Dans l'épisode précédent, nos héros ont passé de bons moments, savourant l'absence de pression après nombre d'aventures peu avares en prises de tête. Toucheraient-ils au but de leur quête, au graal de la béatitude ?
Disons qu'on tient le bon bout, c'est sûr. Il reste une question, nonobstant, qui n'aura pas manqué d'effleurer (et plus si affinités) le lecteur, à l'instar du grand Bach soi-même en tempérant son clavier, ou de Jean Giono arpentant les champs de lavande à Valensole. Question : la joie, c'est bien beau, mais pour qu'elle demeure ?
C'est la question-même de Spinoza, la recherche de toute sa vie. Il voit d'emblée qu'elle est déterminante non seulement pour le bonheur individuel, mais surtout pour le bon commerce des hommes, autrement dit le bonheur de l'humanité, et même sa survie. Si les hommes se sentaient assurés d'un constant libre accès à la joie, ils cesseraient de la capitaliser sous forme de richesse, de pouvoir, de gloire. « Biens » qui ne sont que leurres de la joie, car ils ne sont pas partageables. Au contraire ils font carburer l'humanité à l'énergie indéfiniment renouvable de l'imitation des affects, l'installant dans la servitude angoissée de la comparaison/rivalité (scol prop 26 Part 3).
Si nous imaginons que quelqu'un aime, ou désire, ou a en haine, quelque chose que nous-mêmes aimons, désirons ou avons en haine, par là-même nous aimerons etc. la chose avec plus de constance (…) et par suite nous voyons que chacun aspire par nature à ce que les autres vivent selon son propre tempérament, et tous y aspirant de pair, ils se font obstacle de pair, et tous voulant être loués autrement dit aimés de tous, ils se haïssent les uns les autres. (Prop 31 Part 3 et scolie)
Vieille angoisse de Caïn en chaque homme, source inépuisable de violence, de malheur, de mort, la comparaison/rivalité résulte ainsi de l'entraînement dans une mécanique qu'il faut enrayer sous peine d'en être broyé. La béatitude, dit Spinoza, est la seule force capable d'arrêter la machine folle de la violence mimétique. Parce qu'elle est la joie sous sa forme absolue. C'est à dire procédant directement de la substance. La joie de se savoir branché sur la fonction « vie ».
La béatitude est ainsi la perception continue du double branchement sur la fonction, côté acquiescentia in se ipso et côté amor dei intellectualis. (cf scolie de la prop 36 Part 5 voir B.15).
Soit, mais concrètement, comment réaliser le branchement ? Problème de bricolage appliqué, pour lequel nous disposons d'une sorte de prise à trois entrées, la connaissance sous ses trois genres.
L'entrée laetitia et ses dérivés, joie primaire, correspond au premier genre de connaissance : le branchement est immédiat, l'affect est fort, mais peu stable, car trop dépendant des circonstances. Laetitia par un beau soir d'été, en vacances avec ses potes : pas besoin de Spinoza. Dans la galère, le froid, malade, déprimé, c'est tout autre chose. Y a comme une coupure de jus.
L'entrée gaudium, joie secondaire, doit alors prendre le relais. Elle correspond au deuxième genre, celui que permet le raisonnement. Affect moins fort, mais qui se trouve moyennant un certain entraînement à choisir son bien et à fuir ce qui attriste.
L'entrée beatitudo est celle du troisième genre, celle du branchement continu.
Il y a des gens qui fonctionnent ainsi spontanément, libres d'amertume ou de comparaison, heureux absolument, parfaitement, entièrement à l'existence. J'en rencontre parfois, de ces béats du troisième genre, alors je me sens analphabète de la joie, incapable de comprendre comment ils font, comment ils peuvent.
Et c'est précisément pour les analphabètes dans mon genre que Spinoza a écrit l'Ethique, qui met en place étape après étape la jonction entre raison et joie.
Il est donc, dans la vie, utile au premier chef de parfaire l'intellect, autrement dit la raison, autant que nous le pouvons, et c'est en cela seul que consiste la souveraine félicité, autrement dit la béatitude de l'homme ; en effet la béatitude n'est rien d'autre que la satisfaction-même qui nait de la connaissance intuitive de Dieu : or parfaire l'intellect n'est également rien d'autre que comprendre Dieu, les attributs de Dieu, et les actions qui suivent de la nécessité de sa nature. (P4 Appendice chap 4)
On voit ici se boucler la boucle entre raison, conatus et bonheur, le cercle vertueux de l'Ethique : la béatitude n'est pas la récompense de la vertu, c'est la vertu même (...) D'où il appert combien le sage est puissant, et plus puissant que l'ignorant qui agit par le seul caprice. L'ignorant en effet (...)vit presque inconscient de soi, de Dieu et des choses et dès qu'il cesse de pâtir, il cesse d'être. Alors que le sage, au contraire, considéré en tant que tel, a l'âme difficilement émue ; mais étant, par une certaine nécessité éternelle, conscient de soi, de Dieu et des choses, jamais il ne cesse d'être.
(Part 5 dernière prop et scolie)
Cela paraît fou, cette dernière phrase, ou en tous cas une envolée lyrique dans le feu de l'écriture. Et pourtant, si on est là à lire son Ethique comme bien d'autres avant nous, et comme d'autres le feront après nous, c'est que le sage Spinoza dit vrai : il ne cesse pas d'être.
A suivre.