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  • Elémentaire ?

    Réponse : le fauteur de trouble est un deuil. « Se représenter que ce Beau est éphémère donnait à ces deux êtres sensibles un avant-goût du deuil suscité par son déclin. » Une réponse qui ne nous étonne pas en ces années du début d'une guerre qui fut pour Freud comme pour tant d'autres un traumatisme profond (on le verra à la fin de l'article). Et précisément, Deuil et mélancolie (cf ce blog 28 fév et 6 mars 2015) date de la même année 1915.

    Mais qu'est-ce donc que le deuil, en fait ? La réponse est inattendue :

    « Le deuil né de la perte de quelque chose que nous avons aimé ou admiré apparaît si naturel au profane qu'il le déclare évident. Mais pour le psychologue, le deuil est une grande énigme. »

    Une énigme. C'est bien un schéma de résolution d'énigme, d'ailleurs, qui organise Deuil et Mélancolie. Plus proche en cela d'Holmes que de son confrère Watson, Freud ne peut s'empêcher de remarquer, s'interroger, interpréter, constamment et à tout propos. Car l'enquête intellectuelle est un bon truc contre l'angoisse en général et plus particulièrement lors de balades en compagnie de mélancoliques. Bref cet article répondit au besoin de faire d'une balade manquée une interprétation réussie.

    Remarque. A chaque relecture de Freud, je suis épatée de ne le voir jamais lassé de reformuler réflexions et raisonnements, acquis ou hypothèses, d'un écrit à l'autre. Outre son souci démonstratif ou pédagogique, c'est clair qu'il le faisait avant tout pour lui, pour affiner sa pensée (explorer ses mécanismes, lui donner du « jeu ») dans la succession des reformulations. Sur le mode de la reprise d'un récit d'événement ou de rêve en analyse, reprise précieuse pour son progrès : d'imperceptibles modifications deviennent tout à coup parlantes (à condition d'avoir des oreilles pour entendre dit Lacan reprenant ironiquement – ou pas - la  phrase fétiche des prophètes).

    Le deuil est une énigme : voilà tout de même une proposition qui demande à être démontrée. Qu'à cela ne tienne. Nous possédons une certaine quantité de capacité d'amour, appelée libido. (D'où la possédons-nous ? Question que Freud se pose régulièrement pour invariablement répéter sa réponse globalement spinoziste : la libido est l'essence de l'homme. Ce qui ne répond à rien on est d'accord. Ou alors à tout. Choisissez ce qui vous plaît).

    D'abord orientée vers le moi propre (autrement dit narcissique), très vite « elle se détourne du moi et se tourne vers des objets qu'ainsi nous accueillons dans notre moi. » Si (lorsque) on perd ces objets, logiquement la libido se trouve à nouveau libre, flottante, et peut ainsi chercher d'autres objets (moyennant souvent une étape de retour au soi).

    Ainsi dans le deuil la libido a un seul truc à faire : se détacher de l'objet perdu pour aller se fixer sur un autre. Pas sorcier a priori, vu que les objets y en a en veux-tu en voilà.

    Eh bien non. Et sous une forme aussi lapidaire que suggestive, Freud fait ce constat un tantinet agacé : « la libido se cramponne à ses objets. »

    (A suivre)

  • En temps réel

    La phrase de Freud qui termine la précédente note m'amène à un souvenir. (La quête du temps perdu est une rencontre open, sachez-le, même les non classés à l'Association des Génies Professionnels peuvent y participer).

    Florence, galerie des Offices, salle des Botticelli. Les visiteurs butinent la beauté de toile en toile, dans un buzz d'extasiements mezza-voce. Tout à coup irruption d'un groupe au pas de charge. Bref arrêt bref regard circulaire : le Printemps est absent car in restauro, mais heureusement y a Vénus (La naissance de). Sans désemparer, le groupe y court sus, se place en moulon dos au tableau pour une photo. C'était il y a trois décennies (déjà!) et déjà la technique du selfie : ces visiteurs étaient des génies de l'innovation (faut dire ils étaient Japonais, mais non ce n'est pas de l'anti-nipponisme primaire, Dieu me haïkuse cela aurait pu être n'importe qui, sauf des Français ça va de soi).

     

    Ce rite accompli, que croyez-vous qu'il arriva ? Ils quittèrent la salle sans même se retourner pour regarder la Naissance de Vénus qu'ils venaient de prendre en photo (enfin en fond de leur selfie). Qu'en déduire ?

     

    1) Pas besoin d'être artiste pour être narcissique (mais c'est pas un scoop)

     

    2) La considération de la durée, autrement dit la conservation, non seulement n'est pas indispensable à une vraie rencontre de la beauté, mais peut y faire obstacle. Dans leur souci d'ajouter Vénus à leur panier d'emplettes photographiques, nos visiteurs se sont interdit non seulement la jouissance immédiate de l'œuvre, mais la possibilité que cette jouissance s'inscrive en eux, dans leur mémoire charnelle, de façon inoubliable.

     

    3) La seule parade à la douleur de l'éphémère est la gratuité. Paradoxalement, le temps ne peut se re-trouver que si on admet que sa perte est son essence. C'est pourquoi la joie qui demeure n'est pas affaire de mise en conserve, et la Vénus de Botticelli ne sera jamais une sardine à l'huile.

     

    Or Freud constate que cette argumentation, malgré sa consistance, laisse le poète et l'ami déprimé sur leur faim. Car le poète néo-romantique comme le mélancolique ont tendance à l'anorexie, disons à aimer la faim plus qu'une autre nourriture. En bon analyste, Freud poursuit donc son raisonnement : j'ai dit un truc vachement intelligent subtil et convaincant (comme d'hab). Or ces mecs n'en sont pas, des cons, la preuve ce sont mes amis. Also wo denn ist das Problem ?

    « Je déduisis de cet insuccès qu'un facteur affectif puissant intervenait pour troubler leur jugement. » Traduction : c'est pas qu'ils sont bourrins, c'est juste qu'ils sont un peu perturbés. Perturbés soit, mais par quoi diable, tonnerre de Faust ? (A suivre)

     

  • "A supposer que vienne un temps ..."

    Le poète ayant chanté sa déception, Freud argumente sa conception.

    « Deux motions psychiques différentes peuvent résulter, dit-il, de la plongée dans la caducité de toute beauté » (caducité Robert connaît mais dit c'est vieux et littéraire, devons-nous en déduire que tels sont les traducteurs?).

    Motion 1 : « Douloureux dégoût du monde de ce jeune poète. »

    Motion 2 : « Révolte contre la réalité affirmée des faits. Les splendeurs de la nature et de l'art, du monde extérieur et du monde de nos sensations », qu'un jour ça ne soit plus rien de rien ? C'est pas possible !

    Motion de synthèse : Mais si c'est possible, p'tit gars, « ce qui est douloureux peut aussi être vrai ». (Belle phrase non ?). Et Freud d'entamer le dialogue avec le poète, espérant par le miracle de la maïeutique et de la synthétique réunies lui faire concevoir une vie plus rose.

     

    « On connaît la fin du film, et c'est pas une happy end, tu dis ? D'accord, mais prends quand même ton ticket, cale-toi dans ton fauteuil et profite, sois bon public. Si tu lisais d'autres poètes que toi, par exemple Épicure » (ça il lui dit pas, c'est moi qui l'ajoute) « tu admettrais que dans la vraie vie, 'la limitation de la jouissance augmente le prix de celle-ci. S'il existe une fleur qui ne fleurit qu'une seule nuit, son efflorescence ne nous paraît pas moins magnifique' (et toc, moi aussi je suis poète. Oui je sais efflorescence ça craint, mais que veux-tu, mes traducteurs sont vieux et littéraires).»

    Mais comme il est par ailleurs vaguement psychologue, Freud devine que la vraie vie n'est pas l'argument adéquat pour son jeune ami poète et dépressif, dont le souci profond est l'art. L'art en général, mais surtout la caducité ou pas de son œuvre à lui dans sa magnifique efflorescence. C'est ainsi le créateur est narcissique, il reste un enfant, d'où la crucialité pour lui de la question de l'effet mère vous suivez ? (je dis crucialité si je veux, après caducité tout est permis). Bref arrive l'argument ad poetam depressivum :

     

    « A supposer que vienne un temps où les tableaux et les statues que nous admirons aujourd'hui se désagrègent, ou que vienne après nous une race d'hommes qui ne comprenne plus les œuvres de nos poètes (tu vois mon chou moi je t'ai compris) et de nos penseurs (suivez mon regard), voire une époque géologique dans laquelle tout ce qui vit sur terre soit sans voix, la valeur de toutes ces choses belles et parfaites est déterminée uniquement par sa signification pour notre vie sensible, elle n'a même pas besoin de durer plus que cette dernière et elle est de ce fait indépendante de la durée temporelle absolue. »

    L'apocalypse selon Sigmund : un mixte de Fahrenheit 451 et de la fin des dinosaures, sans compter le troublant rapprochement que nous pouvons faire avec des barbaries actuelles. Apocalypse à laquelle il oppose un seul espoir de salut, qui n'est pas sans évoquer une certaine quête A la recherche du temps perdu. (A suivre)