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  • (2/12) L'air de rien

    « La théorie c'est quand on sait tout et que rien ne fonctionne. La pratique c'est quand tout fonctionne et que personne ne sait pourquoi. Ici nous avons réuni théorie et pratique : rien ne fonctionne et personne ne sait pourquoi. » Albert Einstein.

    (où et quand il a dit ça je sais pas j'ai trouvé sur internet à propos de rien - du mot rien je veux dire)

     

    Je sais une chose que je ne sais rien, disait Socrate d'après Platon (qui lui était sûr de savoir quelque chose) (pardon, mais dire du mal de Platon j'y résiste rarement, c'est un des grands plaisirs de ma vie).

     

    En tout cas Woody Allen conclut Whatever works (2009), du moment que ça marche ...

     

    Rien est un mot subtil, d'une subtilité parallèle au fameux je ne me nomme pas d'Ulysse au cyclope Polyphème. Je ne dis pas mon nom, ou bien je n'ai pas de nom, je (ne) suis personne : comment décider entre les deux ?

    Le mot rien en soi, tel qu'il est fait, dans sa matérialité même, en tant que signifiant, est un mot aussi astucieux qu'Ulysse aux mille ressources.

     

    Rien vient du mot latin res = une chose.

    En fait plus exactement il vient de rem, puisque la forme de beaucoup de nos mots vient de l'accusatif latin. Au fil du temps, et de l'emploi par tant de locuteurs en tant de circonstances variées, des six cas du latin classique n'en sont restés que deux, le nominatif cas du sujet, et l'accusatif cas du COD.

    Ce dernier a été très vite le plus présent quantitativement dans le discours, vu qu'il était utilisé pour tout ce qui n'était pas sujet, pour les compléments en tout genre.

    Car une langue, ce sont des gens qui parlent. Et la plupart n'ont pas envie de se compliquer la vie quand ils parlent (ni en général).

    « Oui bon là faudrait un génitif, un datif, un ablatif, mais bon on s'en fout, whatever works, du moment qu'on se comprend. » Et va pour l'accusatif. C'est ainsi que les langues se simplifient.

     

    Donc chose, rem, rien.

    Ainsi rien dit toute chose. Toute chose qui se présente, comme elle se présente, quand elle se présente.

    Rien, en soi, en tant que signifiant, ce n'est donc pas rien du tout, mais plutôt rien de spécial, rien de précis.

    « Je me rappelle avoir marché des journées entières sur les chemins en me félicitant d'être heureux de rien. Je n'étais pas heureux de rien, je savourais la légèreté. »

    (Amélie Nothomb Soif)

     

    Rien ne fonctionne et personne ne sait pourquoi. Rien ne fonctionne, mais y a quand même quelque chose, là, qui se passe, comme ça peut. Ça s'appelle la vie.

    Personne ne sait pourquoi, du coup tout le monde continue à chercher.

    Ça aussi ça s'appelle la vie.

     

  • (1/12) Sans ordre et sans propos

    « Dernièrement que je me retirai chez moi, délibéré autant que je pourrai, ne me mêler d'autre chose que de passer en repos et à part ce peu qui me reste de vie,

    il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de laisser en pleine oisiveté, s'entretenir soi-même, et s'arrêter et rasseoir en soi (...)

    Mais je trouve que, au rebours, faisant le cheval échappé, il (…) m'enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre et sans propos,

    que pour en contempler à mon aise l'ineptie et l'étrangeté, j'ai commencé de les mettre en rôle, espérant avec le temps lui en faire honte à lui-même. »

    (Montaigne Essais I,8 De l'oisiveté)

     

    Comme si, par un tour de passe passe temporel, il avait lu les mots fameux de Pascal (on sait que Pascal, lui, l'a lu de très près), Montaigne décide de demeurer en repos en une chambre.

    En l'occurrence la tour à côté du corps du château, son domaine réservé pour lire, écrire, recevoir ses happy few (consignes strictes à la maisonnée pour écarter les importuns).

    Retrait intermittent, à géométrie variable. Au fil des vingt ans d'écriture des Essais, il continue sa vie publique, en pointillés. Son long voyage en Europe fait césure dans la vie comme dans l'œuvre (cf III,9 De la vanité). Et puis, même dans les périodes où il ne quitte pas Montaigne, rares sont les jours où il ne s'accorde pas virée à cheval ou partie de chasse.

    Bref, pour faire un rapprochement qui te parlera lecteur-trice, il décide de se donner les avantages d'un confinement sans les inconvénients.

    Du temps devant soi et rien qu'à soi sans pression, rassis en soi, pour organiser sa réflexion, méditer : super, non ?

     

    Mais voilà, tout Montaigne qu'on soit, ce n'est pas comme ça que ça marche. L'esprit cavale à sa guise, plus difficile à mener qu'un étalon fougueux. Que faire ?

    Discipliner sa pensée, lui tracer des chemins où elle renâclera ? Plutôt lui laisser la bride sur le cou, la laisser aller à sa guise.

    Avec un objectif, un seul : la mettre en rôle. En tenir registre.

    Décision humble et audacieuse qui est le coup de génie créateur des Essais.

     

    Toutes choses égales par ailleurs, je m'en vais enrôler aussi. Et pareil sans ordre et sans propos.

    Quoique : le besoin de tenir des propos, et en outre plutôt en ordre, je crains que ce ne soit dans mon caractère (on choisit pas, hein). J'espère juste trouver là une piste d'écriture divertissante.

    Divertissante au sens pascalien faut-il le préciser, hélas pour toi lectrice-teur. (Et pour moi donc).

     

  • (14/14) Irrésolu(e)

    « La sottise et dérèglement de sens n'est pas chose guérissable par un trait d'avertissement (…) Nous devons ce soin aux nôtres, et cette assiduité de correction et d'instruction ; mais d'aller prêcher le premier passant et régenter l'ignorance ou l'ineptie du premier rencontré, c'est un usage auquel je veux grand mal. »

    (Montaigne Essais III,8 De l'art de conférer)

     

    Montaigne répète souvent cette idée qu'on ne peut finalement enseigner que soi-même (et encore), qu'il est vain de tenter de le faire auprès des autres.

    Surtout en adoptant un mode sermonneur ou doctoral.

    « Le parler que j'aime, c'est un parler simple et naïf, non pédantesque (doctoral), non fratesque (style sermon d'un frère prêcheur), non pleideresque (style effets de manche d'un avocat), mais plutôt soldatesque (style brièveté efficace d'un ordre militaire). »

    (Essais I,26 De l'institution des enfants)

     

    Ce mode n'est jamais le sien certes, mais cela n'empêche pas le suffisant lecteur (cf 12/14) de se demander si au fond on ne pourrait pas voir le livre tout entier des Essais comme une grande prétérition, courant de chapitre en chapitre. Je la formule ainsi :

    « Ce n'est pas la leçon d'autrui c'est la mienne » (De l'exercitation II,6) dit-il.

    Oui, d'accord, mais il se trouve quand même que c'est à nous lecteurs que ce discours s'adresse.

     

    Cela étant, pourquoi est-ce peine perdue d'essayer de guérir la sottise et dérèglement de sens ? Parce que, comme dit Maxime Rovère (Que faire des cons ? pour ne pas en rester un soi-même Flammarion 2019), il est de la nature du con de s'obstiner. Plus on essaie de le raisonner, plus il s'obstine.

    Version Montaigne

    « L'obstination et ardeur d'opinion est la plus sûre preuve de bêtise. Est-il rien certain, résolu, dédaigneux, contemplatif, grave, sérieux, comme l'âne ? »

    (âne ou cheval, Montaigne a choisi – ce qui est peut être un peu injuste pour l'âne, mais c'est pas le sujet).

     

    L'ennui pour l'ensemble de la société, c'est que ces cons, du fait même qu'ils ne doutent pas d'eux, sont plus convaincants que les non-cons auprès de ceux qu'il faudrait convaincre, c'est à dire les autres cons. Vous suivez ?

     

    « C'est aux plus mal habiles de regarder les autres hommes par-dessus l'épaule, s'en retournant toujours du combat pleins de gloire et d'allégresse. Et le plus souvent encore cette outrecuidance de langage et gaieté de visage leur donne gagné à l'endroit de l'assistance, qui est communément faible et incapable de bien juger et discerner les vrais avantages. »

     

    Conclusion ? De tout ceci j'essaie pour ma part de me consoler en savourant, encore et encore, les mots de Monsieur des Essais, à l'exact l'inverse de cet âne résolu :

     

    «Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m'essaierai pas, je me résoudrai. Mais elle est toujours en apprentissage et en épreuve. »

    (Essais III,2 Du repentir)