« Le soir est venu. Pardonnez-moi que le soir soit venu ! »
(Ainsi parlait Zarathoustra. Le chant de la danse)
Spontanément on a envie de répondre : mais voyons Zara, tu n'y es pour rien si le soir est venu ! Quelle mouche te pique ? Vieille tendance à prendre sur toi toute la misère du monde ? Poussée de mégalomanie galopante ?
Et puis vous revient une phrase de Freud dans l'essai Deuil et mélancolie : « L'ombre de l'objet tomba sur le moi.»
Les affects suscités par un deuil, dit ce texte, sont complexes : manque, sentiment de solitude, absence d'investissement dans la réalité. Quant à l'objet perdu (être humain ou valeur abstraite), on le magnifie, glorifie, bonifie (sur le thème ce sont les meilleurs qui s'en vont), et on se juge soi, mauvais : coupable de n'avoir pas été à la hauteur pour lui, ou à sa hauteur. Au bout d'un certain temps, ces affects s'estompent et s'apaisent. Le deuil est accompli. Le deuil normal est celui qui a une fin.
Mais, dit Freud, dans la mélancolie il en va autrement, les affects de deuil ne cessent pas d'imprégner la vie psychique : la mélancolie se présente comme « un deuil qui ne passe pas ». Pourquoi ? Pourquoi l'épreuve de réalité (qui oblige à admettre que le mort comme on dit est bien mort) ne peut-elle jouer son rôle ?
Réponse de Freud, précautionneuse, présentée comme une hypothèse de travail (Michel O. si tu me lis ...) : à la perte ou l'abandon de son objet d'amour, le sujet « futur mélancolique » réagit en incorporant l'objet à son propre psychisme. Il tente ainsi d'annuler la perte. Mais il y a un hic : en conservant l'objet perdu en lui, c'est aussi la violence de cette perte qu'il intègre. Ainsi il intègre à la fois la consolation de garder l'objet et le désir de le punir de son abandon.
Bref le ver est dans le fruit, l'ennemi dans la place. C'est le côté cheval de Troie des « solutions » névrotiques, qui sont made in ambivalence.
La mélancolie grave débouche ainsi logiquement sur le suicide, qui accomplit sur soi la punition de l'objet. Une façon radicale d'en finir avec ce que Freud nomme les combats ambivalentiels, d'éliminer la tension constante qui, de façon si caractéristique, « pompe l'énergie » des mélancoliques.
De manière plus atténuée, ce phénomène de « deuil intégré » orientera la personnalité vers ce qu'on appelle un tempérament bipolaire, où alternent phases dépressives (je vis en faisant le mort) et maniaques (je vis dans l'euphorie d'être libéré du deuil).
Dans le genre bipolaire Zarathoustra se pose là, on l'a déjà dit. L'intérêt de ce discours (plus exactement de la succession des trois dont il est le pivot : chant de la nuit, chant de la danse, chant de la tombe) est de donner à voir le travail de cette bipolarité, l'interprétation que Zarathoustra (et son créateur) s'en donne, et surtout son issue.