choses moins lourdes et beaucoup plus utiles, comme des magazines, des publicités, des contrats d'assurances, des professions de foi électorale etc. Sans compter, ajouteront les plus progressistes d'entre eux, que tous les livres se trouvent aujourd'hui affichables sur les écrans d'ordinateur, voire de tablettes numériques, ce qui présente l'avantage de limiter la déforestation de notre belle planète. J'avoue que cet argument est incontestable.

     

    Sauf, peut être, à se demander si un peu de déforestation assortie de recyclage et de reboisement systématique est vraiment si catastrophique ? Comparée au pillage des sous sols riches en métaux lourds, cause de guerres, spéculations et pollution quand même à l'arrivée ? Sans compter que tous ces écrans, pour s'allumer, consomment leur comptant d'électricité, et cette électricité on la produit comment ?

    Mais là j'arrête, c'est vrai que je pousse un peu côté mauvaise foi, au pays du nucléaire le plus sûr et de la ferme procédure plus démocratique que ça tu meurs en ce qui concerne les choix énergétiques passés, présents et futurs.