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  • Idéaliste de coeur et sceptique de raison

    « L'humanisme ne connaît pas d'ennemis et ne veut pas d'esclaves. Celui qui n'entend pas entrer dans le cercle des élus peut s'en abstenir ; on ne le force pas, on ne lui impose pas cet idéal ; l'intolérance – qui correspond toujours à un manque profond de compréhension – est étrangère à une doctrine de concorde universelle.

    En revanche, l'accès à cette guilde intellectuelle n'est interdit à personne. Tout homme qui aspire à la culture et à la civilisation peut devenir humaniste : tout individu, quelle que soit sa profession, homme ou femme, chevalier ou prêtre, roi ou marchand, laïc ou clerc, peut entrer dans cette communauté libre, on ne demande à personne quelle est sa race, sa classe, sa nation, sa langue.

    Un concept nouveau apparaît donc dans la pensée européenne : celui de l'internationalisme. »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 6 Grandeur et limites de l'humanisme)

     

    L'utopie décrite ici s'est manifestée dans l'Histoire à plusieurs reprises depuis ce moment de la première Renaissance.

    Au siècle suivant ce fut la République des idées chère entre autres à Spinoza. Les philosophes des Lumières la poursuivirent avec le projet encyclopédique.

    Le XIX°s, lui, eut plus de mal avec ce concept : il fut tiraillé entre un effort scientifique prônant l'objectivité, et donc à logique universaliste, et la montée des nationalismes, lui opposant le particularisme culturel de chaque peuple. Qui ne serait pas en soi un obstacle à la concorde, mais il a eu tendance à générer l'intolérance au peuple voisin.

    Comme on le sait hélas, le nationalisme guerrier gagna, entraînant l'Europe et le monde dans la boucherie de 14-18. Terrible électrochoc qui incita penseurs, savants, artistes, à réagir, à rebâtir des ponts entre nations, chacun dans son domaine. Vienne, la ville de Zweig, fut un des points nodaux de ce travail, grâce à son cosmopolitisme.

    Et puis eut lieu un nouveau ravage du concept humaniste, mené dans une radicalité jusqu'alors inégalée, avec le déchaînement du noir fléau nazi (cf 23 nov)

    L'histoire de l'utopie humaniste se présente ainsi en une succession d'avancées patientes et de régressions foudroyantes. Pourquoi toujours ces régressions ?

     

    « À la fois idéaliste de cœur et sceptique de raison, il avait conscience de tous les obstacles qui s'opposaient à la réalisation de cette ''paix chrétienne universelle'', de cette autocratie de la raison humaine (…) il était fixé sur cet amour de la force, sur cette ardeur belliqueuse qui bouillonne dans le sang des hommes depuis des milliers et des milliers d'années ».

    Oui le goût de la violence (plus que de la force) certainement. Mais il y a une autre chose, déterminante depuis bien longtemps aussi. Pulsion à s'approprier les choses et par là dominer les gens. Et/ou l'inverse : en fait les deux avancent de conserve, depuis des milliers d'années. Et c'est pas fini.

    On peut constater la similitude entre cet humanisme internationaliste et l'utopie portée par internet à ses débuts. Ce réseau mondial, espérait-on, rapprocheraient les humains, ils se comprendraient de mieux en mieux, collaboreraient à rendre le monde meilleur, plus heureux. Mais désormais l'évidence est là : ce n'est pas ainsi que les choses ont tourné.

    Pourquoi les réseaux favorisent-ils l'intolérance au détriment de la concorde universelle ? Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé ? À cause de l'or justement, qui n'est jamais pur. À cause du pilotage des réseaux par des algorithmes programmés pour faire gagner du fric aux entreprises qui ont à leur profit transmué internet en marché.

    Voir sur le sujet, entre autres réflexions intéressantes, le livre lumineux de Daniel Cohen Homo numericus la « civilisation » qui vient (Albin Michel 2022). Sa lucidité sans concession ne le conduit pas à la résignation, mais à ouvrir des pistes d'actualisation de l'humanisme.

     

  • Cet admirable déguisement

    « De simples désaveux et de stériles critiques ne correspondent en rien aux tendances d'esprit d'Érasme ; quand il dénonce un manquement, il le fait pour en exiger la réparation ; jamais il ne blâme pour le vain plaisir de blâmer. (…) De même que la Renaissance exprime un rajeunissement magnifique des lettres et des arts grâce au retour à l'idéal antique, de même Érasme espère épurer l'Église (…) ''en mettant au jour ce Christ enfoui sous les dogmes''. (…)

    Mais, par essence, l'humanisme n'est jamais révolutionnaire et si Érasme, lorsqu'il soulève ces questions, rend à la Réforme religieuse les plus grands services et lui prépare le chemin, sa nature indulgente, extrêmement pacifique, recule avec effroi devant l'éventualité d'un schisme officiel. Érasme ne tranchera jamais avec la violence d'un Luther, d'un Calvin ou d'un Zwingli, qui coupent court à toute contradiction sur ce qui est bien ou mal (...) »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 5 Années de célébrité)

     

    Avec violence, non. Mais il saura user de sa verve pamphlétaire et polémique à maintes reprises. Et en particulier dans l'œuvre qui a fait sa gloire, la seule à vrai dire qu'on lise encore aujourd'hui.

    « De même que l'artiste crée d'une main plus sûre lorsqu'il façonne une chose dont il est privé, qu'il désire vivement, de même cet homme raisonnable par excellence était tout indiqué pour composer cet hymne joyeux à la folie et pour se moquer de la façon la plus géniale des adorateurs de la pure sagesse.

    Il ne faut pas non plus se laisser abuser par cet admirable déguisement sur les vraies intentions de ce livre. Car l'Éloge de la Folie fut sous son masque de carnaval un des ouvrages les plus dangereux de son temps ; ce qui aujourd'hui peut ne nous sembler qu'un feu d'artifice fut en réalité une explosion qui ouvrit la voie à la Réforme. Laus Stultitiae appartient aux pamphlets les plus efficaces qui furent jamais écrits. »

     

  • D'une finesse souveraine

    « Il avouait volontiers qu'il n'y avait pas trace ni dans son corps ni dans son âme de la substance avec laquelle la nature fait les martyrs ; mais il s'était fixé une ligne de conduite conforme à l'échelle de Platon : l'amour de la justice et l'esprit de tolérance y figurent au premier rang des vertus humaines, le courage ne vient qu'ensuite. »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 4 Portrait)

     

    Question : la substance qui fait les martyrs est-elle à rapporter à la nature ? N'y a-t-il pas là au contraire quelque chose de profondément opposé à la nature (et pas seulement la nature humaine) ?

    Du moins si l'on admet avec Spinoza de caractériser toute substance par son conatus perseverare in suo esse. Son effort, sa tendance, sa programmation fondamentale à persévérer dans son être. (Et perso j'avoue Spinoza me convainc).

    Pour faire les martyrs, il faut un bug dans ce programme de base. Il faut y introduire un cheval de Troie, le plus souvent une idéologie prônant le sacrifice de soi au service d'une « cause » posée en absolu, au mépris de la justice et de la tolérance (à son propre égard autant qu'à celui d'autrui). Autrement dit un fanatisme.

    Le fanatisme produit ses martyrs, qui sont les bourreaux des martyrs du fanatisme d'en face (cf Question douloureuse 17 nov). Un jeu à somme nulle dont l'absurdité révèle l'intolérance source de toutes les autres : l'intolérance à la raison, la détestation nihiliste de la raison.

     

    Et côté courage, Zweig crédite au moins Érasme (et lui avec) de celui-ci :

    « La plus haute preuve de courage qu'ait donnée Érasme, c'est sa franchise à ne pas rougir de sa poltronnerie (c'est d'ailleurs une forme de l'honnêteté très rare à toutes les époques)*. Un jour qu'on lui reprochait avec grossièreté son manque de bravoure, il fit cette réponse d'une finesse souveraine : ''Voilà qui serait un terrible reproche si j'étais un mercenaire. Mais je suis un savant et la paix est nécessaire à mes travaux.'' »

     

    *Voilà : ça, c'est fait.