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Blog - Page 459

  • Humanité de la peur

    Considérations actuelles sur la guerre et la mort est un petit essai écrit par Freud en 1915. Actuelles étaient ses considérations dans la guerre d'alors, et les guerres en cours s'emploient avec beaucoup de succès à en maintenir l'actualité. Cause de ces considérations : la guerre surprend toujours les gens intelligents. On a beau en savoir un brin sur les limites de l'humanité, on se retrouve con. Comme d'autres penseurs, artistes, scientifiques de l'époque, Freud voyait en effet la possibilité de la guerre, mais ne pouvait pas y croire.

     

    Parmi les grands livres consacrés à la guerre de 14 par ceux qui l'ont subie, il en est un qui fait bien ressentir ce côté insensé de la guerre. Il s'agit de La Peur (1930) où Gabriel Chevallier rend compte de son expérience de Poilu.

    Lucidité sur les enjeux sociaux (vieux de l'élite nantie envoyant à la mort jeunes du « peuple »), les délires d'un nationalisme fétichiste et paranoïaque, l'instrumentalisation politique et religieuse poussant des gens ci-devant civilisés à réactiver l'archaïsme du sacrifice ou du meurtre rituel. La grande force du livre tient à ce que cette réflexion repose sur la place faite au corps, sa légitimité à prendre la parole pour dire sa faim, sa misère, sa peur.

     

    Le livre fait saisir comment la surdité à l'égard du corps, le déni ou le mépris de son expression signent un déficit d'humanité. Comment le corps, l'animal, est en fin de compte à travers ses réactions viscérales le garant le plus sûr et même, paradoxalement, le garant le plus rationnel d'humanité. Le corps est notre garde-fou, le corps est véritablement moral, car c'est en lui seul que la vie a lieu, et non dans l'abstraction de grands idéaux, fussent-ils sincèrement « bons » (et il est rare qu'ils le soient). Le titre en forme de provocation le dit bien : la noblesse des hommes en temps de guerre n'est pas dans l'irresponsabilité délirante de la prétendue « bravoure » qui n'est en réalité que pulsion meurtrière et suicidaire. Un homme (ein Mensch), un vrai, se reconnaît à ce qu'il assume de laisser son corps proclamer sa peur du mal du malheur et de la mort.

     

    L'humanité est là, dans la difficulté à comprendre comment on peut être assez fou pour aller chercher la mort, qui n'est pourtant pas du style à se faire prier. Dans la difficulté à comprendre comment on peut mourir autrement qu'à son corps défendant, comment on peut ne pas tenir à la vie, cesser de faire corps avec sa vie à soi. Et du même mouvement mépriser la vie de l'autre qui est, comme soi, corps animé du seul souffle de la seule vie.

    Oui la guerre surprend les gens intelligents, les gens de simple bon sens qui veulent répondre présents aux perceptions et sensations, reconnaître leur légitimité. Car la morale n'est pas abstraite, pour une bonne raison :

    L'objet de notre esprit est le corps existant, et rien d'autre.

    (Spinoza, Ethique II, Démonstration prop 13)

     

     

  • Un rêve qu'il se donne ...

    Qu'est-ce que dirait

    La sinusoïde,

    S'il lui fallait cogner

    Au bas de chaque courbe

    Et regrimper à pic après le choc reçu ? (Cycloïde, Euclidiennes suite)

    En fait je m'aperçois que ce serait mieux que vous ayez les dessins de ces courbes, d'ailleurs Guillevic les place au début de chaque poème. J'ai donc essayé la fonction dessin du traitement de texte, mais Dieu me picassise, je crains de m'être emmêlé les pinceaux. Je me suis retrouvée avec un trait accroché à la souris et j'ai recopié du mieux que j'ai pu le dessin de cycloïde, telle Saint-Ex dessinant son mouton. Mais après, impossible de me défaire de ce putain de trait, d'où gribouillis informes sur la page. Je crains de n'avoir aucune autorité sur les traitements de textes. Communiquer avec un être humain, déjà c'est pas toujours facile, avec un autre vivant style animal pas gagné non plus, mais alors avec ces machins informatisés, Dieu me binarise, ça excède mes capacités. Bref j'ai fermé le fichier en n'enregistrant surtout rien de façon à désintégrer les gribouillis. Et maintenant va falloir que je me débrouille de vous décrire ces fichues courbes avec des mots. Cela dit c'est ce que fait Guillevic ...

    Bref la différence qu'il fait entre sinusoïde et cycloïde c'est que celle-ci alterne hauts et bas de façon heurtée, genre le tracé du rebond d'une balle, alors que la sinusoïde est une ondulation harmonieuse comme les vagues d'une mer calme. D'où la réponse de la cycloïde aux plaintes de la sinusoïde sur le thème « ma pauvre fille si tu étais à ma place, être cycloïde c'est pas donné aux petits bras dans ton genre, alors écrase ».

    Euclidiennes est ainsi très réussi sur le plan du montage, de l'enchaînement des poèmes/images. Autre exemple la séquence des triangles, enchaînement cinétique en anamorphose digne d'un dessin animé.

    Triangle scalène

    Bon pour danser/ Virevolter/ Sur ma base, sur mon sommet/ Sur mes côtés, mes autres angles./ C'est que je suis toujours/ Agité, tiraillé/ Par des angles, par des côtés/ Assemblés au hasard/ Et sans égalité.

    Triangle isocèle

    J'ai réussi à mettre/ Un peu d'ordre en moi-même./ J'ai tendance à me plaire.

    Triangle équilatéral

    Je suis allé trop loin/ Avec mon souci d'ordre./ Rien ne peut plus venir.

    Et pour finir en beauté l'évocation d'Euclidiennes, ces vers de Pyramide :

    Nous, figures, nous n'avons

    Après tout qu'un vrai mérite

    C'est de simplifier le monde

    D'être un rêve qu'il se donne.

  • C'est fatigant ...

    C'est fatigant dans les montées,

    C'est effrayant dans les descentes

     

    Et les sommets ne donnent,

    Aussi bien que les creux,

     

    Que l'idée de l'arrêt,

    La notion du repos.

     

    Ceci est le poème Sinusoïde, extrait du recueil Euclidiennes de Guillevic. Sans me vanter, voilà quelqu'un qui a eu une sacrée bonne idée.

    La poésie aime les images, la poésie est avant tout une contemplation. Contemplation de la nature souvent et c'est logique car la nature est un des plus courts chemins vers la perception de la vibration d'être (deus sive natura pour tout dire, c'est comme ça faut vous y faire dans ce blog échapper à Spinoza : même pas en rêve). Et c'est bien cette vibration-là qui nourrit l'écriture contemplative de la poésie, style J'ai embrassé l'aube d'été.

    La poésie a aussi de tout temps contemplé les êtres humains, dans la poésie amoureuse mais pas seulement. Et aussi les réalisations humaines, par exemple pour rester avec Rimbaud le poème Villes des Illuminations.

     

    La trouvaille de Guillevic c'est de contempler non seulement le réel (ce qu'il sait faire aussi génialement) mais les images du monde symbolique, en l'occurrence les figures euclidiennes. A vrai dire le jeune Arthur toujours lui avait quelque peu montré la route avec Voyelles. Mais ici c'est systématisé, et puis il y a le truc qui marche bien de donner la parole à ces figures, leur imaginant une vie, des pensées, considérant leur forme comme un corps vivant avec ses sensations. Et surtout je pense qu'Eugène s'est bien amusé en écrivant ces poèmes, car beaucoup d'entre eux sont assez drôles (du moins je trouve). Les lire nous remet avec lui dans l'esprit de l'enfant se racontant des histoires, reconstruisant le monde à sa mode à l'aide de ses cubes ou son meccano.

    Euh bon c'était le quart d'heure de cours sur la poésie. Effet rentrée des classes j'imagine. Prof qui n'enseigne plus, il se peut que je sois comme ces coquillages enfouis au fin fond de l'océan, qui mystérieusement ressentent les mouvements de la surface et y réagissent.

     

     

    Sinusoïde quant à elle ne cesse d'aspirer à un repos qui lui échappe toujours, embarquée la pauvre dans un mouvement alternatif qui m'évoque pour ma part, Dieu me psychanalyse, les affres de la bipolarité. Mais elle sait bien je pense que trouver ce repos, cet arrêt, serait du même coup cesser d'être ce qu'elle est. Elle est sinusoïde, c'est son destin, inutile qu'elle se rêve droite, cercle ou triangle rectangle.