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  • Message personnel

     

    C'est une espèce de pusillanimité aux monarques, et un témoignage de ne sentir point assez ce qu'ils sont, de travailler à se faire valoir et paraître par dépenses excessives. (…) Outre ce, il semble aux sujets, spectateurs de ces triomphes, qu'on leur fait montre de leurs propres richesses et qu'on les festoie à leurs dépens. Car les peuples présument volontiers des rois, comme nous faisons de nos valets, qu'ils doivent prendre soin de nous apprêter en abondance tout ce qu'il nous faut, mais qu'il n'y doivent aucunement toucher de leur part. (…) Tant y a qu'il advient le plus souvent que le peuple a raison, et qu'on repaît ses yeux de quoi il avait à paître son ventre (…) car, à le prendre exactement, un roi n'a rien proprement sien ; il se doit soi-même à autrui.

    La juridiction ne se donne point en faveur du juridiciant, c'est en faveur du juridicié. On fait un supérieur, non jamais pour son profit, mais pour le profit de l'inférieur, et un médecin pour le malade, non pour soi. Toute magistrature, comme tout art, jette sa fin hors d'elle.

    (Essais III,6 Des coches)

     

    Je suis prête à parier qu'il y a pas mal de gens qui en lisant ça sans savoir d'où ça vient, diraient mais qu'est-ce que c'est que ce populiste ? Car on en est là : affirmer les principes de base d'un système de délégation de pouvoir (la responsabilité et l'honnêteté) est considéré comme faire de la démagogie.

    Mais ce qui me retient surtout dans ces lignes c'est la remarquable perspicacité psychologique de Montaigne. On sent qu'il les a observés, les « grands », les chefs, les monarques, qu'il les a écoutés, jaugés, pénétrés, pour finir par déceler leur ressort le plus caché (y compris à eux-mêmes).

     

    Une espèce de pusillanimité, ne sentir point assez ce qu'ils sont. Apparemment étonnant. Les grands de son temps comme du nôtre semblent davantage portés sur la surestimation de soi que sur l'humilité. Précisément. Montaigne décèle dans cette attitude un déni. Leur morgue affichée n'est que l'envers d'une pusillanimité, d'un défaut de courage, de l'incapacité d'être ce qu'ils prétendent. Agir, faire, gouverner : ils en exhibent les signes, que dis-je les simulacres. Pour mieux masquer qu'ils n'ont pas le courage d'en assumer la complexe et difficile réalité. Peut être pas tous, admettons. Mais bon : ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.

     

    Certes il n'est pas facile d'être courageux, de mobiliser une certaine force d'âme, cette animositas dont parle Spinoza. Le contraire exact (les mots sont criants) de la pusillanimité discernée ici par Montaigne.

     

    Où, comment la trouver, l'animositas ? Pépère malencontreusement gauche, Mégère extrêmement adroite, Baronnets et Baronnettes « Tout pour ma Gueule » s'agitant de ci de là.Tout ce petit monde pathétique, ce microcosme partidaire affairé à calculer comment gagner quelques points dans les sondages à la pêche aux électeurs. Ambition peut être, mais pour la subtilité on repassera.

     

    Ne jouons pas cependant trop vite les Pères et Mères la Vertu. Ces gens-là, si nous les avons laissé passer, laissé arriver où ils sont, c'est peut être que nous ne sommes pas si différents d'eux.

    Le toutpourmagueulisme et l'aprèsmoiledélugisme sont des idéologies très répandues, surtout au moment de payer ses impôts, de faire les concessions nécessaires à la construction d'une véritable Europe politique et citoyenne, de se dégager des réflexes d'immédiateté pour donner du temps au temps dans la transition énergétique. A quoi s'ajoute l'autruchisme quand il s'agit de s'extraire de la gangue si confortable de servitude volontaire, en préférant un petit effort citoyen d'information à l'absorption béate de toutes les conneries dont on nous repaît les yeux et ce qui nous reste de cervelle.

     

    Toute magistrature, comme tout art, jette sa fin hors d'elle. Là est l'ambition véritable. La fin en question c'est la gestion la plus juste possible du bien commun. L'animositas qu'elle nécessite repose donc logiquement sur le concept complémentaire et toujours spinoziste de generositas (cf ma note B.attitude 19 de juillet dernier). On est un corps social, comme on est une espèce humaine. Si chaque membre ne met pas en oeuvre sa solidarité de fait avec l'ensemble du corps, vous savez quoi suicidons-nous tout de suite, et on sera tranquille : plus d'impôt, plus de transition énergétique, plus de subtilités diplomatiques. (Oui OK on est sur la bonne voie suicidaire en prolongeant Fessenheim et les autres, mais bon ça peut prendre un certain temps).

     

    Certes je le sais bien, ce sont là conséquences de plus de trente ans de capitalisme mondialisé qui a su casser énergies collectives et individuelles, et dévaluer radicalement la « ressource humaine ».

    Pour s'opposer aux multinationales cyniques, aux systèmes pervers de financement des économies et des états, et tout ça et tout ça, l'idée répandue aujourd'hui est qu'il vaut mieux passer par les ONG, les citoyens de base, les réseaux du net. C'est sûrement utile. Mais pour ma part je ne me résigne pas à laisser tomber le pouvoir de la politique qui peut avoir un tel effet démultiplicateur. Il s'agit juste de la prendre au sérieux. Au lieu de buzzer du tweet, de tweeter du buzz, de jouer les voyeurs des jeux de quéquettes.

     

    Bref, je terminerai par un message personnel.

    Pépère, si tu me lis, ceci pour toi.

     

    C'est toi qui es dans la place aujourd'hui. C'est toi le sommet de l'Etat, voire sa tête. Ne renonce pas à l'ambition.

    Défonce-toi pour l'Europe politique avec Angela et les autres, c'est notre dernier rempart contre les néo-totalitarismes (financiers et autres) comme les nationalismes populistes. Mets au pas les parlementaires et élus : strict non cumul des mandats, fin des privilèges aberrants (genre leur retraite) etc.

    Désamorce les lobbies agro-alimentaire, pharmaceutique, nucléaire (ce sera un début). Comment ? Par le portefeuille bien sûr, ne pas oublier comment on a coincé Al Capone.

    Bon j'arrête là. Dis-toi juste que yes you can.

     

    Ah j'oubliais l'essentiel : vire-nous vite fait tes pusillanimes conseillers en communication et embauche à la place Montaigne et Spinoza. Des gens sérieux et pleins d'humour à la fois, ils ont tout pour te plaire.

    Et en plus ce sera gratos, économie appréciable dont moi contribuable je te serai reconnaissante.

     

    Ou alors tu peux faire appel à moi, je suis disponible.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • M 128 217 305 (3) En chair et en os

     

    Outre ce profit que je trouve d'écrire de moi, j'en espère cet autre que, s'il advient que mes humeurs plaisent et accordent à quelque honnête homme avant que je meure, il recherchera de nous joindre (il fera en sorte que nous nous rencontrions) : je lui donne beaucoup de pays gagné (je lui épargne beaucoup de chemin), car tout ce qu'une longue connaissance et familiarité lui pourrait avoir acquis en plusieurs années, il le voit en trois jours en ce registre, et plus sûrement et exactement. ( Essais III, 9 De la vanité)

     

    Ces phrases expriment fortement l'identité de Montaigne et de son livre, le fait qu'il s'y soit mis tout entier, livré sans réticence. Au lecteur inconnu il offre l'intimité réservée aux très proches.

    C'est certes d'emblée le parti-pris des Essais, mais ce qu'il y a de nouveau au bout des presque vingt ans d'écriture, c'est la demande de réciprocité. Ici formulée de manière assez poignante il cherchera de nous joindre avant que je meure.

    S'il engage chaque lecteur honnête et suffisant dans cette démarche, c'est qu'il la sait possible depuis que Marie de Gournay l'a réalisée.

    (A vrai dire entre nous je ne sais pas comment elle a pu prendre ces phrases, qui disent quand même un peu qu'elle n'a pas suffi tant que ça).

     

    Désir de réciprocité, de présence réelle et partagée, tel est l'aboutissement. Solidarité des mots avec la chair, l'être concret.

    S'il y a quelque personne, quelque bonne compagnie aux champs, en la ville, en France ou ailleurs, sédentaire ou voyageuse, à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soient bonnes, il n'est que de siffler en paume, je leur irai fournir des Essais en chair et en os.( Essais III, 5 Sur des vers de Virgile)

     

    Cette phrase-là, mon lecteur à moi, je ne me lasse pas de la lire, elle m'émeut toujours autant. C'est d'ailleurs par elle que j'ai commencé ce blog, comme si décidément il n'y avait pas mieux à dire, pas autre chose surtout.

    Ce qui m'émeut, c'est que Montaigne donne ici au lecteur tout-venant la place qu'a occupée jadis dans son cœur et sa vie l'ami par excellence que fut La Boétie. Désormais chaque lecteur des Essais est autorisé à dire « La Boétie c'est moi ».

     

    Mais la rencontre se fait dans un climat bien différent. Union quasi mystique des âmes lors des conférences entre les deux amis (sans doute comme pour mieux se garantir contre l'attirance homosexuelle, mais ceci ne nous regarde pas). Et ici pour nous c'est chair pour chair, humeurs pour humeurs. La solennité un peu compassée de l'évocation pieuse cède la place à l'incitation au geste familier, gouailleur, enfantin, de siffler en paume. Allez-y les mecs (et les meufs), sifflez-moi, j'arriverai.

    Dieu me pétrifie : si c'est pas là par avance un pied de nez à sa statue de grand homme, hein ?

     

    Le Montaigne de trente ans de cette phrase éthérée de 128, où le corps hésite encore à se donner voix au chapitre – ce qui se fera dans l'ajout final des dernières années : c'était lui, c'était moi, leurs êtres entiers.

    Le Montaigne vieillissant de 305, si totalement présent en sa chair, si léger, si libre, si joyeux. Itinéraire humaniste d'une vie dans le temps réel. Mais l'essentiel n'est pas là.

    L'essentiel est que les deux Montaigne coexistent en M.des Essais et par lui, dans l'autre temps, celui de la création. Le chapitre Sur des vers de Virgile est conçu comme un « adieu aux dames » dans une joyeuse célébration de l'acte d'amour qui désormais n'est plus d'actualité pour lui (et il le dira avec une incroyable audace). Mais dans ces pages comme jamais, l'écrivain prend conscience de la puissance libidinale de l'écriture. A propos desdits vers de Virgile certes, mais surtout, comme en témoigne ma phrase chérie, à partir de son texte-même. En prend conscience et la met en œuvre.

    L'amour la poésie, magnifique titre d'un recueil d'Eluard. A lire le chap 305 on pourrait dire La vie les Essais.

     

    Aujourd'hui Montaigne est mort « et moi-même je ne me sens pas très bien », ne puis-je résister à dire avec l'ami Woody. Montaigne est mort, et nous mortels : vive M.des Essais ! Vive son œuvre vive à portée de notre joie de lecteurs en chair et en os, aujourd'hui.

    Faisons jouer le charme, prononçons la formule magique qui fait jaillir du vieux bouquin le génie facétieux.

    Parce qu'il s'est essayé à dire, je m'essaie à lire.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • M 128 217 305 (2) Une fille d'alliance

     

    Il arrive que la vie nous fasse des clins d'oeil. Avec humour, tendresse, ironie. C'est ce qui est arrivé un beau jour à Montaigne.

    Il explique au début du chapitre De l'amitié avoir désiré connaître La Boétie avant tout à la lecture du Discours de la Servitude volontaire. (Entre nous c'est vrai qu'il y a de quoi). Bien des années après, la vie va lui offrir si l'on peut dire la réciproque. Cette fois-ci, c'est son écrit qui provoque le désir de rencontre, dans une sorte de permutation des places.

     

    J'ai pris plaisir à publier en plusieurs lieux l'espérance que j'ai de Marie de Gournay le Jars, ma fille d'alliance, et certes aimée de moi beaucoup plus que paternellement, et enveloppée en ma retraite et solitude, comme l'une des meilleures parties de mon propre être. (…)

     

    Le jugement qu'elle fit des Essais, et femme, et en ce siècle, et si jeune, et seule en son quartier, et la véhémence fameuse dont elle m'aima et me désira longtemps sur la seule estime qu'elle en prit de moi, avant de m'avoir vu, c'est un accident de très digne considération.

    (Essais II,17 De la présomption)

     

    Le jugement qu'elle fit des Essais, femme, c'est un accident de très digne considération. Entend-il par là magnifique surprise de la vie, ou son ironie un peu vexante ? J'ai un peu l'impression qu'il pense : une femme, une petite jeune, bon tant pis c'est mieux que rien. Tout Montaigne qu'il est, ce mec vieillissant (il a 51 ans à l'époque et mourra un peu avant ses 60 ans), la qualité décisive qu'il reconnaît à cette jeune femme, c'est de s'intéresser à lui, un peu comme ferait un vulgaire vieux beau ...

     

    La différence avec un vieux beau cependant, c'est que Montaigne ne met pas son narcissisme seulement dans sa petite personne. Il y a son livre, et les deux très vite font corps. Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre ne m'a fait, livre consubstantiel à son auteur. (II,8)

    Et c'est au livre qu'il confie en fin de compte toute la profondeur et la vérité du désir de reconnaissance de l'homme qu'il est.

     

    Dans cette perspective, il fait régulièrement état, à tel détour de page, de ses doutes récurrents sur la valeur des Essais, sur la capacité de cet écrit inepte à susciter l'intérêt des contemporains, et aussi à durer un peu dans le temps pour atteindre une éventuelle postérité. Ses doutes se résument dans celui de trouver ce qu'il appelle un suffisant lecteur. Quelqu'un qui sache s'adonner tout entier à la lecture, lui rendant subtilité pour subtilité, force pour force (véhémence dit-il ici), plaisir pour plaisir.

     

    Et voilà que le suffisant lecteur s'incarne dans celle-là, une petite jeune pleine d'enthousiasme pour son écrit comme pour sa personne.

    La rencontre avec la petite Marie vient révéler à Montaigne le pouvoir, mieux, le charme de ses mots. Et surtout leur incidence dans la réalité. La possibilité de rouvrir en « parole vive » un dialogue suivi.

    L'alliance vécue avec La Boétie se renoue alors, certes autrement, moins intensément, mais se renoue quand même avec cette fille d'alliance. Une alliance dont la médiation n'est plus la culture antique, les livres des grands anciens, mais son livre à lui, son livre de lui.

     

    Lui fait livre.