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  • Contentement

    « L'espérance n'est rien d'autre qu'une joie inconstante née de l'image d'une chose future ou passée dont nous doutons de l'issue.

    La crainte, au contraire, une tristesse inconstante également née de l'image d'une chose douteuse.

    Si de ces affects le doute est supprimé, l'espérance devient sécurité et la crainte désespoir (…)

    Le contentement est une joie née de l'image d'une chose passée dont nous avons douté de l'issue. La déception est la tristesse qui s'oppose au contentement. »

    (Spinoza Éthique part.3 prop.18 scolie 2)

     

    On a un bon exemple avec ce scolie de la manière dont Spinoza construit son schéma géométrique. Il combine ici le binôme certitude/incertitude avec le binôme de base joie/tristesse pour aboutir aux deux premières définitions. Et il ajoute le paramètre du temps pour en tirer leurs suivantes, celles qu'on peut en déduire.

    Doute + joie = espérance

    Doute + tristesse = crainte

    Espérance douteuse – doute = espérance confirmée = sécurité

    Crainte douteuse – doute = crainte confirmée = désespoir

    Le contentement note le moment d'affectation par la sécurité, et la déception celui d'affectation par le désespoir.

     

    On dira pas besoin de Spinoza pour tout ça. Par exemple tout le monde a éprouvé que la situation où l'on espère quelque chose n'est pas un état paisible, nous inflige une tension.

    Et tout le monde aussi s'est trouvé d'une certaine manière soulagé lorsqu'une chose crainte s'est confirmée. « Au moins je sais à quoi m'en tenir » : autrement dit j'arrête de flotter.

    C'est vrai on sait tout ça. En fait j'ai l'impression qu'il se fait juste plaisir avec ce scolie, jubilant comme l'enfant qui construit son lego, son puzzle : « Voilà, c'est ça, vous voyez ça marche ».

     

  • Même si elle n'existe pas

    « L'homme, suite à l'image (ex imagine) d'une chose passée ou future, est affecté du même affect de joie et de tristesse que suite à l'image d'une chose présente. »

    (Spinoza Éthique part.3 prop.18)

     

    J'ai dit plus haut (Ils rêvent les yeux ouverts) que, des 59 propositions de la partie 3, j'en laisserai de côté autant que je pourrai. Mais je m'aperçois que ce n'est pas si facile, sous peine de faillir à la mission dont je me suis auto-chargée : lire dans la précision.

    Or tout ce passage sur la mise en place du mécanisme affectif, c'est comme le montage d'un meuble suédois en kit : vous ratez une étape et la bibliothèque reste bancale, voire s'effondre.

    Heureusement le texte de Spinoza est nettement plus accessible que le mode d'emploi du meuble en question ...

     

    Ainsi cette proposition 18 est aisément vérifiable dans notre expérience quotidienne. Le langage le dit bien : on se représente une chose, on la rend présente. Et cela même si elle n'existe pas ajoute Spinoza dans la démonstration.

    Autrement dit il arrive que l'image soit un fantasme, souvenir reconstruit (ou même inventé) d'une chose passée, projection dans le futur d'une chose désirée (ayant déjà eu lieu ou pas).

    Avec ce que le terme de fantasme suppose de rapport à l'inconscient.

    « L'hystérique souffre de réminiscences » dit pour sa part Freud (Études sur l'hystérie 1895, il reprend la formule dans d'autres textes)

     

    Spinoza ajoute (scolie 1) les affects qui naissent de semblables images des choses ne sont pas aussi constants (que si la chose est présente réellement).

    Inconstance, labilité, qui rendent possible la mise à distance.

    Et par là-même, si besoin est, une action thérapeutique sur d'éventuelles réminiscences traumatiques du passé, et sur les incertitudes toujours angoissantes devant l'avenir.

    Inconstance, labilité, qui sont aussi celles des images du rêve, hallucinations d'où l'on émerge chaque matin.

    Mais lorsque des images présentent la même constance que la réalité, on n'est plus dans la banale névrose, mais dans la psychose.

    On n'est plus dans le rêve « normal », mais dans la pathologie d'un cauchemar auquel on croit dur comme fer, pour son malheur et parfois celui des autres.

     

  • La fontaine au poisson rouge

    « Fontaine je ne boirai pas de ton eau » : j'ai repoussé plus haut (Et en même temps) les explorations buissonnières en marge de cette lecture que je tente de faire aussi serrée que possible.

    Mais le lien établi par Spinoza entre flottement d'âme affectif et doute intellectuel (scolie prop.17 note précédente) m'amène comme par la main à mentionner le livre fort intéressant de Bruno Patino La civilisation du poisson rouge (Grasset 2019).

     

    Patino y analyse comment le capitalisme numérique fait fortune sur le marché de l'attention.

    Sans sacrifier à l'anti-internet primaire (il l'a vu naître avec enthousiasme), il constate la déception de la promesse de démocratie numérique, que sa diffusion planétaire, dans tous les domaines de la vie et de la culture, avait un temps permis d'espérer.

    Il souligne cette déception dans son propre domaine, le journalisme. Naguère agent de diffusion d'informations sourcées et vérifiées, support et initiateur de débats sociétaux et politiques éclairés, le journalisme court à présent après le mode pulsionnel de communication prévalent dans les réseaux dits sociaux.

    Ils le sont en un sens, puisqu'ils tissent du lien social. Sauf que les liens par lesquels ils nous lient sont de moins en moins des liens qui libèrent.

    À quoi cela est-il dû ? Au choix des firmes d'un mode de fonctionnement radicalement mercantile, conçu sur le mode capitalistique de la prise de parts de marché.

    En l'occurrence, la mine d'or du nouvel âge capitalistique gafaïen est la captation de l'attention, du temps.

    Bref le rapport avec le flottement d'âme ?

     

    Les infos & données que nous rencontrons sur internet nous affectent tantôt de joie/activité, tantôt de tristesse/passivité. Tout le problème est que nous ne choisissons pas, et de moins en moins. Nous sommes, via les outils algorithmiques des gafa, ballottés continuellement des unes aux autres.

    Car ces entreprises ont intérêt à nous enfermer dans un doute incessant (pas le questionnement actif de la science ou de la philosophie, mais bien l'assignation à la passivité de l'inadéquation). Ça leur est facile dans un système qui a fait sienne la question cynique d'Ubu « le mauvais droit ne vaut-il pas le bon ? »

     

    Intérêt des gafa à nous « endouter » ? Créer l'addiction : on va chercher fébrilement toujours plus d'infos pour échapper au malaise du flottement, multipliant clics pulsionnels et donc gains gafaïens.

    Provoquer une « fatigue décisionnelle » (source d'apathie et d'aboulie), dont nous dispenseront les algorithmes, qui l'ont d'abord provoquée (schéma connu du pompier pyromane).

    Et comment ne pas voir le profit politique que peut tirer de ce flottement le populisme, où le chef est par excellence celui qui sait et décide ?

    Patino conclut cependant : tout n'est pas perdu on peut redresser la barre. Oui, par exemple en lisant Spinoza (je dis ça je dis rien).