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  • Etoiles filantes (7/7)

    La quatrième étoile, ce fut la plus limpide, la plus fine, la plus précieuse. Elle traversa le ciel d'un éclat bleuté, énigmatique. Elle avait l'air de poser une question. Laquelle ? Ça, mystère … Mais quelle importance, au fond ?

    La vieille Madeleine ferme les yeux.

    Elle perçoit tout à coup, présente, immédiate, chaque sensation de la lointaine nuit du lointain été.

    Les yeux fermés, s'y abandonne avec délice : la tiédeur, sous ses jambes nues, de la pierre où elle était assise ; l'odeur de thym et d'immortelle qu'exhalait la garrigue, rendant à la nuit les senteurs infusées tout le jour dans la fournaise du plein été ; les cris d'admiration de ses frères quand l'étoile avait jailli ; la vibration qu'elle avait ressentie dans sa paume ouverte.

    Comme si elle avait touché, oui, touché la lumière.

    Mais quel vœu lui avait-elle donc confié, à cette dernière étoile filante ?

     

    Quelle importance à présent, il faut laisser tout cela, elle est trop loin, la petite fille et ses nattes nouées de bleu dans la nuit de juillet.

    La vieille Madeleine bâille, elle est si fatiguée, allons, il faut aller se coucher, il est tard. Elle se lève lentement de son fauteuil. Ah, il faut encore mettre le pare-feu devant les dernières braises qui finissent de rougeoyer, c'est plus prudent.

    Elle se penche, la main sur ses reins endoloris, et alors dans le feu une voix se met à chuchoter tout près de son oreille. On dirait une voix de petite fille.

    « Mais si, rappelle-toi, voyons, tu n'es pas encore gâteuse quand même ! Ce que j'ai demandé, ce que tu as demandé à la quatrième étoile, c'est …

    ... oui ça me revient : je veux me rappeler exactement les sons, les images, les odeurs de ce moment, et retrouver ta beauté, belle étoile, au moment où il faudra …

    ... au moment où il faudra, comme ma grand mère, partir loin … Mais s'il te plaît …

    ... s'il te plaît, je ne veux pas partir dans le noir. J'ai trop peur du noir. Tu reviendras, étoile ? Tu viendras éclairer mon chemin ? »

    La vieille Madeleine sait maintenant qu'elle a eu raison de faire confiance aux étoiles filantes. Elle sait, aussi, que la petite fille aux tresses nouées de bleu ne l'a jamais quittée.

     

    Alors devant la cheminée où les dernières braises s'évanouissent, Madeleine laisse son vieux corps fatigué s'abandonner, doucement.

    Doucement, elle laisse ses yeux se fermer, avec pour toute consolation face à la nuit la clarté enfuie d'une étoile filante.

     

  • Etoiles filantes (6/7)

    La troisième étoile filante laissa dans le ciel d'été une traînée d'un blanc argenté qui brillait comme du givre.

    Et Madeleine qui n'était pas frileuse en ce temps-là fit le vœu d'aller en voyage au Pôle Nord. Là-bas où, au milieu des glaces éternelles, les Esquimaux chassent l'ours blanc et découpent la peau des phoques.

    La vieille Madeleine, tendant ses mains vers le feu de bois, hoche la tête en souriant. Non, elle n'est jamais allée au Pôle Nord. Le plus au Nord où elle soit allée dans sa vie, c'est à Amsterdam avec Léon, pour fêter un anniversaire de mariage.

    Il pleuvait et il faisait froid, ça tombait mal : ils avaient dû se replier au musée au lieu de flâner le long des canaux. Ah mais non, ça n'était pas mal tombé. Elle se souvient de la somptuosité des fleurs, des étoffes, de la présence si proche des visages sur la toile, de leur évidence.

    Et pourtant c'étaient des choses perdues, des gens morts depuis si longtemps.

    Elle se souvient, surtout, du tableau qu'elle préféra, ce jour de pluie au musée : La Ronde de nuit. Longtemps, elle était restée devant la petite fille blonde qui courait, une enfant de lumière qui arrivait jusqu'à elle depuis le fond noir du grand tableau, depuis la nuit du temps où dormait à jamais le grand Rembrandt.

     

    Non, elle n'est pas allée au Pôle Nord, mais bon : elle a vu tant de documentaires à la télé, qu'elle a l'impression d'avoir fait plusieurs séjours sur la banquise et dormi dans des igloos enfumés tandis que le blizzard transperçait la nuit polaire. Oui, au fond, Madeleine ne peut pas dire que la troisième étoile filante n'a pas exaucé son vœu.

    C'est autrement qu'elle l'avait imaginé, c'est tout.

    À vue d'étoile de toutes façons, le Pôle Nord et la latitude, nettement plus méridionale, où était posé son poste de télé dans sa maison devaient se confondre.

    Exactement comme à vue d'étoile, elles nichaient peut être dans le même endroit du temps, la petite fille de lumière qui traversait le tableau comme une étoile filante, et elle la vieille Madeleine immobile à côté de son feu.

    Peut être aussi dans le même endroit du temps, vue de l'étoile, le grand Rembrandt son pinceau à la main.

     

  • Etoiles filantes (5/7)

    La deuxième étoile filante, ce fut un trait qui avait la clarté de l'or : un collier d'or très fin qui brilla un instant sur la robe bleu-marine de la nuit.

    Et Madeleine qui était coquette en ce temps-là fit le vœu d'avoir elle aussi un beau collier d'or pour mettre avec sa robe à volants.

     

    Seulement le lendemain, c'est une robe sans volants qu'on lui passa pour aller au cimetière. En fait ce n'est pas qu'elle était partie si loin, sa grand mère : elle était seulement enfermée dans un « cercueil ». C'était pas loin, mais c'était bien fermé. C'était pour ça qu'elle ne reviendrait jamais.

    Il y eut des tas de discours et de prières, c'était ennuyeux.

     

    Madeleine passait le temps en regardant la chaîne que portait sa mère et à laquelle était accrochée une pierre transparente. Mais pour le collier de son vœu, elle eut beau attendre les jours suivants, les semaines suivantes, rien.

     

    Madeleine fut bien déçue, et puis elle oublia.

    Mais plusieurs années après, le jour de ses dix-sept ans, sa mère en l'embrassant lui tendit un petit écrin. Quand elle l'ouvrit, Madeleine eut l'impression d'avoir déjà vu ce fin collier d'or qui reposait sur le velours bleu-marine ... Ah mais oui, c'était bien cela !

    La deuxième étoile filante avait exaucé son deuxième vœu.

     

    Cela avait pris un peu de temps, c'est vrai. Mais après tout, les étoiles filantes, malgré leurs airs pressés, comptent probablement plutôt en années-lumière qu'en dixièmes de secondes. Madeleine aurait aussi bien pu recevoir le collier pour son cinq-millième anniversaire !