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  • (8/14) Cause commune

    « À chaque opposition, on ne regarde pas si elle est juste, mais, à tort ou à droit, comment on s'en défera. Au lieu d'y tendre les bras, nous y tendons les griffes. »

    (Montaigne Essais III,8 De l'art de conférer)

     

    « Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non pas ma colère ; je m'avance vers celui qui me contredit, qui m'instruit. La cause de la vérité devrait être la cause commune à l'un et à l'autre. »

     

    Rosanvallon dans Le siècle du populisme (cf 2/14) fait remarquer qu'un des biais par lesquels le populisme pervertit la démocratie est ce qu'il appelle la polarisation.

    Elle consiste en un phénomène de division en deux camps absolument antagonistes. Qui ne fait allégeance est considéré comme ennemi.

    D'où une double défiance : envers les corps intermédiaires et envers la démocratie représentative, qui demande par définition de nombreuses médiations, dans le temps, dans l'espace. Et de nombreux moyens termes pour prendre en compte la réalité.

     

    La polarisation est une logique radicalement disjonctive, et à ce titre ne peut que déchirer le corps social.

    Les deux polarisations le plus souvent constituées sont : peuple opposé aux élites (souvent dédoublée en travailleurs/exploités versus riches/profiteurs) gens de bon sens opposés aux intellectuels, aux savants.

    (Notons combien ces dénominations sont floues et à géométrie variable).

     

    Si n'existe pas le désir de donner à la recherche de vérité* le statut de cause commune, un débat digne de ce nom devient difficile, impossible parfois. Invalidation du débat dont la conséquence cruciale est l'impossibilité de faire cité, se reconnaître d'une même polis.

    L'erreur (et parfois la faute) de la polarisation populiste consiste donc essentiellement à ne pas voir (ou même à dénier) que l'effort de faire cause commune pour la vérité est le préalable indispensable, la condition sine qua non, de l'effort vers l'égalité et la fraternité.

     

     

    *Disons bien la recherche de vérité, et non LA Vérité, en forme d'absolu indiscutable, qui n'est qu'un fantasme, et des plus dangereux.

     

  • (7/14) Je laisse vaciller l'autre

    « Nulles propositions m'étonnent, nulle créance me blesse, quelque contrariété qu'elle ait à la mienne. Il n'est si frivole et si extravagante fantaisie qui ne me semble bien sortable à la production de l'esprit humain. »

    (Montaigne Essais III,8 De l'art de conférer)

     

    Suivent quelques exemples de croyances superstitieuses. Lui, c'est pas qu'il y croie mais bon « je m'aime mieux douzième ou quatorzième que treizième à table ».

     

    Il présente son raisonnement selon une métaphore qui lui est coutumière, celle de la balance. Penser vient de pesare, peser. Peser quoi ? Le pour et le contre, les poids respectifs des arguments. Chose à laquelle l'avait habitué sa charge de juge.

    Mais plus profondément, la balance est littéralement sa signature.

    Il en fit son blason d'auteur et de penseur (son blason en tant que Monsieur des Essais), en faisant graver sur un mur de sa librairie une balance assortie de la devise sceptique Que sais-je ?

     

    L'exercice de la suspension de jugement sceptique est affaire d'équilibre toujours instable, de pondération à établir sans cesse, par essais et erreurs successifs.

    Comme on équilibre les plateaux de la balance à l'aide de différents poids.

    « Où l'un plat est vide du tout en la balance, je laisser vaciller l'autre, sous les songes d'une vieille. (…) Encore sont en poids les opinions vulgaires (du café du commerce) et casuelles (ce qui passe par la tête) autre chose que rien en nature.

    Et, qui ne s'y laisse aller jusque là, tombe à l'aventure au vice de l'opiniâtreté pour éviter celui de la superstition (croyance irréfléchie)»

     

    Ces opinions sont du grand n'importe quoi, oui sans doute, mais derrière les opinions il y a des gens qui certes ne pensent pas toujours en rigueur de termes, mais existent en nature.

    Et à ce titre les rejeter d'emblée est faire preuve d'un défaut rédhibitoire pour qui veut penser : l'a priori, qui implique la rigidité.

    Si et comment toute vérité est bonne à dire, that is the question. Mais ici une chose est sûre : toute opinion est bonne à entendre, pour être analysée, pesée à son juste poids.

     

    Après on pourra en tirer quelque chose. Ou pas. En tous cas il ne faut pas immobiliser trop vite le plateau vacillant.

     

     

  • (6/14) Messéant à un homme d'honneur

    « J'aime à contester et à discourir, mais c'est avec peu d'hommes et pour moi. Car de servir de spectacle aux grands et faire à l'envi parade de son esprit et de son caquet, je trouve que c'est un métier très messéant, à un homme d'honneur. »

    (Essais III,8 De l'art de conférer)

     

    Référence probable à la cour d'Henri III, homme cultivé, homme d'esprit, et aux entourages de quelques Grands aussi raffinés. Les gentilshommes disons de second rang comme Montaigne y étaient en rivalité (latente ou pas) : se faire remarquer par son esprit, son intelligence, pouvait faire obtenir une charge, un bénéfice.

     

    Montaigne (malgré l'espoir de Papa Eyquem qui a tout fait pour lui permettre d'accéder aux hautes sphères, en particulier par son éducation), s'est tenu dans une relative distance de ce système courtisan.

    Par sens de l'honneur sans doute, comme il le dit ici, un honneur associé à la préservation de sa liberté.

    « Si l'action n'a quelque splendeur de liberté, elle n'a point de grâce ni d'honneur. » (III,9 De la vanité)

    Il en est resté éloigné aussi parce qu'il n'était pas vraiment doué pour ce type d'exercice, ayant plutôt l'esprit de l'escalier, il le reconnaît dans les éléments d'autoportrait qui émaillent les Essais.

     

    Mais revenons à nos moutons, je veux dire à notre quotidien. Que diraient de cette phrase par exemple les « chroniqueurs » qui caquettent à longueur de chaîne d'info en continu ?

    Rien, en fait. Il leur faudrait pour cela consacrer quelques secondes à lire une phrase de Montaigne. Mais pourquoi le faire, en l'absence de motivation buzzienne ?

     

    Cependant, selon un schéma récurrent dans les Essais, un « quoique » vient retourner le propos, pour en révéler l'autre face. Souvent comme ici, le quoique ramène Montaigne à sa propre critique après celle de l'autre (qu'elle soit laudative ou dépréciative).

     

    « La sottise est une mauvaise qualité ; mais de ne la pouvoir supporter, et s'en dépiter et ronger, comme il m'advient, c'est une autre sorte de maladie qui ne doit guère à la sottise en importunité ; et c'est ce qu'à présent je veux accuser du mien. »

     

    Étant moi-même assez sujette à cette sorte de maladie, je vous accorde la relaxe, Monsieur des Essais.