La mort de La Boétie en 1563, lorsque Montaigne a trente ans, désenchante tout à coup pour lui le monde et la vie, radicalement.
Si je compare tout le reste de ma vie (…) aux quatre années qu'il m'a été donné de jouir de la douce compagnie et société de ce personnage, ce n'est que fumée, ce n'est que nuit obscure et ennuyeuse (douloureuse). Depuis le jour que je le perdis, je ne fais que traîner languissant ; et les plaisirs même qui s'offrent à moi, au lieu de me consoler, redoublent le regret de sa perte. Nous étions à moitié de tout : il me semble que je lui dérobe sa part.
(Essais I,28 De l'amitié)
Ne nous y trompons pas, ce n'est pas de la littérature, du romantisme avant l'heure. Vu la pudeur et la distance constantes dans l'écriture des Essais, l'irruption de ces mots intenses donne la mesure de l'effondrement, de la dévastation de Montaigne. Il n'a soudain plus personne avec qui parler, à qui se livrer, qui lui soit un répondant en intelligence, en cœur, en flamme.
Alors il va chercher à reconstruire le dialogue perdu : c'est peu après la mort de La Boétie qu'il commence à annoter ses livres et à pratiquer avec les grands auteurs anciens un autre mode de l'art de conférer, qui fut le grand bonheur de cette amitié. Ces auteurs étaient les objets privilégiés des échanges avec La Boétie. Lui est disparu, mais les livres sont toujours là. Ils constituent, osons le mot, un "objet transitionnel" par lequel Montaigne intègre la perte de l'ami.
De cette activité d'annotation naîtra quelques années après (1571) le projet explicite d'écriture, le début de la longue création de vingt ans d'essais. Création par laquelle Monsieur des Essais s'extirpera lentement, comme d'une chrysalide, du deuil vécu par Montaigne.
Alors lui viendront les mots pour le dire.
Au demeurant, ce que nous appelons amis et amitiés, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié de quoi je parle, elles se mêlent et se confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel, qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens bien que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant « parce que c'était lui, parce que c'était moi ».
(Essais I,28 De l'amitié)
Si ces lignes sont si marquantes, c'est qu'elles sont gagnées sur l'indicible, sur le « cela ne se peut exprimer ». Montaigne n'a rajouté la célèbre formule finale que longtemps après le début du paragraphe. (Au plus tôt quatre ans avant sa mort, puisqu'on ne les trouve que dans l'édition posthume de 1595, le début figurant dans l'édition de 1580). Comme s'il lui avait fallu laisser les mots longuement cristalliser en lui.
Parce que c'était lui, parce que c'était moi.
Remarquons bien que cette formule modifie le début du paragraphe plus qu'elle ne le prolonge. Elles se mêlent et se confondent, un mélange si universel, elles effacent la couture : toutes expressions d'une fusion totale, d'une « unanimité », de la participation à un seul et même être.
Dans cette logique, Montaigne aurait alors dû écrire quelque chose comme : "parce que c'était nous" ou "parce que nous étions nous".
Mais finalement ce qui lui vient sous la plume parle non de fusion, de communion, mais d'une alliance où chacun conserve son identité propre. Et même davantage, l'alliance consiste à affirmer l'unicité de chacune des personnes. Chacun dans cette alliance devient qui il est, irréductible à l'autre.
Parce que c'était lui, parce que c'était moi.
Formule solennelle, quasi sacramentelle, et pourtant très simple. Construite telle une arche sur l'architecture de deux propositions jumelles accolées en vis à vis.
L'arche des mots immortels de M. des Essais où perdure l'alliance vécue jadis par deux amis nommés Montaigne et La Boétie