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  • (11/14) Une marotte

    « Voit-on plus de barbouillage au caquet des harengères qu'aux disputes publiques des hommes de cette profession ?»

    (Montaigne Essais III,8 De l'art de conférer)

     

    « Il me semble, de cette implication et entrelaçure de langage par où ils nous pressent, qu'il en va comme des joueurs de passe-passe : leur souplesse combat et force nos sens, mais n'ébranle aucunement notre créance ; hors ce batelage, ils ne font rien qui ne soit commun et vil. Pour être plus savants, ils n'en sont pas moins ineptes. »

     

    Montaigne parle des rhéteurs, ceux qui enseignaient l'art de l'éloquence et du discours.

    Il est tentant d'appliquer ses remarques à nos rhéteurs actuels, les conseillers en communication. Pour acheter leurs services, tous ceux qui ont quelque chose à vendre (produit, image, programme politique) y vont de leurs largesses.

    Au profit de leur image ?  En tout cas au profit du portefeuille des conseillers com.

    « En mon pays, et de mon temps, la doctrine amende assez les bourses, rarement les âmes ». (Doctrine : ici l'enseignement, les techniques des rhéteurs)

     

    L'ennui c'est qu'il arrive que ces vendeurs de soi (ou de quoi que ce soit) amendent la bourse de la collectivité avec la leur. Exemple les campagnes électorales, dont une partie du financement provient des fonds publics alloués aux partis.

    Les citoyens paient donc pour les meetings-spectacles, ou autres hologrammes. Le peuple se fait spectateur d'une politique peopolisée. Et, on est obligé d'être moins optimiste que Montaigne sur ce point, tout ce cinéma ébranle parfois la créance des plus crédules.

    Je ne nie pas que le financement public des partis soit un progrès démocratique. Mais les publicitaires ont vu l'aubaine, et le crédit substantiel que peut leur assurer chaque doctrinaire de soi à l'ambition inamendable.

     

    Mais là encore on peut en rire un peu, en constatant que l'ambitieux, s'il n'est pas capable d'utiliser avec discernement ses conseillers et leurs conseils, ne s'en verra guère plus avancé, révélant au contraire son inanité, sa vanité.

    « C'est une chose de qualité à peu près indifférente ; très utile accessoire à une âme bien née, pernicieux à une autre âme et dommageable (…) En quelque main c'est un sceptre ; en quelque autre, une marotte.»

     

    La marotte, c'était la marionnette à grelots dont le fou du roi scandait ses propos. Ça parle, hein ?

    (Sauf que le fou du roi, lui, savait ce qu'il disait).

     

     

  • (10/14) La clôture dialectique

    « Ce n'est pas tant la force et la subtilité que je demande, comme l'ordre. (…) On répond toujours trop bien pour moi, si on répond à propos. Mais quand la dispute est trouble et déréglée, je quitte la chose et m'attache à la forme avec dépit et indiscrétion, et me jette à une façon de débattre têtue, malicieuse et impérieuse, de quoi j'ai à rougir après. »

    (Montaigne Essais III,8 De l'art de conférer)

     

    Manque d'ordre et de méthode observable dans beaucoup de nos prétendus débats, sous l'effet d'une réaction en chaîne. Ça commence par le tropisme des résasociaux* pour le non-débat au profit du binaire pavlovien adhésion ou rejet.

    Les télés d'info en continu se calquent sur ce fonctionnement, avec des pseudo-débats en 3I (inculture irrationalité ineptie). Puis les journaux d'autres chaînes s'accrochent à l'info en continu. Enfin, la presse en général rame désespérément pour chercher à raccrocher le train (d'enfer).

    Mais le plus préoccupant est de voir ce mode essentiellement affectif, voire pulsionnel, gagner jusqu'aux assemblées politiques.

     

    Allez rions un peu. Galerie de portraits d'ineptes, têtus et malicieux, par exemple à l'Assemblée Nationale le jour des questions au gouvernement (= présence de la presse = chacun veut faire le buzz.)

     

    « Qui se prend à un mot et une similitude », réflexe pavlovien d'associations qui font chiffon rouge.

    « qui ne sent plus ce qu'on lui oppose, tant il est engagé en sa course ; et pense à se suivre, non pas à vous. » Ne suivre que son idée, ne considérer comme débat que l'acceptation indiscutée de son propre point de vue : style on lâchera rien ...

     

    « Qui, se trouvant faible de reins, craint tout, refuse tout, mêle dès l'entrée et confond le propos. » Genre balancer des amendements-barrages, faute d'aptitude à dessiner un chemin en propositions articulées et réalistes.

    Comportement passif-agressif typique : empêcher l'autre de faire ce qu'on se sait incapable de faire, soi.

     

    « L'autre compte ses mots, et les pèse pour raisons. Celui-là n'y emploie que l'avantage de sa voix et de ses poumons (…) et celui-ci qui vous assourdit de préfaces et digressions inutile ! Cet autre s'arme de pures injures et cherche une querelle d'Allemagne pour se défaire de la société et conférence d'un esprit qui presse le sien. Ce dernier ne voit rien en la raison, mais il vous tient assiégé sous la clôture dialectique de ses clauses et sur les formules de son art. »

    Poser à l'orateur à la Jaurès, à la Danton, alors qu'on ne fait que vaticiner sénilement sur de vieilles lunes.

    Et, juste parce qu'on aime s'écouter parler, croire que les autres vont aimer vous entendre, et vouloir vous croire.

     

    Bref on fait joujou avec la démocratie, insoucieux de la casser, elle, notre bien commun si précieux. Mais si fragile. 

     

    *je vise par là, on l'aura compris, ce que les réseaux dits sociaux peuvent véhiculer d'a-social, d'im-poli.

     

  • (9/14) Perdre et anéantir la vérité

    « Nous n'apprenons à disputer que pour contredire, et chacun contredisant et étant contredit, il en advient que le fruit du disputer c'est perdre et anéantir la vérité. Ainsi Platon, en sa République, prohibe cet exercice aux esprits ineptes et mal nés. »

    (Montaigne Essais III,8 De l'art de conférer)

     

    Je suis pas toujours d'accord avec Platon, c'est le moins qu'on puisse dire, mais là il tient un truc, c'est sûr.

    Si nous regardons par exemple les disputes entre opposition et majorité au gré des alternances de gouvernement, il est clair qu'on est davantage dans la dispute au sens moderne qu'au sens de Montaigne, c'est à dire débat.

    Trop nombreux sont les politiciens à se délecter, avec une gourmandise obscène, de l'esprit de contradiction, le seul qui les anime hélas.

    Car pour l'esprit de responsabilité, de dialogue, ô les plus lamentables des êtres, (certains) n'en (eurent) jamais un atome, et de lettres ...

     

    Prohiber cet exercice aux mal nés (à supposer d'ailleurs qu'on arrive à définir vraiment ce que cela veut dire) : non évidemment, l'élitisme platonicien est un conservatisme, un mode de reproduction au sens de Bourdieu.

     

    En revanche en écarter les ineptes, que je définirais comme ceux qui ne font aucun effort pour s'adapter aux autres, aux modifications des situations, serait un garde-fou contre les dangers potentiels de LA Vérité (cf 8/14).

     

    Bon, je vois l'objection : c'est chose fort discutable en démocratie, je l'admets, que d'écarter certaines voix du débat (sauf bien sûr dans les cas tombant sous le coup de la loi : diffamation, appel à la haine, harcèlement etc.) (et qui sont si l'on y songe exacerbation d'ineptie, d'incapacité d'adaptation).

    Disons que, sans les exclure, il s'agit de tenir les voix ineptes à une distance suffisante pour qu'elles ne polluent pas trop le débat.

    La distance, la médiation de la réflexion et du temps qui lui est nécessaire, sont de bons antidotes à l'immédiateté pulsionnelle qui fait le lit de l'ineptie.

    Et pas que de l'ineptie.

     

    « Il est impossible de traiter de bonne foi avec un sot. Mon jugement ne se corrompt pas seulement à la main d'un maître si impétueux, mais aussi ma conscience. »

     

    La corruption du jugement se répare par un travail d'information, réflexion, rationalisation.

    Effort somme toute facile.

    Plus difficile est l'effort éthique de résister à la corruption de la conscience, au plaisir aussi malsain qu'inepte de la mauvaise foi, plaisir impétueux entre tous.