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  • Ratez votre CV (sans V)

    William prépare son dossier.

    Il est particulièrement content de la lettre qu'il a finalisée afin de témoigner de son implication.

     

    Il n'y laisse pas ignorer son extrême intérêt pour l'entreprise, dont il est prêt à épouser corps et âme les us et coutumes. Il s'y incorporera dans l'esprit le plus corporate qui soit.

    Laissant parler les élans de son cœur, il n'hésite pas à confesser le plaisir extatique qu'il aurait à intégrer l'équipe.

     

    C'est bien simple, ses yeux se dessillent : où était le sens de son existence jusqu'à ce qu'il ait l'opportunité de poser sa candidature au poste proposé ?

    À présent il le sait, son regard se fait lucide sur le destin qui le guidait à son insu.

    C'est à ce moment, à ce lieu, à ce poste que conduisait chaque étape du parcours accompli jusqu'ici, à ce poste que le préparait chacune de ses compétences acquises, chacune de ses expériences menées à bien.

    C'est cela. Son parcours ses compétences ses expériences.

    En fait, comment dire. Son parcours n'est pas ... Ses compétences pas non plus …

    Et pour ses expériences, disons menées pas toujours …

     

    Ah lala mais qu'est-ce qu'il peut dégoter à mettre sur cette fichue fiche ?

    Bon, le nom, l'adresse, la date de naissance, pas de souci. C'est déjà ça.

    Parce qu'il y en a, selon leur nom ou leur adresse, quelle que soit la qualité de leur parcours, dans tout secrétariat de DRH qui se respecte, leur dossier de candidature atterrira aussi sec sur la pile promise à la lettre-type dilatoire.

    Au mieux. Le plus probable est destination corbeille direct.

     

    D'ailleurs, pourquoi se le cacher, c'est un truc qui tombe pas forcément mal pour lui ... Ça élimine un peu de concurrence ...

    Oui c'est triste, oui c'est injuste, mais bon c'est comme ça, les gars ! On n'est pas là pour refaire le monde.

    Chacun sa merde pour le dire en clair.

     

    Justement la sienne de merde là maintenant, c'est qu'il ne discerne toujours pas grand chose à noter en guise de déroulé de carrière. Rien qui puisse appâter le DRH (malgré ses dents longues haha) (au moins il perd pas son sens de l'humour c'est déjà ça).

    Rien du tout, en fait.

     

    Alors, comme la semaine dernière, comme la prochaine sans doute, William prend son brouillon de dossier, le chiffonne et le balance dans la corbeille à papiers.

     

  • Toute honte Ubu (sans U)

    Pas facile de comprendre, de percer le mécanisme pervers.

    Comment ce sale type grimé en clown est-il arrivé à prendre tant d'ascendant, à captiver tant de gens, dont certains ne semblaient a priori ni bêtes ni méchants ?

    Est-ce le clown, est-ce le sale type dont ils sont les béats aliénés ?

     

    Si c'est le clown, c'est triste. Ils n'ont pas grand discernement, ils ignorent le rire dans sa finesse : ce type fait le clown, certes, mais de façon si piètre. Il fait rire parfois, c'est vrai, mais involontairement.

    On ne rit pas avec, mais de ce sale type.

    Le rire dont est saisi n'est certes pas un rire libératoire, capable d'alléger, un rire vivant riant à la vie. Il est à l'inverse : pesant, mêlé de choses amères. Rire comme se venger. Disons compenser.

    Catharsis de la pire tristesse : se sentir atteint, contaminé par son indigence d'esprit, et, chose grave bien davantage, contaminé par son indigence de sentiment.

     

    Car si l'admiration concerne le sale type, alors c'est terriblement déprimant. L'admiration amène l'identification, le désir de se reconnaître dans telle l'image.

    Et à force d'idolâtrer son image de sale type, après, en miroir, ils se voient et s'aiment en sales types, semblables à cet homme.

     

    Homme ? Personne serait le mot approprié, conformément à l'étymologie. Il n'est qu'un rôle.

    Cela ramène au clown ? Non, car en fait, le personnage de clown est porté par la sincérité. Genre la Massina dans La Strada.

    Mais je m'éloigne de mon propos ? Va savoir.

     

    Bref je n'ai pas fini de m'interroger, de chercher l'origine, l'explication de l'incroyable allégeance à la bêtise et à la méchanceté dont il a été l'occasion.

    La chose certaine : de tels pervers ne connaissent pas la honte.

    Ils sont vaccinés, pire, ils semblent posséder contre elle des anticorps innés. Je parle de la honte à considérer comme positive, disons le respect de soi.

    Et, par là, respect de l'homme en vis à vis, présentant son visage.

     

    Ce type est incapable de honte, car le visage de l'homme en face il ne sait pas le voir.

     

  • Une séance au Pathé (sans T)

    Vu la longueur du film, voilà je le savais : j'ai besoin d'aller faire pipi.

    Ça m'énerve, il y a un suspense d'enfer, mais bon la vessie commande j'y peux rien. Je dis à Mimi je vais faire pipi, elle grommelle sans cesser de fixer l'écran, je la comprends.

    J'espère quand même qu'elle me fera un résumé de ce qui va m'échapper.

     

    Je me faufile dans la rangée avec force pardon madame pardon monsieur désolée, je râle en moi-même : fichue soumission aux besoins du corps qui nous ramène au réel animal.

    À quoi je me réponds ne méprise pas la face animale de la manière humaine, pour le dire avec Spinoza (oui même vessie pleine je ne peux m'empêcher de philosopher).

     

    Bref pour ne pas perdre le fil du scénario, comprendre un minimum quand je reprendrai ma place, je me dépêche. Puis, accomplie la mission d'honorer mon réel animal, je regagne la salle fissa.

    Mais quand j'arrive, le choc : plus personne, plus une seule place occupée.

     

    Sur l'écran le film n'a pas cessé de se dérouler, sauf qu'il n'y a plus personne pour le regarder. Que moi. Qui d'ailleurs ne le regarde plus.

    Le film qui se joue dans la salle, avec moi pour personnage principal (ou dois-je dire unique ? ...) m'accroche désormais bien davantage.

    Un suspense aussi réel que les besoins du corps, un suspense qui commence à me donner des sueurs froides.

     

    J'éprouve une impression bizarre. D'un coup je me vois marcher de plain pied dans un espace flou, indéfinissable (unheimlich selon l'expression de Freud, me dis-je) (oui même en pleine crise d'angoisse je ne peux m'empêcher d'analyser).

    J'essaie de crier, d'appeler Mimi, je n'y arrive pas. Le son se bloque dans ma gorge, je manque d'air. J'ai peur.

    Je suis perdue dans une dimension inconnue, jusqu'alors insoupçonnée, où quelque chose (quelqu'un ?) m'a balancée sans crier gare.

     

    Je vois bien les mêmes sièges, au même velours rouge un peu râpé, les rangées disposées en larges demi-cercles, je vois encore briller sur chaque bord de l'écran les lumières des issues de secours.

    Issues. Voilà.

    Aller dehors, m'échapper.

    Oui mais si jamais dehors il se passe la même chose ? Je ne peux imaginer survivre seule dans un monde vidé de mes semblables.

     

    Ou alors pire : si jamais dehors il y a … quelqu'un ? …

    Quelque chose ? ...