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Blog - Page 481

  • M 128 217 305 (3) En chair et en os

     

    Outre ce profit que je trouve d'écrire de moi, j'en espère cet autre que, s'il advient que mes humeurs plaisent et accordent à quelque honnête homme avant que je meure, il recherchera de nous joindre (il fera en sorte que nous nous rencontrions) : je lui donne beaucoup de pays gagné (je lui épargne beaucoup de chemin), car tout ce qu'une longue connaissance et familiarité lui pourrait avoir acquis en plusieurs années, il le voit en trois jours en ce registre, et plus sûrement et exactement. ( Essais III, 9 De la vanité)

     

    Ces phrases expriment fortement l'identité de Montaigne et de son livre, le fait qu'il s'y soit mis tout entier, livré sans réticence. Au lecteur inconnu il offre l'intimité réservée aux très proches.

    C'est certes d'emblée le parti-pris des Essais, mais ce qu'il y a de nouveau au bout des presque vingt ans d'écriture, c'est la demande de réciprocité. Ici formulée de manière assez poignante il cherchera de nous joindre avant que je meure.

    S'il engage chaque lecteur honnête et suffisant dans cette démarche, c'est qu'il la sait possible depuis que Marie de Gournay l'a réalisée.

    (A vrai dire entre nous je ne sais pas comment elle a pu prendre ces phrases, qui disent quand même un peu qu'elle n'a pas suffi tant que ça).

     

    Désir de réciprocité, de présence réelle et partagée, tel est l'aboutissement. Solidarité des mots avec la chair, l'être concret.

    S'il y a quelque personne, quelque bonne compagnie aux champs, en la ville, en France ou ailleurs, sédentaire ou voyageuse, à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soient bonnes, il n'est que de siffler en paume, je leur irai fournir des Essais en chair et en os.( Essais III, 5 Sur des vers de Virgile)

     

    Cette phrase-là, mon lecteur à moi, je ne me lasse pas de la lire, elle m'émeut toujours autant. C'est d'ailleurs par elle que j'ai commencé ce blog, comme si décidément il n'y avait pas mieux à dire, pas autre chose surtout.

    Ce qui m'émeut, c'est que Montaigne donne ici au lecteur tout-venant la place qu'a occupée jadis dans son cœur et sa vie l'ami par excellence que fut La Boétie. Désormais chaque lecteur des Essais est autorisé à dire « La Boétie c'est moi ».

     

    Mais la rencontre se fait dans un climat bien différent. Union quasi mystique des âmes lors des conférences entre les deux amis (sans doute comme pour mieux se garantir contre l'attirance homosexuelle, mais ceci ne nous regarde pas). Et ici pour nous c'est chair pour chair, humeurs pour humeurs. La solennité un peu compassée de l'évocation pieuse cède la place à l'incitation au geste familier, gouailleur, enfantin, de siffler en paume. Allez-y les mecs (et les meufs), sifflez-moi, j'arriverai.

    Dieu me pétrifie : si c'est pas là par avance un pied de nez à sa statue de grand homme, hein ?

     

    Le Montaigne de trente ans de cette phrase éthérée de 128, où le corps hésite encore à se donner voix au chapitre – ce qui se fera dans l'ajout final des dernières années : c'était lui, c'était moi, leurs êtres entiers.

    Le Montaigne vieillissant de 305, si totalement présent en sa chair, si léger, si libre, si joyeux. Itinéraire humaniste d'une vie dans le temps réel. Mais l'essentiel n'est pas là.

    L'essentiel est que les deux Montaigne coexistent en M.des Essais et par lui, dans l'autre temps, celui de la création. Le chapitre Sur des vers de Virgile est conçu comme un « adieu aux dames » dans une joyeuse célébration de l'acte d'amour qui désormais n'est plus d'actualité pour lui (et il le dira avec une incroyable audace). Mais dans ces pages comme jamais, l'écrivain prend conscience de la puissance libidinale de l'écriture. A propos desdits vers de Virgile certes, mais surtout, comme en témoigne ma phrase chérie, à partir de son texte-même. En prend conscience et la met en œuvre.

    L'amour la poésie, magnifique titre d'un recueil d'Eluard. A lire le chap 305 on pourrait dire La vie les Essais.

     

    Aujourd'hui Montaigne est mort « et moi-même je ne me sens pas très bien », ne puis-je résister à dire avec l'ami Woody. Montaigne est mort, et nous mortels : vive M.des Essais ! Vive son œuvre vive à portée de notre joie de lecteurs en chair et en os, aujourd'hui.

    Faisons jouer le charme, prononçons la formule magique qui fait jaillir du vieux bouquin le génie facétieux.

    Parce qu'il s'est essayé à dire, je m'essaie à lire.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • M 128 217 305 (2) Une fille d'alliance

     

    Il arrive que la vie nous fasse des clins d'oeil. Avec humour, tendresse, ironie. C'est ce qui est arrivé un beau jour à Montaigne.

    Il explique au début du chapitre De l'amitié avoir désiré connaître La Boétie avant tout à la lecture du Discours de la Servitude volontaire. (Entre nous c'est vrai qu'il y a de quoi). Bien des années après, la vie va lui offrir si l'on peut dire la réciproque. Cette fois-ci, c'est son écrit qui provoque le désir de rencontre, dans une sorte de permutation des places.

     

    J'ai pris plaisir à publier en plusieurs lieux l'espérance que j'ai de Marie de Gournay le Jars, ma fille d'alliance, et certes aimée de moi beaucoup plus que paternellement, et enveloppée en ma retraite et solitude, comme l'une des meilleures parties de mon propre être. (…)

     

    Le jugement qu'elle fit des Essais, et femme, et en ce siècle, et si jeune, et seule en son quartier, et la véhémence fameuse dont elle m'aima et me désira longtemps sur la seule estime qu'elle en prit de moi, avant de m'avoir vu, c'est un accident de très digne considération.

    (Essais II,17 De la présomption)

     

    Le jugement qu'elle fit des Essais, femme, c'est un accident de très digne considération. Entend-il par là magnifique surprise de la vie, ou son ironie un peu vexante ? J'ai un peu l'impression qu'il pense : une femme, une petite jeune, bon tant pis c'est mieux que rien. Tout Montaigne qu'il est, ce mec vieillissant (il a 51 ans à l'époque et mourra un peu avant ses 60 ans), la qualité décisive qu'il reconnaît à cette jeune femme, c'est de s'intéresser à lui, un peu comme ferait un vulgaire vieux beau ...

     

    La différence avec un vieux beau cependant, c'est que Montaigne ne met pas son narcissisme seulement dans sa petite personne. Il y a son livre, et les deux très vite font corps. Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre ne m'a fait, livre consubstantiel à son auteur. (II,8)

    Et c'est au livre qu'il confie en fin de compte toute la profondeur et la vérité du désir de reconnaissance de l'homme qu'il est.

     

    Dans cette perspective, il fait régulièrement état, à tel détour de page, de ses doutes récurrents sur la valeur des Essais, sur la capacité de cet écrit inepte à susciter l'intérêt des contemporains, et aussi à durer un peu dans le temps pour atteindre une éventuelle postérité. Ses doutes se résument dans celui de trouver ce qu'il appelle un suffisant lecteur. Quelqu'un qui sache s'adonner tout entier à la lecture, lui rendant subtilité pour subtilité, force pour force (véhémence dit-il ici), plaisir pour plaisir.

     

    Et voilà que le suffisant lecteur s'incarne dans celle-là, une petite jeune pleine d'enthousiasme pour son écrit comme pour sa personne.

    La rencontre avec la petite Marie vient révéler à Montaigne le pouvoir, mieux, le charme de ses mots. Et surtout leur incidence dans la réalité. La possibilité de rouvrir en « parole vive » un dialogue suivi.

    L'alliance vécue avec La Boétie se renoue alors, certes autrement, moins intensément, mais se renoue quand même avec cette fille d'alliance. Une alliance dont la médiation n'est plus la culture antique, les livres des grands anciens, mais son livre à lui, son livre de lui.

     

    Lui fait livre.

  • M 128 217 305 (1) L'arche retrouvée

     

    La mort de La Boétie en 1563, lorsque Montaigne a trente ans, désenchante tout à coup pour lui le monde et la vie, radicalement.

     

    Si je compare tout le reste de ma vie (…) aux quatre années qu'il m'a été donné de jouir de la douce compagnie et société de ce personnage, ce n'est que fumée, ce n'est que nuit obscure et ennuyeuse (douloureuse). Depuis le jour que je le perdis, je ne fais que traîner languissant ; et les plaisirs même qui s'offrent à moi, au lieu de me consoler, redoublent le regret de sa perte. Nous étions à moitié de tout : il me semble que je lui dérobe sa part.

    (Essais I,28 De l'amitié)

     

    Ne nous y trompons pas, ce n'est pas de la littérature, du romantisme avant l'heure. Vu la pudeur et la distance constantes dans l'écriture des Essais, l'irruption de ces mots intenses donne la mesure de l'effondrement, de la dévastation de Montaigne. Il n'a soudain plus personne avec qui parler, à qui se livrer, qui lui soit un répondant en intelligence, en cœur, en flamme.

    Alors il va chercher à reconstruire le dialogue perdu : c'est peu après la mort de La Boétie qu'il commence à annoter ses livres et à pratiquer avec les grands auteurs anciens un autre mode de l'art de conférer, qui fut le grand bonheur de cette amitié. Ces auteurs étaient les objets privilégiés des échanges avec La Boétie. Lui est disparu, mais les livres sont toujours là. Ils constituent, osons le mot, un "objet transitionnel" par lequel Montaigne intègre la perte de l'ami.

     

    De cette activité d'annotation naîtra quelques années après (1571) le projet explicite d'écriture, le début de la longue création de vingt ans d'essais. Création par laquelle Monsieur des Essais s'extirpera lentement, comme d'une chrysalide, du deuil vécu par Montaigne.

    Alors lui viendront les mots pour le dire.

     

    Au demeurant, ce que nous appelons amis et amitiés, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié de quoi je parle, elles se mêlent et se confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel, qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens bien que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant « parce que c'était lui, parce que c'était moi ».

    (Essais I,28 De l'amitié)

    Si ces lignes sont si marquantes, c'est qu'elles sont gagnées sur l'indicible, sur le « cela ne se peut exprimer ». Montaigne n'a rajouté la célèbre formule finale que longtemps après le début du paragraphe. (Au plus tôt quatre ans avant sa mort, puisqu'on ne les trouve que dans l'édition posthume de 1595, le début figurant dans l'édition de 1580). Comme s'il lui avait fallu laisser les mots longuement cristalliser en lui.

     

    Parce que c'était lui, parce que c'était moi.

    Remarquons bien que cette formule modifie le début du paragraphe plus qu'elle ne le prolonge. Elles se mêlent et se confondent, un mélange si universel, elles effacent la couture : toutes expressions d'une fusion totale, d'une « unanimité », de la participation à un seul et même être.

    Dans cette logique, Montaigne aurait alors dû écrire quelque chose comme : "parce que c'était nous" ou  "parce que nous étions nous".

     

    Mais finalement ce qui lui vient sous la plume parle non de fusion, de communion, mais d'une alliance où chacun conserve son identité propre. Et même davantage, l'alliance consiste à affirmer l'unicité de chacune des personnes. Chacun dans cette alliance devient qui il est, irréductible à l'autre. 

    Parce que c'était lui, parce que c'était moi.

     

    Formule solennelle, quasi sacramentelle, et pourtant très simple. Construite telle une arche sur l'architecture de deux propositions jumelles accolées en vis à vis.

    L'arche des mots immortels de M. des Essais où perdure l'alliance vécue jadis par deux amis nommés Montaigne et La Boétie