Freud s'est fait vieux malgré son cancer, ses soucis et l'accession au pouvoir du parti nazi. Il avait la vie chevillée au corps, cet homme. Mais Spinoza, Montaigne, Nietzsche, n'ont jamais eu 60 ans, ne sont jamais arrivés à l'âge où je suis aujourd'hui. « D'accord, mais quel rapport avec l'âge du capitaine ? Que viennent faire tous ces gens-là dans ta galère ? » ne manquera pas de dire le lecteur. Eh bien il se trouve qu'ils se sont installés dans mon quotidien, peu à peu, l'un après l'autre, à la faveur (est-ce le mot) du vieillissement et de la mise sur la touche pré-retraitesque.
Les périodes de flottement et de vague à l'âme ont tendance à catalyser chez moi comme chez bien d'autres je l'ai constaté, un regain d'intérêt pour les Essais. Je me demande si le titre n'y est pas pour quelque chose. Dans un moment où l'espoir de succès n'est pas le feeling dominant, on se découvre une sympathie spontanée pour ce mot d'essai, corollaire de l'appétence instinctive pour la chose (et encore je ne tiens pas compte ici du pourcentage de la population pratiquant le rugby). Un mot et une chose qui laissent plein d'ouvertures sans pour autant mettre trop de pression. L'entrée en vieillesse étant un passage délicat (frisant l'impasse soyons clairs), elle ne peut que me faire revenir une fois de plus à Montaigne. C'est logique.
Théorème humaniste : La vie, l'essayer, c'est l'adopter.
D'autant plus que pour une fois les choses sont égales par ailleurs : Montaigne s'est lancé dans l'écriture des Essais à la faveur de la cessation d'activités contraintes. Ou en tous cas de l'espoir de cessation. Parce que ses contemporains (du moins certains d'entre eux comme des rois de France putatifs ou pas) eurent encore besoin de lui pour différentes fonctions (du style maire de Bordeaux, négociateur en guerres de religion). Alors que mes contemporains à moi, ont-ils besoin de moi ? Curieusement : non.
(Cela dit j'ai été pressentie par une liste dans mon village lors des dernières élections municipales, mais j'ai décliné. L'offre, j'entends. Mais je dois avouer que si on me proposait la mairie de Bordeaux j'étudierais la question je crois. Par sympathie pour Montaigne. Quoi d'autre ?)
Bref Montaigne n'a jamais eu 60 ans, mais il a parlé de la vieillesse mieux que personne, sachant y voir et vivre la combinaison paradoxale d'urgence et de patience qui en fait tout le sel. A propos vous pouvez lire le bouquin Montaigne antistress de Noëlle Guidon-Mollex (c'est moi) éd de l'Opportun.
Théorème opportuniste : on n'est jamais mieux servi que par soi-même.
Scolie 1 : l'ennui c'est que je m'y mets tard.
Scolie 2 : euh non en fait je sais bien que le temps ne fait rien à l'affaire, le don de l'autopromotion on l'a ou on l'a pas.
Scolie 3 : ce qui le différencie de la bosse des math ou de l'aptitude à la philo.
Scolie 4 : vous savez quoi m'aurait fallu deux vies, une pour me servir l'autre pour savourer. Voilà c'est ça faudrait une deuxième vie.