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  • Dites oui ou non (4)

    La suite du texte (Matthieu 5, 21-37) commente trois commandements du Décalogue (Deutéronome 5, 1-22) : à propos du meurtre, de l'adultère et du faux serment.

    Pourquoi ceux-là ? Dans la logique du Deutéronome, ils constituent le volet de la loi qui se joue entre humains seuls, après le volet consacré à la relation à Dieu (rejet de l'idolâtrie et du sacrilège, rite du sabbat).

    Entre les deux, le texte place le commandement d'honorer ses parents. Comme un pont entre les deux domaines peut être : du lien au dieu père découle le lien des enfants entre eux ? (Le fameux truc raté par Caïn cf Genèse 4).

    Le fait que Jésus privilégie le volet humain ne nous étonnera pas, c'est cohérent avec ce qui précède, et l'affirmation essentielle qu'accomplir la loi divine se joue dans la justesse et la justice des relations entre humains. Voir dans ma série précédente sur les Béatitudes, la référence au « jugement dernier » (7/9 Comme un fils d'homme 29-12-22).

    Ici, dans chacun des commandements, il va abonder (cf 3), en rajouter.

     

    « Tu ne commettras pas de meurtre » ça c'est la base, mais en plus « quiconque se met en colère contre son frère en répondra au tribunal ». Exagération bien sûr, mais qui est là pour attirer l'attention sur l'engrenage de la violence jusqu'à son effet ultime.

     

    « Tu ne commettras pas d'adultère », donc pour cela rester maître du membre concerné directement dans l'affaire. Mais en plus « si ton œil droit entraîne ta chute, arrache-le (…) si ta main droite entraîne ta chute, coupe-la. »

    Prescriptions abruptes (symboliques évidemment, mais il s'agit de frapper les esprits – les esprits et rien d'autre) qui ont pour but de replacer l'adultère dans son contexte de jalousie (on louche sur la femme/le mari du voisin), et de désir d'appropriation (on veut mettre la main sur cette femme/ce mari).

    Cependant (ça va sans dire mais mieux en le disant) remarquons que c'est à la personne concernée elle-même de gérer le dérèglement de son désir. Nul appel ici à une prétendue loi et à une police des mœurs aux mœurs barbares plus que policées.

     

    « Tu ne te parjureras pas, mais tu t'acquitteras envers le Seigneur de tes serments » : oui, si vraiment tu tiens à faire des serments.

    Mais tu sais, les serments, c'est toi qui en as besoin pour te rassurer dans ton essentielle fragilité d'être humain, tu cherches un « Tout Puissant » qui se porte garant pour toi. Comme dit sans ambages quelqu'un de ma connaissance :

    « Ils posèrent que les Dieux destinent tout à l'usage des hommes, pour s'attacher les hommes et être tenus par eux dans le plus grand honneur ; d'où vint qu'ils excogitèrent, chacun selon son tempérament, diverses manières d'honorer Dieu, pour que Dieu les chérît plus que les autres et destinât la nature tout entière à l'usage de leur aveugle cupidité et de leur insatiable avarice. »*

    Bon la fin c'est peut être un peu sévère comme vision des choses (quoique ?).

    En tous cas « moi je vous dis de ne pas jurer du tout, ni par le ciel (…) ni par la terre ni par Jérusalem (...)  Ne jure pas non plus par ta tête, car tu ne peux en rendre un seul cheveu blanc ou noir. Quand vous parlez dites ''Oui'' ou ''Non'' : tout le reste vient du Malin ».

    Quand vous parlez : entre vous les humains. Alors que jurer par ci ou par ça, qui sait si ce n'est pas une habile façon, face à la demande d'autrui, d'éluder la netteté d'une réponse en oui ou non ? Autrement dit de fuir sa responsabilité éthique à l'égard de son vis à vis humain ?

     

    *Spinoza. Éthique (Appendice de la première partie)

     

  • Accomplir (3)

    « N'allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais accomplir. (…) Car je vous le dis : si votre justice ne dépasse pas celle des scribes et des pharisiens, non, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. »

    (Matthieu 5, 17 et 20)

    La loi et les prophètes sont les textes de référence de la religion, portant en filigrane, à nouveau, les figures de Moïse et des grands prophètes d'Israël, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, Osée.

    Moïse pose les cadres de l'alliance entre Dieu et le peuple. Les prophètes les rappellent chaque fois que c'est nécessaire. Lorsque le peuple se montre infidèle à cette alliance, incapable d'en assumer les exigences. Lorsque le peuple est menacé, le rappel est alors celui de la fidélité de Dieu à sa propre promesse.

    Jésus s'inscrit donc dans un judaïsme classique.

    Cela étant, deux termes dans ces phrases correspondent à la lecture « à nouveau » qui est l'objet de ce discours sur la montagne (cf 1).

    Accomplir est un mot fort. Il s'agit d'aller jusqu'au bout de la loi, de la vivre de façon parfaite. « Vous donc vous serez parfaits comme votre père céleste est parfait » précise Jésus un peu plus loin (Mtt. 5, 48) dans le passage sur l'amour des ennemis, dont j'ai parlé à propos de la béatitude de la miséricorde (cf Béatitudes 3/9 23-12-22).

    Du même esprit relève l'expression « Si votre justice ne dépasse pas celle des scribes et pharisiens. »

    Les scribes veillaient à la précision des termes de la loi. Les pharisiens revendiquaient son application stricte. Les uns et les autres pratiquaient donc une forme d'intégrisme (sans y mettre nécessairement une connotation péjorative). On pourrait leur prêter une devise du genre : rien que la loi, toute la loi.

    Jésus d'une certaine manière les prend au mot. Rien que la loi toute la loi OK, du coup allons directement à l'essence de la loi : la justice. À quoi sert la loi, si ce n'est à s'ajuster au « royaume des cieux », aux propositions célestes de bonheur sur terre (détaillées dans le texte inaugural de l'enseignement sur la montagne comme on l'a vu dans la série précédente) ?

    Et pour cela il ne suffit pas de rites et d'actes cadrés dans telles et telles limites, il s'agit de sortir du cadre, de le dépasser.

    Bref d'y aller à fond, de « tout donner » comme on dit pour une course par exemple. La traduction d'André Chouraqui* le rend bien : « Si votre justice n'abonde pas plus que celle des sopherim et des péroushim, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. »

     

    *Desclée de Brouwer 1989 (je l'ai déjà mentionnée à propos des Béatitudes). 

     

     

     

     

     

  • Elle brille pour tous (2)

    «Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une hauteur ne peut être cachée. Quand on allume une lampe, ce n'est pas pour la mettre sous le boisseau mais sur son support, et elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. De même, que votre lumière brille aux yeux des hommes, pour qu'en voyant vos bonnes actions ils rendent gloire à votre père qui est aux cieux. »

    (Matthieu 5, 14-15)

    Un texte simple, clair, pour ne pas dire lumineux … Quoique. De l'apparente évidence, très vite des questions surgissent. Qui est ce « vous » à qui ce discours s'adresse ? Qui sont « ceux qui sont dans la maison » ? Et quelle maison ?

    D'un point de vue intérieur au récit (dit diégétique) c'est le personnage nommé Jésus qui s'adresse par ce « vous » aux personnages nommés disciples, ces gens qui l'ont suivi sur la montagne, et l'écoutent. Mais ce « vous », d'un point de vue dit métadiégétique (qui consiste en une sorte de zoom arrière, replaçant le récit dans la situation globale de communication), est aussi celui que l'auteur du texte adresse à ses lecteurs.

    Le texte de Matthieu est écrit pour les premières communautés chrétiennes. Du coup la « maison » peut désigner ces communautés. De manière directe, c'est probable. Mais le texte incite aussi à identifier cette maison au monde entier, à la terre qui est le lieu de vie de la « famille humaine ». Une idée qui a entraîné, pour le meilleur et le pire, le prosélytisme de cette nouvelle religion. Et aussi sa volonté de se démarquer plus ou moins élégamment de sa « maison-mère », le judaïsme.

    Pourtant on peut supposer que lorsque Jésus de Nazareth parle ici de lumière, son propos est simplement d'évoquer des textes bien connus par les gens qui l'écoutent, en y mettant son propre éclairage, pour les faire entendre à nouveau.

    Ainsi (puisque ce passage suit directement les béatitudes) le lien lumière-bonheur :

    « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière. Sur ceux qui habitaient le pays de l'ombre, une lumière a resplendi. Tu as fait abonder leur allégresse, tu as fait grandir leur joie. » (Livre d'Isaïe chap 9, 1-2)

    Ou le lien lumière- éthique (en voyant vos bonnes actions) :

    « Les préceptes du seigneur sont droits, ils réjouissent le cœur ; le commandement du seigneur est lumineux, il illumine les yeux. » (Psaume 18, v.9) (trad Lalou et Calame)

    Et surtout il me semble que ce texte peut être compris de façon encore plus simple, en laissant de côté les questions inutiles de boutiques religieuses.

    Tous les habitants de la maison-monde sont invités à se faire lumière, à s'éclairer mutuellement. Pourquoi ?

    « Pour qu'en voyant vos bonnes actions ils rendent gloire au père des cieux. »

    Remarquons que le mot gloire appartient lui aussi au champ sémantique de la lumière. Rendre gloire au père des cieux peut s'interpréter alors comme faire briller sur terre une lumière de caractère « céleste ».

    Comment ? Par des actions bonnes, un bon agir qui fait du bien. Conforme à la miséricorde, la douceur, la paix, bref ces qualités « matricielles » qui, pour les auteurs de ces textes, caractérisent leur dieu. Un dieu qui n'est pas vu comme un maître, un seigneur au pouvoir et vouloir absolus, mais un parent absolument aimant*.

     

    *Cf le n°3/9 de ma série précédente sur les béatitudes.