« En un temps où le méchamment faire est si commun, de ne faire qu'inutilement il est comme louable. »
(Montaigne Essais III, 9 De la vanité)
L'épidémie aura eu l'avantage de mettre en lumière la différence entre les activités vraiment utiles à la société, voire vitales, et les autres.
Il faudra (par pur optimisme je le dis au futur plutôt qu'au conditionnel) vraiment en tirer les conséquences.
Aménagements économiques stratégiques (relocalisations, autonomie énergétique et alimentaire etc.), choix répondant à l'urgence écologique ...
Et surtout remise à plat de notre logiciel de société (que je dirais si j'avais fait l'ENA) : rendre aux vrais métiers la considération et la rémunération qu'ils méritent sans toujours l'obtenir. Revoir donc l'échelle des salaires en fonction de la véritable utilité sociale, du sens véritablement humain.
Mais je vais laisser tout ça à ceux qu'ont fait l'ENA (ou pas), et m'en revenir plutôt à Montaigne. Je dirai moins de bêtises (comment ça quoique?).
Sa phrase, chose rare chez lui, sonne de manière désabusée, amère même. Utile, oui il aurait voulu l'être, en son temps méchant (et fou) des guerres de religion. Il a essayé de l'être, quand on a fait appel à lui. Comme maire de Bordeaux, et dans quelques missions diplomatiques.
Mais davantage, faire vraiment carrière dans les hautes sphères, être en prise avec la réalité du pouvoir, ne lui aurait pas déplu. Ça ne s'est pas fait (manque d'occasions, inaptitude et vergogne à courtiser les grands), mais parfois dans son texte en affleure le regret comme ici.
De ce deuil il se console donc : je suis inutile certes mais au moins je ne nuis pas, et tout le monde ne peut pas en dire autant. Et surtout mes Essais me sont un bon divertissement.
Le destin (la fortune dirait-il) a été bien joueur, bien ironique sur ce coup-là. Peu d'œuvres, peu d'actions, auront été au total aussi utiles que ses Essais, pour des générations. Utiles à quoi ? L'essentiel : se souvenir d'être et rester humain. Et avec en prime beaucoup d'humour et un style magnifique.
- Oui le style, le panache, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile.
- Ça c'est pas sûr, cher Cyrano. Beaucoup joignent l'inutilité à la mocheté. Mais disons qu'inversement c'est toujours un peu utile lorsque c'est vraiment beau.
On me dira OK mais tout le monde ne lit pas Montaigne.
Qui sauve une seule vie sauve le monde entier, dit le Talmud. Qui crée une telle œuvre éclaire au moins un coin du monde.
J'ai eu de la chance, je me suis trouvée dans ce coin-là.