« Spinosa n'eut pas plutôt publié quelques uns de ses ouvrages, qu'il se fit un grand nom dans le monde, parmi les personnes les plus distinguées, qui le regardaient comme un beau génie & un grand philosophe. »
(Vie par Colerus)
Les personnes les plus distinguées : qu'est-ce à dire ? Colerus entend par là ce qu'aujourd'hui on nommerait les élites. Les gens qui ont du pouvoir et sont en vue.
Pouvoir et distinction qu'ils doivent à leurs éminentes qualités morales, intellectuelles, artistiques …
Non je plaisante évidemment. De quoi élites est-il le nom ?
D'élus politiques sondagisés, de dirigeants z'et actionnaires de grands groupes, d'artistes marketés, de buzzant gazettiers z'et tautoproclamés z'intellectuels.
Bref le mot élites fait de toute évidence référence à l'aptitude à aller dans le sens du vent de façon à se placer du côté du manche.
Autrement dit son synonyme le plus exact serait, aujourd'hui comme alors, « conformes ».
Il y eut bien sûr des personnes réellement distinguées pour percevoir la valeur de Spinoza, parmi ses pairs, savants, philosophes. Ceux-là firent ce qu'il convient : entrer avec lui dans un fécond dialogue.
Ici rien à voir, le distingué en question est « Monsieur Stoupe Lieutenant Colonel d'un régiment suisse au service du Roi de France (qui) commandoit dans Utrecht en 1673 »
et qui « avait d'autant plus envie de l'y attirer que le Prince de Condé qui prenait alors le gouvernement d'Utrecht, souhaitait fort de s'entretenir avec Spinosa. » (pour lui proposer l'octroi d'une pension).
Le passage de Spinosa à Utrecht le fit mal voir par les gens de la Haye, because relations & allégeances plus embrouillées que ça tu meurs entre princes rivaux se disputant l'Europe.
Or en plus dit Colerus on n'est pas sûr qu'il ait vraiment parlé avec Condé. C'est ballot faut bien le dire.
Un cran au-dessus de Stoupe sinon de Condé, « l'électeur palatin Charles Louis, de glorieuse mémoire, informé de la capacité de ce grand philosophe, voulut l'attirer à Heidelberg pour y enseigner la philosophie ».
Il charge le « célèbre Docteur Fabricius, professeur en théologie bon philosophe et l'un de ses conseillers, d'en faire la proposition à Spinosa ». Il pourra enseigner tout ce qu'il veut, sauf à aller « contre la religion établie par les lois ».
Pour l'amadouer Fabricius le « régale du titre de Philosophe très célèbre & de génie transcendant. » Avec ça, on fait dire ce qu'on veut à n'importe quelle élite conformée, qu'il se dit le Fabrice.
Mais Spinoza, lui, vit là « une mine qu'il éventa aisément. »
Non merci, répondit-il, j'ai pas le temps, enseigner c'est pas mon truc, tout ça.
«De plus je fais réflexion que vous ne me marquez point dans quelles bornes doit être renfermée cette liberté d'expliquer mes sentiments, pour ne point choquer la religion. »
Malin, non ? Retour à l'envoyeur, arroseur arrosé. Ce pauvre Fabricius n'a plus qu'à la fermer s'il veut pas d'embrouilles.
Fallait pas se frotter à Spinoza l'affûté, mon pauvre vieux.
Moralité avec du miel on attrape les mouches à buzz, mais pas un spécialiste en stratégie de l'araignée. L'observation des prédateurs fait la survie des proies.
D'où la devise de Spinoza : Caute (= attention !)